Histoire

« Retours d’histoire. L’Algérie après Bouteflika », de Benjamin Stora : les prémices du Hirak

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Des Algériens manifestent contre le gouvernement à Alger, le 3 janvier 2020.

Dans son nouvel ouvrage, l’historien décrypte les nombreux signes avant-coureurs du soulèvement populaire, qui a débuté le 22 février 2019.

Auteur d’une bonne cinquantaine d’ouvrages, dont une très grande majorité consacrée à l’histoire contemporaine de l’Algérie, l’étonnant eût été que le prolifique Benjamin Stora n’écrive pas sur le Hirak. Il a donc sans surprise entrepris de replacer dans son contexte ce mouvement populaire de protestation qui, commencé en février 2019, a obtenu le départ d’Abdelaziz Bouteflika et réclame toujours l’avènement d’un régime pluraliste et démocratique. Était-il judicieux sinon utile d’analyser si vite « une histoire en train de s’accomplir », selon une formule de l’auteur lui-même ? Une histoire dont l’issue est incertaine et dont bien des ressorts ne peuvent être établis avec certitude ?

Les sources, notamment étatiques, ne sont guère accessibles, et le temps de la distanciation permettant un examen critique n’est pas encore venu. Mais on en sait déjà assez, pense Stora, sur les causes du Hirak et sur ses caractéristiques les plus frappantes pour que le regard de l’historien puisse éclairer un mouvement qui remet en question les fondements de la société et surtout d’un régime politico-militaire resté inchangé, pour l’essentiel, depuis 1962. D’autant que le moment est selon lui authentiquement révolutionnaire, tout retour en arrière étant pratiquement exclu.

Enthousiasme

Les pages les plus intéressantes de Retours d’histoire. L’Algérie après Bouteflika sont sans doute celles qui montrent que les signes avant-coureurs du soulèvement étaient nombreux. Qu’il s’agisse des nouvelles aspirations d’une jeunesse de plus en plus individualiste voulant fuir la misère sociale autant que l’ennui du quotidien, de mouvements sociaux mobilisant des représentants des classes moyennes (le corps médical, les enseignants), jusqu’ici peu remuantes, de crises internes au régime concernant aussi bien les « services » que les partis dominants, qui ne pouvaient plus jouer leur rôle de récepteurs de l’information, ou, enfin, de la montée en puissance des « oligarques » profiteurs des marchés publics autour du clan Bouteflika.

L’essai, on l’a compris, n’est ni le plus original ni le plus documenté de l’auteur. Mais il a le grand mérite de faire partager son enthousiasme évident pour le Hirak sans perdre de vue que seuls, comme l’indique le sous-titre, des « retours d’histoire » permettent de ne pas être aveuglé par ce même enthousiasme pour comprendre le présent et s’interroger, autant que possible, sur l’avenir de l’Algérie.

 
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Il y a 30 ans, Nelson Mandela sortait de prison

Nelson Mandela et sa femme Winnie.
Nelson Mandela et sa femme Winnie. Trevor SAMSON/AFP

Le 11 février 1990, après 27 années et 190 jours de prison, le Sud-Africain Nelson Mandela qui avait été condamné à la réclusion à la perpétuité au plus fort de la période de ségrégation raciale, retrouve la liberté. Retour en cinq questions sur les circonstances et les conséquences de cette libération dont les images avaient fait à l’époque le tour du monde. Entretien avec Jean Guiloineau, biographe (1) du dirigeant historique noir et futur président de l’Afrique du Sud démocratique et multiraciale.

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RFI : Les Sud-Africains célèbrent ce 11 février le 30e anniversaire de la libération de Nelson Mandela. Pourriez-vous nous rappeler les circonstances qui ont rendu possible cette libération ?

Jean Guiloineau : L’évènement principal dont la sortie de prison de Nelson Mandela n’était qu’une des conséquences, c’était l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir à Moscou. Les réformes engagées par ce dernier ont conduit à la chute des régimes communistes en Europe. C’est la fin de la guerre froide et la fin de la politique internationale fondée sur les rivalités entre les deux superpuissances qu’étaient alors les États-Unis et l’Union soviétique. L’Afrique du Sud était l’un des principaux alliés de Washington sur le continent africain pendant la Guerre froide. Or dans les années 1980, avec les signes d’essoufflement du communisme, cette alliance était devenue encombrante pour les États-Unis, d’autant que la majorité noire, victime de terribles violences policières, était proche de l’explosion. Sous la pression de Washington, Pretoria n’avait d’autre choix que de négocier avec le Congrès national africain (ANC) et notamment avec son dirigeant Nelson Mandela, qui s’était imposé comme le leader incontournable de la majorité noire du pays. Les négociations ont commencé dès 1987 sous le président Pieter Botha et ont été menées à leur terme par Frederik de Klerk qui annonça au Parlement le 1er février 1990 la décision de son gouvernement de libérer Mandela. Lapartheid sera officiellement aboli en juin 1991. À mon avis, rien ne symbolise le changement de paradigme politique à l’époque que l’incident qui a eu lieu au début des négociations. Mandela qui est encore en prison était invité à prendre le thé à la présidence par le couple présidentiel. A l’entrée du salon où Pieter Botha et sa femme attendent leur invité, le ministre de la Justice qui est en quelque sorte le geôlier en chef de Mandela et qui l’accompagne, se rend compte tout d’un coup que les lacets des chaussures de Mandela étaient défaits. Qu’est-ce qu’il fait ? Le ministre s’agenouille pour faire les lacets du plus célèbre prisonnier du monde sous sa charge. Tout un symbole !

Une foule immense attendait Mandela le 11 février 1990, lorsqu’il sortit de prison la main dans la main avec son épouse Winnie. Comment s’explique cette popularité alors qu’à part quelques proches qui avaient le droit de lui rendre visite en prison et ses co-détenus, personne ne l’avait aperçu depuis 1964 ?

Nelson Mandela et sa femme Winnie (à gauche), lors d'un concert à Wembley, le 16 avril 1990.
Nelson Mandela et sa femme Winnie (à gauche), lors d'un concert à Wembley, le 16 avril 1990. Georges De Keerle/Getty Images

En effet, condamné en 1964 à la prison à vie, Mandela restera incarcéré 27 ans, d’abord sur l’île de Robben Island jusqu’à 1982, avant d’être transféré à Pollsmoor et enfin à la prison Victor Verster, située dans la ville de Paarle, à une soixantaine de kilomètres au nord du Cap. Pendant ces longues trois décennies, ses amis et son épouse Winnie Mandela ont tout fait pour garder vivace sa mémoire. Dans les années 1980, je me souviens d’avoir vu des posters à son effigie ornant les murs des bidonvilles. Winnie Mandela rencontrait les leaders étrangers en visite en Afrique du Sud pour leur parler de la cause des noirs que défendait son mari. Et puis, il y a eu en juillet 1988, au stade Wembley de Londres, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Mandela, ce concert de rock monstre en présence de Harry Bellafonte, Whitney Houston et Stevie Wonder. Ce concert qui était suivi par 72 000 spectateurs et 200 millions de téléspectateurs, a fait de Mandela cette icône de liberté emprisonnée qu’il était devenu et à laquelle les Sud-Africains noirs pouvaient s’identifier. C’est dans ces années-là que le mythe Mandela est né.

Tout le monde garde en tête l’image de Nelson et Winnie Mandela, sortant de prison, main dans la main et les poings levés. Les hommes et femmes rassemblés devant la porte de la prison ce 11 février 1990 les voient sortir, mais est-ce qu'ils savent-ils où ils vont ?

Ils franchissent la porte de la prison Victor Verster vers 15 heures. Ils montent dans la voiture qui doit les conduire au Cap. Arrivés à leur destination, ils traversent à pieds la vaste place devant la mairie où une foule immense s’était rassemblée. C’est du balcon de l’Hôtel de ville que Mandela prononcera son premier discours d’homme libre. Pour renouer le fil de la conversation avec son peuple, il dira en commençant qu’il a toujours combattu la domination blanche ainsi que la domination noire, et a rappelé qu’il avait consacré sa vie à « l’idéal d’une société démocratique et libre dans laquelle tous vivraient ensemble, dans l’harmonie, avec d’égales opportunités ». C’était exactement ce qu’il avait dit au tribunal, vingt-sept ans plus tôt, en concluant sa plaidoirie au procès de Rivonia, avant de se voir condamné à prison à vie pour « haute trahison et tentative de renversement par la force du gouvernement ». Au Cap, il se fait siffler par les jeunes noirs venus l’écouter, car ceux-ci attendaient un discours de guerre. Il leur a donné un discours de paix. C’est ce qui avait d’ailleurs été négocié avec les autorités. Mandela a joué le jeu. Non seulement parce qu’il avait donné sa parole, mais surtout parce qu’il était conscient que s’ils appelaient la jeunesse à prendre les armes, comme il aurait pu très bien le faire, il aurait fait basculer son pays dans la guerre civile. Ce n’était pas ce qu’il souhaitait pour les siens ni pour le pays en général.

Ses héritiers se demandent aujourd’hui s’il ne s’était pas trompé le 11 février en n’appelant pas les jeunes à poursuivre la révolution…

Mandela n’était pas un pacifiste à la Gandhi. Il avait défendu la lutte armée. C’est lui qui a créé en juin 1961 lUmkhonto we Sizwe, la branche armée de l’ANC, mais il n’a jamais oublié que le rapport de force était défavorable aux noirs. C’est la leçon qu’il a retenue de sa rencontre en 1962 avec les leaders du mouvement de libération algérien, pendant sa tournée clandestine dans une dizaine de pays d’Afrique.Houari Boumédiène et Ahmed Ben Bella qu’il a rencontrés au moment où se signaient les Accords d’Évian, lui ont expliqué une chose fondamentale : face à la puissance militaire des colonisateurs, aucune perspective de victoire militaire pour les colonisés n'était envisageable. Et d’ailleurs les Algériens n’avaient pas remporté une victoire militaire, mais une victoire politique, lui ont dit ses interlocuteurs. On lui a également dit que pour créer les conditions d’une victoire politique, il fallait engager la lutte armée. Mandela s’en souviendra toute sa vie.

Cette sortie de prison ne sera pas particulièrement gaie pour Mandela sur le plan personnel. Ses relations sont difficiles avec Winnie et elles conduiront au divorce…

Winnie et Nelson, le jour de leur mariage, Juin 1958. Copyright © Eli Weinberg, University of Western Cape – Robben Island. Museum Mayibuye Archives.
Winnie et Nelson, le jour de leur mariage, Juin 1958. Copyright © Eli Weinberg, University of Western Cape – Robben Island. Museum Mayibuye Archives.

Lorsque Mandela sort de prison, c’est un vieil homme. Il avait rencontré Winnie en 1958. Ils se sont mariés, et ont eu 2 enfants ensemble. À la fin des années 1950, Nelson Mandela était déjà entré dans la clandestinité. Il rendait visite à sa famille de temps en temps. Et puis, il y a eu leprocès de Rivonia. Vingt-sept années de séparation. Lorsque Nelson et Winnie se retrouvent en 1990 et peuvent revivre comme un couple normal, c’est trop tard. La vie était passée. Restée avec les enfants, Winnie Mandela avait dû faire face seule à des problèmes insurmontables pour pouvoir subvenir aux besoins de sa famille et assurer sa sécurité. Mariée à l’homme le plus haï de l’establishment afrikaner, elle était constamment persécutée par la police et ses agents. On lui crevait les pneus de sa voiture, on balançait des briques par la fenêtre de sa maison à Soweto…

Mais Mandela ne l’a jamais laissée tomber. Ses Lettres de prison (2) que j’ai traduites récemment en témoignent. Il a écrit régulièrement aux autorités pour leur demander de laisser son épouse et ses enfants vivre une vie normale. Winnie, pour sa part, a été un porte-parole exemplaire de son mari, se battant inlassablement pour la cause. On l’a accusée d’avoir mené une vie personnelle dissolue. Lorsque Nelson Mandela sort de prison, ils ne se connaissent plus vraiment. Pendant le procès pour le divorce, il lui reprochait de ne jamais venir dans la chambre à coucher quand il était réveillé. Je crois la goutte d’eau qui a fait déborder la vase, c’était lorsque, pendant un déplacement en Suède pour être au chevet de son vieil ami Olivier Tambo, il a appelé Winnie qui se trouvait alors aux États-Unis dans la luxueuse propriété de Diana Ross, c’est son amant qui a répondu au téléphone. Ils se sépareront en 1996, après trente-huit années de mariage. Il faut rappeler aussi que pendant toute la période des négociations avec le gouvernement, les frasques de Winnie ont été utilisées contre son mari par les autorités. Il y avait autant de raisons personnelles que de raisons politiques dans leur divorce.


Nelson Mandela, par Jean Guiloineau. Préface de Breyten Breytenbach. Editions Plon, Paris, 1993 (disponible en poche).

Les Lettres de prison de Nelson Mandela. Traduit de l’anglais par Jean Guiloineau. Ed. Robert Laffont, Paris, 2018 (disponible en poche).

Zbiba la Tangéroise, un roman de Khalil Zeguendi | Maghreb Online

Aux éditions Slaiki Frères (Tanger)

Au delà du long et douloureux calvaire vécu par la très jeune Zbiba, cet ouvrage est dédié à toutes les femmes marocaines qui, à l’époque des faits relatés, (années 30 et 50 du siècle écoulé) subissaient les exactions et les violences des hommes sous toutes leurs formes.

Des femmes sequestrées, violentées, mariées de force et répudiées par la seule volonté de leurs pères ou frères.

Des épouses et des filles nées pour procurer plaisir et chaleur à l’homme.

Basé sur des faits réels et des personnages ayant pour majorité d’entre eux existé, cet ouvrage qui retrace une partie de l’histoire de la colonisation du Maroc, rompt avec la relation officielle et édulcorée liée à cette histoire, telle que véhiculée par les tenants de l’histoire officielle du Maroc.

Des faits, des actes héroïques, des solidarités commis par des hommes mais également des lâchetés, des trahisons et des reniements perpétrés par d’autres, donnent aux protagonistes de ce drame, une existence humaine où se mélangent bonté, empathie, tendresse, générosité, cruauté et bassesse.

Vous découvrirez les lieux les plus insolites de l’ancienne ville de Tanger tels le quartier Bnider, célèbre jadis pour ses carrées de la prostitution, les batailles rangées au Souq Dakhel entre soldats européens du temps du Tanger international, la procession et les offrandes des Tangérois au Saint Patron de la ville SIDI BOUARRAQUIA, les anciens cinés de la ville, la rue des Forgerons et ses voisins du cimetière de la ville,

Vous y découvrirez aussi la transformation de cette ville jadis ouverte et accueillante en une cité de plus en plus fermée….

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Extraits : Extrait1Extrait2

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Source : Zbiba la Tangéroise, un roman de Khalil Zeguendi – Maghreb Online, 30.12.19

Couverture zbiba

Sénégal: inauguration de «La case du tirailleur»

 
 
«La case du tirailleur», le musée en mémoire des poilus africains de la guerre de 14-18, a été inauguré à Thiowor, à environ 200 kilomètres au nord de Dakar, Sénégal.
«La case du tirailleur», le musée en mémoire des poilus africains de la guerre de 14-18, a été inauguré à Thiowor, à environ 200 kilomètres au nord de Dakar, Sénégal. RFI/Charlotte Idrac

Mercredi 22 janvier, le musée en mémoire des poilus africains de la guerre de 14-18 a été inauguré à Thiowor, région de Louga, à environ 200 kilomètres au nord de Dakar. C’est le village du dernier tirailleur sénégalais connu, Abdoulaye Ndiaye, décédé en 1998.

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Avec notre envoyée spéciale à Thiowor, Charlotte Idrac

La case d’Abdoulaye Ndiaye, en paille et toit de tôle, a été conservée à l’intérieur du petit musée. Un lit, quelques effets personnels, des photos et des panneaux pour retracer l’histoire d’Abdoulaye Ndiaye, né et mort à Thiowor officiellement à l’âge de 104 ans.

« C’est ainsi qu’Abdoulaye Ndiaye s’engagea à la place de son demi-frère - empêché - pour défendre l’honneur de la famille. Combattant au front, il est deux fois blessé par balle et médailler militaire. À la fin de la guerre, le fils de Thiowor revient sans tambour ni trompette », raconte Sidiki Kaba, ministre sénégalais des Forces armées.

À travers Abdoulaye Ndiaye et ce musée, ce sont tous les tirailleurs de la Grande Guerre issus de dix-sept pays africains qui sont honorés, comme nous l’explique Agnès Humruzian, première conseillère de l’ambassade de France au Sénégal : « Ce musée inaugure pour nous un nouveau rapport à l’histoire, celui du recueillement, de la mémoire et du travail sur notre passé. C’est la voie que le Sénégal et la France ont choisi d’emprunter. »

Un devoir de mémoire et de transmission insiste l’ancien combattant Mamadou Sy, lui-même fils de tirailleur : « Nous sommes heureux, on est fiers. C’est des journées qu’on ne peut pas oublier… »

Avec la « case du tirailleur », Thiowor espère aussi que ce village symbolique devienne un lieu touristique.

[Tribune] France, souviens-toi du naufrage de L’Afrique

| Par et
Une gravure du paquebot Afrique réalisée vers 1920.

Il y a tout juste 100 ans, par une froide nuit de janvier, le paquebot Afrique coulait au large de Bordeaux dans une mer déchaînée. Parmi les quelques 600 passagers, 192 tirailleurs sénégalais qui rentraient chez eux après avoir servi la France durant le premier conflit mondial. Il n’y eut en tout qu’une trentaine de survivants. Une tragédie injustement oubliée.

Il faut se souvenir du 12 janvier 1920. Il faut, cent ans plus tard, se souvenir des 568 personnes qui périrent dans le naufrage de L’Afrique, au large de Bordeaux. Il faut, cent ans plus tard, honorer la mémoire des 192 tirailleurs sénégalais qui étaient à bord de ce paquebot et espéraient rentrer chez eux après avoir mené une guerre qui n’était pas la leur.

Les faits sont documentés grâce au travail de Roland Mornet (La tragédie du paquebot Afrique, Geste Editions), mais ils ne sont guère connus, absents des livres d’histoire, comme gommés de la mémoire dans un pays qui, pourtant, aime se raconter.

Pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler, résumons. L’Afrique est un paquebot mixte de la Compagnie des chargeurs réunis (CCR). Pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, il a assuré la liaison Bordeaux-Dakar. Décoré de la légion d’honneur le 20 janvier 1919, son capitaine est Antoine Le Dû, 43 ans, un homme aimé et expérimenté. Le 7 janvier 1920, le permis de navigation est renouvelé au paquebot après une série de réparations. A priori en état de prendre la mer, il largue les amarres deux jours plus tard, à 19 heures, et entame la descente de la Gironde depuis Bordeaux. À bord, un équipage de 135 hommes. Les blanchisseurs sont des « indigènes sujets français », tout comme les neuf « boys ».

Pour le reste des passagers, Roland Mornet avance un chiffre de 467 personnes. Le nombre de militaires blancs ayant embarqué pour rejoindre Saint-Louis du Sénégal, Brazzaville ou le Tchad est longtemps resté sujet à caution.

« La confusion est plus grande encore concernant les tirailleurs qui ne sont sénégalais que de nom, hors 34 à destination de Dakar, c’est à Conakry que doivent débarquer 72 autres, mais sont-ils tous pour autant Guinéens ? demande Mornet. Certains sont peut-être Maliens. 86 doivent être laissés au warf de Grand-Bassam devant Abidjan. Si vraisemblablement beaucoup sont ivoiriens, il peut s’y trouver des Voltaïques. Ces hommes ont combattu sur le front de Salonique et à Gallipoli, c’est la raison pour laquelle ils ont été démobilisés plus tardivement que leurs camarades ayant combattu sur le sol français, les redoutables nettoyeurs de tranchées, rescapés des tueries d’Argonne, d’Artois, de Verdun ou des Flandres… », écrit l’ancien capitaine.

Trente-quatre rescapés

Le temps est mauvais, les marins savent qu’au sortir du fleuve, ce sera pire. Le 10 janvier au matin, L’Afrique atteint la mer, déjà grosse. À 10 heures, le chef mécanicien demande au capitaine de ralentir l’allure en raison de la présence d’eau dans la chaufferie. Antoine Le Dû obtempère, tandis qu’on cherche l’origine de la fuite. Le temps forcit, les pompes fonctionnent jusqu’à ce que des résidus de combustion du charbon viennent boucher les tuyaux d’aspiration. Au soir du 10 janvier, le navire commence à donner de la bande. Vers minuit, le commandant décide de dérouter, mais virer de bord s’avère impossible par manque de vitesse.

Antoine Le Dû lance un appel au secours par télégraphie sans fil (TSF) le 11 janvier, à 7 heures du matin. Le Cèdre et La Victoire, deux remorqueurs basés à Rochefort, reçoivent l’ordre de se préparer, tandis que Le Ceylan, autre paquebot de la CCR, se déroute à 8 h 20 pour porter secours à L’Afrique.

Le paquebot, privé d’énergie électrique, dérive dans le noir. Le Ceylan, qui ne peut prendre le risque de toucher le plateau de Rochebonne, doit s’éloigner. Vers 22 heures, L’Afrique heurte le bateau-feu en acier indiquant le haut-fond. Une nouvelle voie d’eau s’ouvre dans sa coque. Peu après trois heures du matin, ce 12 janvier 1920, le navire pique de l’avant et sombre.

Le lendemain matin, le Ceylan récupère neuf membres d’équipage et treize Sénégalais sur un radeau. L’un d’eux, Mamadou N’Diaye, décédera peu après. Il n’y aura en tout que 34 rescapés.

Sacrifice imposé des soldats « indigènes »

Dans les journaux, une certaine émotion… qui s’estompe vite avec la victoire surprise de Paul Deschanel sur Georges Clemenceau à l’élection présidentielle. Bien entendu, une enquête est aussitôt diligentée auprès des survivants et des experts pour établir les causes du drame. Des demandes d’interpellation sont déposées à l’Assemblée nationale et mises à l’ordre du jour, le 18 mars 1920, débouchant sur de longs débats – en particulier sur la responsabilité de la CCR et sur celle de la société de classification Veritas.

Dans les années qui suivent, entre 1923 et 1930, la CCR sera plusieurs fois assignée en justice par les familles des passagers – définitivement déboutées en juillet 1931. Seules celles des membres d’équipage ont, vraisemblablement, été indemnisées. Le mystère entourant la première voie d’eau ne sera jamais élucidé. Pour Roland Mornet, elle serait le fait d’une épave « tueuse » non répertoriée de l’estuaire qui aurait percé la carène de L’Afrique.

Nous attendons que la France, par la voix de son président peut-être, prononce officiellement leurs noms, à haute et intelligible voix

L’épave gît aujourd’hui par 45 mètres de fond au nord du plateau de Rochebonne. La France, ingrate, a oublié les passagers de L’Afrique et le sacrifice imposé de ses soldats « indigènes ». En mémoire du drame, la Côte d’Ivoire a émis un timbre, en 1990. Mornet a lui-même bataillé pour l’installation d’une stèle, aux Sables-d’Olonne, en mémoire des naufragés, où leur mémoire sera honorée les 11 et 12 janvier prochain. Il en existerait une autre dans le cimetière de Conakry, à la mémoire des tirailleurs.

Mémoire

Est-ce suffisant ? Non. Dans cette tragédie, le destin des tirailleurs sénégalais qui rentraient chez eux interroge un pan complexe de l’histoire de France, puissance coloniale qui s’accapara les richesses et les chairs d’un continent. Les héros africains qui disparurent en cette nuit de janvier 1920, tout comme les rares qui survécurent, ont des noms. Lai Sako, Gore N’Diaye, Birame Sassoune, Amadou Diop… et nous n’écrirons pas « etc » : nous attendons que la France, par la voix de son président peut-être, prononce officiellement leurs noms, à haute et intelligible voix. Nous avons une dette envers eux.

Interpellé en 2016 par l’association Mémoires & Partages, qui a réalisé la seule exposition sur le naufrage et lancé un « plaidoyer pour les tirailleurs naufragés », le président François Hollande avait transmis le dossier à Jean-Marc Todeschini, Secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire. Depuis, le silence est pesant et il n’y a plus de Secrétaire d’État chargé des anciens combattants et de la mémoire.

Le vivre-ensemble n’est pourtant possible qu’en retrouvant la mémoire de certains moments de notre passé. L’occasion se présente aujourd’hui, 100 ans plus tard. La France et les États africains ont en ce sens une obligation. Les 192 tirailleurs attendent depuis trop longtemps.

Karfa Sira Diallo, auteur, fondateur de Mémoires & Partages

Nicolas Michel, journaliste, romancier