« Ventes d’armes : les derniers barons du marché africain » (3/3). Entre 2016 et 2022, ce Franco-Libanais d’origine arménienne était le principal intermédiaire dans les achats des ministères burkinabè de l’Intérieur et de la Défense. Proche de l’ancien président Kaboré, il a fui sitôt celui-ci renversé.
DANS CE DOSSIER
Marchands d’armes : enquête sur les trois figures-clé d’un business opaque
Le sort de Roch Marc Christian Kaboré n’est pas encore scellé quand Rafi Dermardirossian embarque à bord d’un vol d’Air Burkina pour Niamey, au Niger. Depuis l’aube de ce dimanche 23 janvier, des éléments des unités Cobra (des forces spéciales de l’armée de terre) ont pris possession de plusieurs édifices militaires de Ouagadougou. Leur objectif : renverser le chef de l’État. À la nuit tombée, un convoi sortant de son domicile privé est pris pour cible par les mutins. Deux gendarmes de la sécurité présidentielle sont gravement blessés. L’un perd un doigt. Introuvable, Kaboré se cache dans l’enceinte de la base de l’Escadron de sécurité et d’intervention (ESI) de la gendarmerie, une unité spéciale chargée de la protection des personnalités, située dans le quartier de Karpala. Il acceptera de démissionner le lendemain. À ce moment-là, Rafi Dermardirossian est déjà loin. De Niamey, le courtier en matériel de sécurité et de défense a pris un vol pour Beyrouth, au Liban, où il réside actuellement.
Ce Franco-Libanais d’origine arménienne âgé de 45 ans était installé dans la capitale burkinabè depuis une dizaine d’années. Sa villa, dans le quartier de Ouaga 2000, était un lieu de rendez-vous apprécié des hommes politiques et d’affaires du pays qui aimaient venir s’y détendre. En fin de semaine, il n’était pas rare d’y croiser Roch Marc Christian Kaboré en personne, une coupe de champagne à la main. Au fil des années, les deux hommes sont presque devenus des amis.
De Compaoré à Kaboré
Le négociant fait ses premières affaires au Burkina sous le mandat de Blaise Compaoré. Il se rapproche de son épouse Chantal, qui l’introduit dans les plus hautes sphères de l’État. Rafi n’est pas encore un vendeur d’armes. C’est un homme d’affaires assez quelconque qui pratique notamment le commerce de tissus. « C’était le “bon petit” de Chantal, qui lui a permis d’avoir ses premiers marchés », raconte l’un de ses anciens amis.
Par le biais de la première dame, il fait la connaissance d’une autre « femme de » : Sika Bella Kaboré. Togolaise, elle est mariée depuis 1982 à Roch Kaboré, qu’elle a rencontré à Lomé. Employée de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) à Ouagadougou, elle assiste à l’ascension fulgurante de son époux au sein du régime de Blaise Compaoré – ministre, Premier ministre, président de l’Assemblée nationale et patron du Congrès pour le progrès et la démocratie (CDP, alors au pouvoir). Et elle fréquente régulièrement Chantal Compaoré.
SA MONTÉE EN PUISSANCE EST UN SYMPTÔME ASSEZ CRIANT DE LA FAIBLESSE DE L’ENTOURAGE PRÉSIDENTIEL BURKINABÈ »
Entre Sika et Rafi, le courant passe bien. Le Franco-Libanais est naturellement amené à rencontrer Roch, avec lequel il se liera d’amitié lorsque ce dernier deviendra chef de l’État en 2015. Entre temps, Rafi a commencé à se mêler des affaires sécuritaires. Il s’est d’abord spécialisé dans la fourniture d’équipements de maintien de l’ordre, jouant le rôle d’apporteur d’affaires pour des sociétés turques au Sahel. Il a monté sa propre structure, Aranko Security, et a signé son premier contrat lors de la transition consécutive à la chute de Blaise Compaoré fin 2014 : des armes légères et du matériel de protection balistique pour le ministère de la Sécurité.
« Rafi a profité du développement de la menace jihadiste et du vide sécuritaire autour de Kaboré pour s’imposer. Sa montée en puissance est un symptôme assez criant de la faiblesse de l’entourage présidentiel burkinabè« , estime une source sécuritaire française.
L’homme d’affaires a notamment bénéficié de quelques soutiens de poids dans l’entourage du président, comme le ministre de la Défense Chérif Sy et le colonel-major Jean-Baptiste Parkouda, directeur central de l’intendance militaire.
Soupçons de blanchiment
Entre 2016 et 2022, il devient l’un des principaux intermédiaires dans les achats des ministères de l’Intérieur et de la Défense, signant pour plusieurs dizaines de milliards de F CFA, au grand dam de ses concurrents, français notamment. Il facilitera, par exemple, l’achat pour les forces armées de fusils automatiques à une société serbe, Beatronic Supply Doo. L’une des transactions financières entre ce spécialiste en matériel militaire et Aranko Security, portant sur 60 millions de F CFA, sera épinglée par le Trésor américain en mars 2017 pour des soupçons de blanchiment.
SON MANQUE DE DISCRÉTION COMMENCE À AGACER CERTAINS MEMBRES DU GOUVERNEMENT
Personnage haut en couleur, hâbleur et oiseau de nuit vivant entre Ouaga et Monaco, où se trouvent une partie de ses actifs, Rafi Dermardirossian devient un rouage important du système Kaboré. Il bénéficie d’un passeport diplomatique et participe à de nombreux voyages officiels, payant même parfois de sa poche les factures d’hôtel de la délégation burkinabè. Son manque de discrétion commence alors à agacer certains membres du gouvernement qui tentent de le rappeler à l’ordre. En vain. L’homme au crâne dégarni et à la barbe poivre et sel semble alors intouchable.
Selon une source proche des services de renseignements français, Rafi aurait, à l’occasion de la signature de certains contrats, versé des commissions à plusieurs proches de Roch Kaboré. Sommes qui auraient également servi au financement du Mouvement du peuple pour le progrès (MPP, le parti présidentiel).
Pourtant, à Ouagadougou, Rafi Dermardirossian serait encore inconnu du grand public s’il n’avait été au cœur de l’un des gros scandales militaires de l’ère Kaboré. En octobre 2019, Vladimir Poutine convie une quarantaine de chefs d’État africains à Sotchi. Le négociant en matériel militaire accompagne le président Roch. Le sommet est l’occasion de conclure des contrats. La Russie doit notamment livrer des hélicoptères au Burkina, concrétisation de l’accord de défense signé entre les deux pays en 2018. Selon plusieurs sources, le chef de l’État décide d’imposer Rafi comme l’intermédiaire principal de ce contrat portant sur la livraison de cinq appareils.
Le scandale des hélicoptères russes
Il arrive régulièrement que des hélicoptères soient livrés sans leurs équipements, lesquels arrivent dans une autre cargaison et sont montés sur place. Dans ce cas précis, Rafi cherche à éviter les longues procédures qui accompagnent l’achat d’aéronefs militaires, notamment les autorisations de survol des territoires. Pour s’en dispenser, il choisit d’acquérir des hélicoptères de type civil, chargeant une société française basée au Burkina, Aérotechnologies, de les transformer en appareils de combat. C’est au Tchad que cette dernière est censée acheter les équipements nécessaires. Mais très vite, ses techniciens réalisent que les canons indispensables à la transformation sont incompatibles avec les hélicoptères livrés au Burkina Faso et qui, en l’état, ne peuvent pas être utilisés par l’armée.
Huit mois après sa signature, Aranko décide de résilier le contrat et traîne Aérotechnologies devant les tribunaux. Son représentant au Burkina Faso écopera, le 29 septembre 2021, de quarante mois de prison, dont vingt-quatre ferme.
Le scandale a fait grand bruit au Burkina. Il n’a cependant pas eu de conséquences sur les affaires de Dermardirossian. Le coup d’État qui renversa Roch leur a en revanche donné un sérieux coup d’arrêt. Le négociant espère rebondir en Afrique de l’Ouest. Selon nos sources, il a récemment approché le ministère ivoirien de la Défense, qui souhaite s’approvisionner en hélicoptères. Pour le moment sans succès.