C’est depuis l’Espagne que Guillaume Soro a annoncé, le 12 octobre, qu’il briguerait la magistrature suprême en 2020. Il est le premier poids lourd à sortir du bois, mais peut-il vraiment l’emporter ?
Guillaume Soro est à cran. Au téléphone, cela s’entend, il est irrité, énervé. Restés à Abidjan, certains de ses proches s’interrogent. Ils le connaissent bien, nul doute qu’il se passe quelque chose. Mais ils sont loin de l’Europe, où leur chef vit depuis près de six mois, et Guillaume Soro ne leur dit rien.
C’est par l’écran de leur smartphone dernier cri qu’ils apprennent la nouvelle, le 12 octobre. L’image est mal cadrée, la connexion parfois capricieuse, mais depuis la Côte d’Ivoire c’est la seule façon de suivre en direct le dernier « crush » de leur patron. Le « crush », c’est le nouveau nom tendance donné par Guillaume Soro à ses meetings en forme de séances de questions-réponses. Est-ce le Soro guerrier qui veut écraser (to crush, en anglais) l’adversaire qui va apparaître ? Ou le Guillaume charmeur venu séduire l’assistance (un « crush », chez les ados) ? Un peu des deux, peut-être. L’ambitieux sait qu’en politique il faut subtilement mêler les sentiments.
« Je serai candidat »
Après Paris, en septembre, c’est cette fois à Valence, en Espagne, qu’est l’ancien président de l’Assemblée nationale. Son visage rond et pixélisé se dessine : « [En 2020], moi, je serai candidat. » Pas de déclaration solennelle, pas de grande interview, pas de rassemblement historique, juste quatre petits mots pour l’objectif d’une vie. Décidément, cet homme-là ne fait rien comme tout le monde.
Depuis des mois, tous les quinze jours, ses proches nous annoncent qu’il est candidat
« C’est un non-événement. Depuis des mois, tous les quinze jours, ses proches nous annoncent qu’il est candidat », balaie Mamadou Touré, le porte-parole du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel. Certes, les prétentions de cet homme pressé étaient un secret mal gardé. Mais là, c’est dit. En ces temps de crispations, où chacun s’observe sans se découvrir, voilà l’un des acteurs majeurs de la politique ivoirienne officiellement dans la course à la présidentielle d’octobre 2020. À 47 ans, cet impatient qui a été chef d’une rébellion à 30 ans, Premier ministre à 34 ans et président d’institution à 39, n’a plus qu’une marche à gravir. Il se dit « vieux », riant de ses « cheveux gris » : en Côte d’Ivoire, le droit d’aînesse est sacré.
« Cette annonce a peut-être été un peu précipitée, euphémise l’un des lieutenants de Guillaume Soro. Il avait prévu de la faire plus tard, mais il a été contraint de se dévoiler un peu plus tôt que prévu. » C’est bien cela qui, ces derniers jours, a rendu ce fin politique si irascible : une mésaventure obscure et rocambolesque. Encore une.
Tentative d’arrestation
Il la dévoile à son public de la petite salle de Valence – même à ses proches, il n’avait rien dit. Trois heures du matin, l’hôtel El Palace, en plein cœur de Barcelone, les six hommes habillés du rouge et noir des policiers catalans qui frappent à la porte, la tentative d’arrestation, lui qui refuse de les suivre, eux qui finalement repartent. La scène est étrange, l’affaire nébuleuse. Qui étaient ces hommes ? Pour qui agissaient-ils ? Guillaume Soro assure avoir échappé de peu aux barreaux. « Maintenant qu’il est candidat, ce ne sera plus aussi simple de l’arrêter ! Alassane Ouattara voudrait-il faire de Soro le prochain Khalifa Sall ou le futur Maurice Kamto ? » s’emporte un de ses proches.
Ce n’est pas la première fois que l’ancien chef rebelle échappe à une interpellation. Le dernier épisode, tout aussi rocambolesque, remontait à 2015, lorsque Guillaume Soro, encore président de l’Assemblée nationale, avait dû se cacher plusieurs jours en France pour échapper à un mandat d’amener délivré par la justice française pour une vieille affaire l’opposant à Michel Gbagbo, le fils de Laurent Gbagbo. Seule l’intervention d’Alassane Ouattara en personne et l’affrètement d’un avion de la présidence ivoirienne au milieu de la nuit avaient permis au suspect de quitter la France. Il y a aussi eu ce mandat d’arrêt international, délivré en 2016 par le Burkina Faso dans l’affaire du putsch manqué l’année précédente. Alassane Ouattara s’était alors démené auprès de son homologue Roch Marc Christian Kaboré, et la notice avait été opportunément annulée « pour vice de forme ».
Mais ce coup-ci, c’est différent. L’entourage de Guillaume Soro assure que le commanditaire se trouve au sein même des autorités ivoiriennes. « L’ordre est venu du bureau d’Interpol à Abidjan, affirme Meïté Sindou, un proche conseiller de Guilllaume Soro. Les policiers espagnols ne savaient même pas à qui ils avaient affaire ! On leur avait parlé d’un terroriste. Ils ont découvert une fois à l’hôtel que c’était un ancien Premier ministre ! »
Le gouvernement ivoirien a catégoriquement démenti. « Cela ne vient pas de nous », affirment en chœur tous les ministres. « C’est de l’affabulation pure et simple, comme Soro la pratique souvent. Il doit chercher la cause de ses malheurs ailleurs ! », s’énerve l’un des responsables des services de renseignement ivoiriens. Sollicités, ni Interpol, ni l’hôtel El Palace, ni les autorités espagnoles n’ont souhaité réagir. « Comme toujours, Guillaume cherche à se victimiser. C’est sa seule stratégie », déplore Mamadou Touré, porte-parole adjoint du gouvernement.
Peur de l’empoisonnement
Certains le qualifient de paranoïaque. Mais chez « Bogota », comme il est surnommé depuis ses premières années de militantisme, la méfiance est un art de vivre. L’ancien chef rebelle sait qu’il faut toujours être sur ses gardes. À l’école de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci), qu’il a dirigée de 1995 à 1998, il a appris à brouiller les pistes. Changer de planque, ne jamais dévoiler son agenda, se travestir… Lorsqu’il est en Côte d’Ivoire, il ne dîne plus jamais à l’extérieur et fait goûter ses plats, par peur de l’empoisonnement. Les hommes qui assurent sa protection sont de vieux compagnons triés sur le volet. On n’est jamais trop prudent lorsqu’on a réchappé à plusieurs tentatives d’assassinat.
Guillaume Soro en est persuadé, tout est bon pour l’empêcher d’être candidat. Un temps, les autorités ivoiriennes ont envisagé un ajustement de la Constitution pour introduire un âge minimal ou un quota de parrainages d’élus pour pouvoir briguer la présidence. Mais cette piste ne serait plus privilégiée. Désormais, selon plusieurs sources de haut niveau, c’est le montage ou l’exhumation de dossiers judiciaires qui est étudié pour briser les ambitions du quadragénaire. « Nous avons des informations précises et des témoignages nous assurant qu’au plus haut sommet de l’État certains cherchent à lui mettre sur le dos des tentatives de déstabilisation du pays », assure Meïté Sindou.
Relance du mandat d’arrêt burkinabè ou nouvelles affaires ? Au sein du pouvoir ivoirien, on accuse Guillaume Soro de préparer quelque chose. « En connexion avec Moustapha Chafi [ancien conseiller spécial de Blaise Compaoré et ami de Soro] et des groupes jihadistes, Soro prépare un mauvais coup contre la Côte d’Ivoire », titrait en juin Le Patriote. Venant du quotidien appartenant à Hamed Bakayoko, le ministre de la Défense, la une avait relancé les craintes dans le camp de l’ancien patron des Forces nouvelles. « Ce régime ne lance pas de fatwa ! » assure le responsable du renseignement ivoirien cité plus haut.
Une chose est certaine : les deux camps sont à couteaux tirés. Né avec les mutineries de 2017, derrière lesquelles l’entourage du président ivoirien a vu la main de Guillaume Soro, le ressentiment s’est transformé en inimitié. Après avoir quitté le parti présidentiel, l’ancien allié a été contraint d’abandonner son fauteuil de président de l’Assemblée nationale, qu’il occupait depuis 2012, et a vu son dernier proche, Sangafowa Coulibaly, sortir du gouvernement au début de septembre. « Il quitte le parti présidentiel ? Il quitte les fonctions gagnées grâce à nous et les avantages qui y sont liés », rétorque un ministre.
Guillaume a oublié combien de fois le président lui a sauvé la mise ces dernières années
Hier encore quatrième personnage de l’État, le voilà redevenu simple député. Chez ses partisans, on regrette « l’ingratitude » du chef de l’État. « Sans Guillaume, il ne serait pas au palais présidentiel. En 2011, nous avons risqué nos vies pour lui et ses ministres, dont certains étaient cachés sous leur lit alors qu’on prenait les plus grands risques », lâche un proche de Soro. « Guillaume a oublié combien de fois le président lui a sauvé la mise ces dernières années. Il devrait être un peu plus reconnaissant, rétorque un conseiller d’Alassane Ouattara. Guillaume veut être candidat ? Libre à lui ! Il en a le droit. Le président a dit et répété que tous ceux qui souhaitaient se présenter pouvaient le faire. »
Pourtant, la plupart des ponts sont bien coupés entre les deux hommes. Ils ne se parlent plus – sauf pour échanger des civilités –, et les médiateurs sont devenus rares. L’ancien président nigérian Olusegun Obasanjo ? Il a été jugé trop proche de Soro, dont il est l’un des protecteurs. Cheick Boikary Fofana, le chef des imams ivoiriens ? Trop proche d’Alassane Ouattara. Même Blaise Compaoré, l’ex-président burkinabè, proche des deux hommes, a du mal à être entendu. Seul Macky Sall, le chef d’État sénégalais, semble encore en mesure de calmer le jeu.
Fâché avec son « mentor » Alassane Ouattara, Guillaume Soro soigne ses relations avec Henri Konan Bédié, avec lequel il est allé tirer quelques bouffées de cigare dans son appartement parisien, en septembre. Il travaille à un rapprochement avec Laurent Gbagbo, l’ancien président dont il était Premier ministre. Avant que Guillaume Soro fasse arrêter Laurent Gbagbo dans sa résidence présidentielle bombardée, les deux hommes s’appréciaient.
Vieux logiciel
L’ex-chef rebelle n’a jamais coupé les liens avec certains membres de sa mouvance, comme son ancien ministre de la Jeunesse, Charles Blé Goudé. Il a continué d’appeler son ancien copain de chambrée à l’université et adjoint à la Fesci durant ses cinq années d’incarcération à la Cour pénale internationale (CPI). Désormais, une visite à La Haye, où vit Charles Blé Goudé, ou à Bruxelles, où réside l’ancien président (tous deux sont en liberté conditionnelle depuis leur acquittement, en janvier), n’est plus complètement exclue.
« Si je gagne au premier tour, honnêtement, je serai content. Mais s’il y a un deuxième tour, c’est là que les partis d’opposition vont se réunir pour dire qui aura le plus de points et qui aura le soutien des autres », a déclaré Soro à Valence, s’inscrivant dans l’alliance « tout sauf Ouattara ». Dans les rangs du pouvoir, on assure pourtant que l’ancien ami passé à l’ennemi ne fait pas peur. « Guillaume Soro, c’est rien. Pour nous, il n’existe même pas. Il y a les fantasmes et il y a les faits, tacle un important ministre. Il s’agite beaucoup sur les réseaux sociaux, mais que pèse-t-il réellement ? Lorsqu’il nous a quittés, personne ne l’a suivi. Il n’est entouré que de son petit cercle de fidèles, qui en plus se livre une guerre interne. Et les dernières élections ont révélé son peu d’ancrage sur le terrain : il a envoyé une cinquantaine de candidats aux municipales, mais moins de cinq ont été élus. »
Chez Ouattara, ils ont un vieux logiciel. Nous, nous faisons de la politique autrement
Dans les rangs de Guillaume Soro, on concède que les derniers temps n’ont pas toujours été faciles, mais on assure qu’il n’est pas question de faire de la figuration. « Chez Ouattara, ils ont un vieux logiciel. Nous, nous faisons de la politique autrement », explique l’un de ses conseillers, qui reconnaît que son chef s’inspire des méthodes d’Emmanuel Macron. Son équipe est en contact avec certains des artisans de la campagne du chef d’État français. « Les nôtres sont un peu partout sur le terrain, ils entendent la colère contre le pouvoir en place, et beaucoup nous rejoignent. » Populaire chez les jeunes mais détesté par une partie de la population, tactique mais sans parti politique, originaire du Nord musulman mais chrétien et marié à une femme du Sud-Ouest… Difficile de mesurer ce que pèse réellement l’enfant de Ferkessédougou. Face à lui, nul ne dit s’alarmer d’un danger Soro.
« Depuis six mois, il est absent du pays. Sans argent, déprimé, il s’enivre à longueur de journée », assure un membre du cabinet présidentiel. « Qu’il rentre seulement, et on verra ! » Rendez-vous est pris. Guillaume Soro a prévu d’organiser prochainement la convention de son tout nouveau mouvement politique, le Groupement populaire de solidarité (GPS). Là-bas, il annoncera à nouveau sa candidature. Avec les formes cette fois. « Il sera de retour avant la fin de l’année et créera la surprise, rit un de ses lieutenants. Il tenait à faire un cadeau de Noël à Alassane Ouattara ! »
Globe-trotteur
Guillaume Soro aime entretenir le secret sur ses déplacements. Après la France, où il possède plusieurs pied-à-terre (il est notamment propriétaire d’un appartement à Neuilly-sur-Seine, en région parisienne), la Turquie et l’Espagne, il a prévu de se rendre à Londres, au Royaume-Uni et à Milan, en Italie, avant de regagner la Côte d’Ivoire. En revanche, après l’annulation de son visa diplomatique, il ne pourra se rendre aux États-Unis, comme il le souhaitait.