À un peu plus d’un an de la présidentielle ivoirienne de 2020, le chef de l’État Alassane Ouattara entretient le mystère sur ses intentions.
« Le président ne veut pas qu’on parle de lui. » En chœur, ses plus proches font passer l’étrange message. « Il n’en voit pas l’intérêt », explique l’un. « Ce n’est pas le moment », assure l’autre. « Et pour dire quoi ? » tente de dissuader un troisième. « Non, vraiment, Alassane ne souhaite pas que l’on écrive sur lui. »
L’homme le plus puissant de Côte d’Ivoire est pourtant rompu aux premiers rôles et aux pleines lumières. Et il ne peut ignorer que son vœu est destiné à rester pieux. Cela semble être la marque d’Alassane Ouattara. Alors que la scène politique ne cesse de se tendre, il se veut discret. Quand beaucoup rêvent d’en découdre, il demeure en retrait.
Un peu plus d’un an avant la fin de son mandat, le président se retire-t-il à petits pas ? À l’inverse, cherche-t-il à dissimuler des ambitions risquées ? Ou est-il d’une extrême prudence, à l’heure des incertitudes ? À Abidjan, beaucoup guettent un signe à décrypter.
Stratège, méticuleux et appliqué
Chaque matin depuis huit ans, l’écho des sirènes hurlantes annonce le passage du convoi présidentiel. Alassane Ouattara s’est levé tôt, avec le jour. Patiemment, il a écouté les nouvelles à la radio, attendu 7 heures pour passer les premiers appels, puis voici son cortège qui s’élance, empruntant toujours le même chemin. Depuis la Riviera, il serpente le long de la lagune. À gauche, on aperçoit le troisième pont, inauguré à la fin de 2014.
Les voitures filent, remontent le boulevard de France, désormais prolongé, puis plongent vers le Plateau. Avant d’arriver au Palais, il reste à longer la baie de Cocody sous le vacarme de ses engins de chantier. Là, Alassane Ouattara a imaginé une grande marina : restaurants, centres commerciaux, port… Au pied des grandes tours, le cœur d’Abidjan doit faire peau neuve juste à temps pour la prochaine présidentielle. Dans l’intimité de sa berline aux vitres teintées, il observe cette ville en train de se réinventer. Ces ponts, ces routes… Ce sont les traces qu’il laissera pour toujours derrière lui.
Laurent Gbagbo était débonnaire et sympathique, mais c’était la pagaille, le Palais était ouvert à tous les vents. Dès son arrivée, Ouattara a décrété la fin de la récré
L’ancien haut fonctionnaire en est persuadé. Depuis Félix Houphouët-Boigny, le premier dirigeant du pays, nul n’a fait autant que lui. Héritier d’un pays épuisé par une décennie de crise, il a voulu remettre de l’ordre. « Laurent Gbagbo était débonnaire et sympathique, mais c’était la pagaille, le Palais était ouvert à tous les vents. Dès son arrivée, Ouattara a décrété la fin de la récré, rapporte un ministre. Et cela ne s’est jamais relâché. Chez lui, on peut venir en short, décontracté. Mais au Palais, l’ambiance est studieuse, on se vouvoie, et gare à celui qui oserait porter un costume dépareillé ! »
L’austérité règne désormais autour du bureau du premier étage, son occupant y est concentré. En presque deux mandats, l’ancien économiste, passé par la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) et le FMI, a relancé la croissance jusqu’à des niveaux records, a fait revenir les investisseurs et rendu à la Côte d’Ivoire sa position d’acteur incontournable du continent.
Alors, non, le libéral n’a pas admis les grèves des fonctionnaires. N’avait-il pas relevé leurs salaires ? Il n’a pas compris les revendications des enseignants. Ne vivent-ils pas mieux qu’avant ? À peine entend-il le mal-être de certains planteurs, les difficultés de petits employés, le ras-le-bol face à la corruption. « Depuis notre arrivée, nous avons tant fait, tant travaillé ! Rendez-vous compte ! » s’agace un ministre. Le peuple serait-il ingrat ? Le tumulte du pays peine parfois à traverser les ors et les bois précieux des murs du palais.
Déstabilisations
Stratège, méticuleux et appliqué, le président s’est parfois fait surprendre par des mécontents qu’il n’avait su entendre. Comme en 2016, lorsque la deuxième plus grande ville du pays, Bouaké, s’est enflammée après que les prix de l’électricité ont augmenté au lendemain de sa réélection.
Comme en 2017, lorsque des militaires se sont par deux fois mutinés, faisant trembler le régime. Le chef de l’État n’avait rien vu venir. Depuis, il a admis avoir été mal conseillé, sans que des sanctions internes soient prises, et a conclu à une mauvaise communication. « S’ils ne sont pas contents, c’est parce que nous ne nous sommes pas compris », sous-titre le même ministre. La pédagogie : voilà le maître-mot de la fin de ce deuxième mandat.
Le président ne comprend pas Guillaume. Il veut le pouvoir ? Il est si impatient !
Mais les cicatrices sont là, qui n’ont jamais su se refermer. Ces soubresauts ont lancé la bataille pour l’après-Ouattara. « Bien trop tôt », selon celui-ci. Ils ont annoncé la rupture, au début de 2019, entre Guillaume Soro et le premier cercle du chef de l’État, persuadé que l’ancien rebelle avait orchestré ces déstabilisations. « Le président ne comprend pas Guillaume. Il veut le pouvoir ? Il est si impatient ! rapporte un conseiller d’Alassane Ouattara. Le chef de l’État est comme un père face à son ado turbulent. Il est en colère, mais lui conserve une certaine tendresse. »
Menacé, trahi, le président n’a cessé depuis de se replier sur son premier cercle. Téné Birahima Ouattara, son petit frère et ministre des Affaires présidentielles, titre aussi secret que les missions qui lui sont confiées, Amadou Gon Coulibaly, le Premier ministre et historique bras droit, Hamed Bakayoko, le ministre de la Défense devenu indispensable. On est loin de la large coalition dont le chef de l’État disait rêver.
Divorce avec Henri Konan Bédié
Quinze ans après le début de l’union avec Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara voulait une grande formation houphouëtiste avec ses « cousins » du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). Face aux partisans de Laurent Gbagbo, cela aurait été l’assurance d’une victoire en 2020 – et même pour les cinquante prochaines années, fantasmait-il publiquement. En 2014, « l’appel de Daoukro », lancé depuis le fief de l’ex-président, en était la promesse. Mais entre Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié, au moins aussi rivaux qu’alliés, les vieux démons ont fini par ressurgir.
Le président n’a jamais eu une grande estime pour son ancien allié du PDCI, qu’il considère comme un vieil homme vénal et prétentieux
Le président ne se faisait plus vraiment d’illusions. Ce 8 août 2018, lorsque Henri Konan Bédié passe la porte de sa résidence à la Riviera, Alassane Ouattara sent bien que leur divorce est inévitable. Fidèle à ses habitudes, le vieux sphinx multiplie les « petites piques qui font mal », selon les mots d’un fin connaisseur des deux hommes. Il lui donne du « Alassane » et le tutoie. Le chef de l’État est ulcéré, le vouvoiement qu’il accorde à son aîné ne cache pas sa colère. L’entretien est glacial et expéditif.
« Bédié ne se battait pas pour qu’un homme de son parti soit candidat, il se battait pour lui-même », assure un conseiller du président. Bédié a publiquement démenti vouloir se présenter mais, dans le camp adverse, on assure voir clair dans son jeu. « Il a annoncé à Alassane Ouattara sa candidature à la présidentielle de 2020 et a réclamé son soutien. C’était inacceptable. La ligne rouge était franchie. » « À 85 ans, tout de même, c’est du délire ! » renchérit un autre.
Contre-offensive
Ce n’est pas qu’Alassane Ouattara ait eu une grande estime pour son ancien allié, qu’il considère comme un vieil homme vénal et prétentieux, « un peu gâteux », qui « ment » à son sujet et « le traîne dans la boue ». Il n’a jamais oublié le Bédié des années 1990, prêt à agiter le concept d’« ivoirité » pour le disqualifier. « Le président est bien plus furieux contre Bédié qu’il l’a jamais été contre Gbagbo », affirme un proche.
Au début de mai, les propos du sphinx sur les étrangers, passés d’abord inaperçus puis opportunément dénoncés par le gouvernement, n’ont fait que renforcer les crispations. « Quand Bédié nous ressort ses vieux refrains, c’est la preuve qu’il n’a jamais changé, estime un cadre du parti présidentiel. Dans le fond, c’est une bénédiction. Quoi de mieux que cette vieille rengaine pour resserrer nos rangs ? »
Alors le chef de l’État a lancé la contre-offensive. Bédié ne veut pas d’un parti unifié ? Qu’à cela ne tienne, Ouattara va lui prouver qu’il n’a pas besoin de lui. C’est dans les rangs mêmes du PDCI qu’il décide de recruter pour son tout nouveau Rassemblement des Houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Des menaces aux appâts, notamment financiers, tous les moyens seront bons.
Pour 2020, la messe est dite
Les négociations sont parfois rudes, comme avec Jeannot Ahoussou-Kouadio, le président du Sénat, dont le ralliement n’a été acté qu’au début de juin, mais désormais « la mission est accomplie », aux yeux du président. « Nous maîtrisons le Nord. Dans le Sud, nous avons Daniel Kablan Duncan [le vice-président] et Patrick Achi [le secrétaire général de la présidence]. Dans le Centre, c’est Ahoussou-Kouadio, et dans l’Ouest, il y a Mabri Toikeusse [le ministre de l’Enseignement supérieur et président de l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire – UDPCI]. Pour 2020, la messe est dite », jubile le cadre du parti déjà cité.
Qu’importent les récents rapprochements entre Bédié et Soro, puis entre Bédié et Gbagbo. « L’hypothèse de leur alliance ne nous fait pas peur. Que pèsent-ils sur le terrain ? Rien ou pas grand-chose. Ce serait l’union des bras cassés », rit l’un des stratèges du camp présidentiel, brandissant les résultats des dernières municipales – boycottées par une partie de l’opposition.
Trouver un dauphin ?
Mainmise sur les principales institutions, réforme polémique de la Commission électorale indépendante (CEI)… Au sein du parti au pouvoir, on balaie les accusations de verrouillage en vue du prochain scrutin. On affiche sa confiance et on l’assure : le président est serein.
Trop peut-être. La machine RHDP est en marche mais, chacun le sait, une élection n’est pas qu’affaire de comptabilité. Le chef de l’État se cherche désormais un candidat. À plusieurs reprises, il a dit son souhait de transmettre le pouvoir à une « nouvelle génération », à une équipe qu’il aimerait voir menée par Amadou Gon Coulibaly, fidèle parmi les fidèles depuis plus d’un quart de siècle. Ce n’est plus vraiment un secret. Pas plus que les doutes qui ont émergé autour du manque d’aura du Premier ministre.
Après avoir assuré qu’il ne se représenterait pas, Alassane Ouattara a fait machine arrière, agitant le spectre d’un troisième mandat
Le risque d’un scénario à la congolaise, où Joseph Kabila n’a pu que constater la défaite de son poulain, Emmanuel Ramazani Shadary, effraie sur les bords de la lagune. « Dans l’esprit du chef de l’État, toutes les hypothèses sont encore sur la table », assure-t-on au Palais. Alors cela pourrait-il être un autre ? Ou bien tout simplement lui ?
À Abidjan, les pronostics vont bon train. « Je parie 70/30 ! 70 % de probabilités qu’il parte, 30 % qu’il reste », avance un militant de la première heure. « 95/5 ! » se risque un autre. Après avoir assuré qu’il ne se représenterait pas, Alassane Ouattara a fait machine arrière, agitant le spectre d’un troisième mandat. « Il annoncera sa décision dans un an », promet un proche conseiller.
Si ses adversaires dénoncent un maintien au pouvoir immoral, ses partisans rappellent que cela serait légal. Rares pourtant sont ceux qui y croient réellement. « Lorsqu’il a dit qu’il ne se représenterait pas, ça a été la foire d’empoigne. Il n’a pas d’autre choix que de laisser planer cette menace, sous peine de perdre toute autorité. »
Mémoires
À 77 ans, le président éprouve désormais une certaine lassitude. Qui se souvient encore qu’en 2015, il souhaitait passer la main avant la fin de son mandat ? « À plusieurs reprises, il a vraiment songé à démissionner. Il en avait ras-le-bol. Un jour où la situation politique était difficile et où, en plus, il était enrhumé, il m’a dit : “Si c’est comme ça, qu’ils se débrouillent, je pars !” se souvient l’un de ses amis. Je lui ai dit de se reposer, de prendre conseil auprès de ses pairs de la sous-région. Après une bonne nuit de sommeil, son rhume était passé et il avait retrouvé l’envie de diriger. »
Ouattara ne veut pas partir, chassé par son peuple ou par des militaires, à bord d’un avion des forces spéciales françaises
Parfois, au bord de sa piscine, Alassane Ouattara fait quelques confidences. L’homme est décontracté, jovial, assez éloigné du président sévère que l’on croise au Palais. Marqué récemment par plusieurs décès et maladies dans sa famille, il raconte comment il imagine « l’après ». Entre les plages d’Assinie et sa maison française de Mougins, il se voit en vieux sage consulté par les grands de ce monde. « Il ne veut pas partir, chassé par son peuple ou par des militaires, à bord d’un avion des forces spéciales françaises », confie un proche. Il a même prévu de rédiger ses Mémoires, décidément hanté par la trace qu’il laissera dans l’histoire de la Côte d’Ivoire.
« Il veut quitter la présidence en 2020, assure son ami. Mais on ne sait jamais, des circonstances exceptionnelles pourraient le contraindre à se représenter. » Quand on est président, les tentations sont légion. Restent toujours l’insistance de l’entourage, la peur de perdre les privilèges, le vertige du départ. Et l’ivresse du pouvoir, qui atteint parfois jusqu’au plus sobre des hommes.
Une décrispation grâce aux femmes ?
Cela fait près d’un an qu’Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié ne se sont pas parlé, mais leurs femmes, elles, cultivent leur entente. Elles se téléphonent et se voient. Alors que les relations étaient déjà glaciales entre leurs conjoints, elles avaient convié les photographes à immortaliser leur propre proximité lors d’un repas en novembre. Entre les deux épouses, le courant passe bien. « C’est par elles que pourrait venir la décrispation », croit savoir un observateur.
Amitiés choisies
De sa carrière de haut fonctionnaire international, Alassane Ouattara a gardé certaines de ses plus grandes amitiés. Le Français Michel Camdessus, ancien patron de Ouattara au FMI, est depuis les années 1980 l’un de ses amis les plus proches. Parmi les intimes figurait également Djibril Sakho, décédé en mai, avec lequel le chef de l’État avait travaillé à la BCEAO. Le président garde également des relations, quoique moins étroites, avec le Gabonais Alexandre Barro-Chambrier ou encore avec Karnit Flug, l’ex-gouverneure de la Banque centrale d’Israël, qu’il a connue au FMI.