Histoire

Quand l’image était une arme en Algérie

| Par 
Mohamed Kouaci au premier plan à droite, frontière de l'est algérien  vers 1961.

Mohamed Kouaci au premier plan à droite, frontière de l'est algérien vers 1961. © © Mohamed Kouaci

Pendant la guerre d’Algérie, l’un et l’autre camp ont utilisé la photographie pour prendre le monde à témoin. Deux historiennes montrent comment dans la revue « Continents manuscrits ».

Lors d’une guerre, la vision des mêmes événements diffère d’un camp à l’autre. En consacrant son dernier numéro en ligne à l’histoire de la photographie en Algérie et au rôle que cet art a joué durant la guerre d’Algérie (1954-1962), Continents manuscrits en fait une nouvelle démonstration, à travers les recherches de deux historiennes.

Celles-ci se sont penchées sur la manière dont la rédaction en chef d’un grand magazine français, d’une part, et le responsable du service photographique des indépendantistes, d’autre part, ont utilisé les images.

Fadila Yahou, dont les travaux visent à reconstituer une histoire culturelle de la guerre d’indépendance, analyse à partir des photos publiées et de leur mise en contexte, surtout en une, comment Paris Match et son imposante équipe de 21 photoreporters ont couvert le conflit.

Romans-photos

Dès 1954, le ton est donné : « La vague terroriste a franchi la frontière de l’Algérie », titre, en couverture, le magazine, le 6 novembre. Le texte est en gras, encadré dans un bloc blanc incrusté sur la photo de l’actrice italienne la plus célèbre du moment, Gina Lollobrigida. Bien des unes qui suivront seront conçues sur le même principe : une combinaison d’annonces choc et de photos de vedettes de l’époque, qui entend célébrer l’insouciance des Trente Glorieuses.

Les événements d’Algérie ne sont traités que comme de regrettables faits divers, et les sujets sont souvent présentés tels des romans-photos, même lorsqu’ils évoquent des épisodes tragiques de la lutte armée contre le colonisateur et de la terrible répression qui s’ensuivit.

Paris Match ne déviera jamais de cette ligne éditoriale, qui « colle » avec celle du pouvoir. Du moins jusqu’à l’arrivée du général de Gaulle et sa décision de recourir à un référendum d’autodétermination, en 1959. Devenu gaulliste, le magazine épousera tous les changements d’orientation jusqu’aux accords d’Évian et à l’indépendance.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

PARIS MATCH N’HÉSITE PAS À EMPLOYER, DÈS 1955, LE MOT « GUERRE ».

Un parcours cependant parfois inattendu. Ainsi, tout en continuant pendant des années à célébrer le travail de « pacification » de l’armée française – notamment à travers des photos où des soldats mettent en joue et humilient des fellaghas, réels ou supposés –, Paris Match n’hésite pas à employer, dès 1955, le mot « guerre », alors qu’en haut lieu cette expression restera longtemps taboue.

Une seule ligne éditoriale, le sensationnel

Après le tournant imposé par de Gaulle, on se résigne à aller vers l’indépendance tout en continuant à glorifier les parachutistes et les légionnaires face aux fourbes indépendantistes. On peut ainsi à la fois regretter le putsch des généraux, partisans de l’Algérie française, et magnifier ces militaires félons à travers des portraits photographiques les représentant en majesté. De même, tout en acceptant l’inéluctable indépendance, on ne cesse de montrer les pieds-noirs comme des victimes qu’il ne faut pas abandonner. La seule ligne vraiment intangible du journal grand public reste le sensationnel, qui fait davantage appel à l’émotion qu’à la raison.

C’est évidemment une tout autre histoire qui est vécue et racontée par l’autre camp. Marie Chominot, qui a consacré une thèse aux pratiques et aux usages de la photographie pendant la guerre et publié Regards sur l’Algérie (Gallimard, 2016), l’évoque dans son article consacré au photographe algérien le plus connu de cette époque, Mohamed Kouaci. Après avoir exploré ses riches archives, pour l’essentiel inédites, elle a pu reconstituer le parcours de celui qu’elle qualifie d’« artisan de la Révolution par l’image ». Considéré comme « le » photographe de la Révolution, Kouaci fut la figure centrale d’une communication par l’image entreprise par les indépendantistes.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

LES INDÉPENDANTISTES DÉMONTRENT QUE LES TROUPES COLONIALISTES SONT RESPONSABLES DE BAVURES ET DE MASSACRES

Auteur prolifique de clichés, militant anticolonialiste bien avant la guerre, il organisa cette communication en tant que responsable du service photographique du ministère de l’Information du Gouvernement provisoire de la république algérienne (GPRA) dès 1958. Ce dont témoignent ses archives, constituées de ses images et, aussi, de toute la documentation du service photo de cette institution. Une aubaine quand on sait que quasiment tout le fonds qui avait été transféré de Tunis (où était alors installé le ministère algérien de l’Information) à Alger, en 1962, semble avoir disparu.

La politique d’information des Français, qui domine le champ médiatique en métropole et à l’étranger, consiste à nier l’existence d’une guerre tout en célébrant les vertus de son armée et à réduire l’activité du FLN à des exactions de hors-la-loi. Les indépendantistes ne pouvant la concurrencer frontalement, ils s’attachent à décrédibiliser la propagande française en démontrant que le FLN dispose d’un grand nombre de combattants, qu’il remporte des succès et que les troupes colonialistes sont responsables de bavures et de massacres, notamment contre les civils. Les photographies jouent un rôle majeur en tant que preuves visuelles. Publiées dans la presse du FLN (Résistance algérienne, puis El Moudjahid), elles proviennent d’abord de travaux amateurs réalisés par des moudjahidine, avant que les résistants mobilisent des photographes militants, algériens ou étrangers.

Des clichés héroïsants

Quand la construction de la ligne Morice, à la frontière de la Tunisie et du Maroc, rend quasi impossible toute entrée en Algérie, les photos dont dispose le FLN sont surtout réalisées avec l’armée des frontières de Houari Boumédiène. Ces clichés héroïsants montrent des troupes pourtant bloquées, sauf exception, à l’extérieur du territoire, tandis que Kouaci, dans des camps de réfugiés, exprime son talent de portraitiste humaniste. Le FLN ne se prive pas pour autant d’utiliser tous les clichés susceptibles de servir son combat médiatique et, notamment, ceux… du service cinématographique des armées de la France !

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

LE FLN A SU UTILISER « LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES PHOTOS »

On ne saurait sous-estimer le rôle majeur joué par la photographie pour délégitimer les discours du gouvernement français comme celui des Européens d’Algérie. Et, surtout, pour faire entendre « la voix algérienne » et les revendications indépendantistes. Le manque de moyens de ces derniers, surtout au début, n’était pas forcément un handicap insurmontable. Pour éveiller les consciences, la quantité et la qualité des clichés importaient moins que l’impact de quelques-uns d’entre eux. Le FLN a su utiliser « le poids des mots, le choc des photos » pour reprendre le slogan… de Paris Match.

À la lecture de l’ensemble de ce numéro de Continents manuscrits, on est cependant frappé par ce que la photographie n’arrive guère à montrer – ou ne peut montrer. Le grand oublié de ces images de propagande est le peuple algérien. Comme le précise un texte intitulé « L’image manquante », ce dernier semble n’avoir obtenu de droit à l’image qu’en 2019, soixante ans après la fin de la guerre, grâce aux manifestations populaires du Hirak. Tournant ou simple parenthèse ?

«À l’indépendance, la Centrafrique souffrait d’un énorme handicap»

Photo datée de juillet 1960, année de l'indépendance de la République centrafricaine, de David Dacko, président, prononçant un discours devant le lieutenant Jean-Bedel Bokassa (C), attaché militaire à la présidence.
Photo datée de juillet 1960, année de l'indépendance de la République centrafricaine, de David Dacko, président, prononçant un discours devant le lieutenant Jean-Bedel Bokassa (C), attaché militaire à la présidence. AFP

La Centrafrique fête les 60 ans de son indépendance. Dès le départ, le pays a eu des difficultés à faire fonctionner l'administration faute d'élites. Comment expliquer ce manque de cadres, de quasiment tout, d'écoles, de routes, de ponts. Pour l'historienne Catherine Coquery Vidrovitch, c'est la conséquence du type de colonisation mis en place en Afrique équatoriale française en général et plus particulièrement dans la colonie de l'Oubangui Chari, le nom colonial de la Centrafrique. Une colonisation dans laquelle le pays a été confié à des compagnies concessionnaires françaises très mal surveillées.

 

Catherine Coquery-Vidrovitch, quand la République centrafricaine obtient son indépendance le 13 août 1960, part-elle avec un handicap de départ ?

Catherine Coquery-Vidrovitch: A mon avis, un énorme handicap et qui date de très longtemps. Je pense que c‘est une des régions d’Afrique qui a le plus souffert pendant le plus longtemps. La Centrafrique, c’était du temps de la colonisation l'Oubangui-Chari et c’était une zone intermédiaire entre le Sahel et la forêt qui a souffert de la traite des esclaves. Au 19è siècle, vous avez eu l’empire de Rabah, grand conquérant, il était très esclavagiste. Alors ça a été une zone qui était déjà ravagée quand les Français sont arrivés. Par la suite, ça n’a pas été mieux d’une certaine façon, parce que d’une part la colonisation française était inexistante pendant très longtemps et d’autre part elle a préféré, surtout dans cette zone très éloignée, céder le territoire à d’énormes compagnies privées, à une quarantaine de compagnies privées pour l’ensemble de ce qui deviendrait l’Afrique équatoriale française, et en particulier une compagnie à triste réputation qui s’appelait justement la Compagnie des sultanats du Haut-Oubangui.

Et de quelle manière cette compagnie va gérer le territoire qui lui a été confié ?

Elle avait le monopole de la récolte d’ivoire, c’est-à-dire en réalité de la confiscation des trésors d’ivoire accumulés par les chefs et de l’exploitation du caoutchouc de liane, c’est-à-dire imposer à ce qu’on appelle « les indigènes » à l’époque d’apporter du latex récolté dans la forêt pour des sommes absolument dérisoires. Et comme c’était très mal contrôlé par l’administration, ces privés se sont livrés à des exactions qui étaient un peu comparables à celles qui se sont passées dans le Congo de Léopold, le futur Congo belge.

La Centrafrique de l’époque est donc laissée aux compagnies concessionnaires. On imagine que cela ne favorise pas les investissements en infrastructures, en écoles dans cet Oubangui Chari ?

Précisément, les compagnies concessionnaires ont été créées par l’Etat pour que ce soient les privés qui fassent les investissements que le Parlement ne voulait pas voter pour cette colonie très lointaine, inconnue pour laquelle il fallait tout faire. Il fallait des ponts, il fallait des pistes, il fallait des bâtiments, une infrastructure solide pour pouvoir, comme on disait à l’époque, « mettre en exploitation la colonie ». Le Parlement n’a pas voulu voter les crédits. Donc, l’idée a été de dire : on partage l’ensemble de l’Afrique équatoriale en une quarantaine de compagnies concessionnaires pour trente ans qui feront les investissements à notre place. Seulement, c’était des compagnies commerciales qui cherchaient à faire des bénéfices immédiats pour leurs actionnaires. Donc, elles ont fait excessivement peu d’investissements. C’était une très mauvaise idée. Le gouvernement français s’en est aperçu très vite. Seulement les concessions avaient été obtenues, elles étaient trentenaires et l’Etat a négocié pour les supprimer les unes après les autres.

Est-ce que les autorités françaises ont engagé dans les années qui ont précédé l’indépendance les travaux qui n’avaient pas été faits par les compagnies concessionnaires ?

Oui, bien sûr. Parce que, avec la conférence de Brazzaville, est devenu évident ce qu’on savait déjà, mais qu’on n’avait pas réalisé faute d’argent, qu’il fallait investir. Il fallait faire des infrastructures. Il fallait que la France investisse pour que ces pays puissent se développer. Et cela a été la création de ce qu’on a appelé le Fides en 1946-1947 (Fonds d’investissement pour le développement économique et social). Mais c’est tard… c’était la première fois que la métropole admettait l’idée qu’elle pouvait financer quelque chose dans les colonies.

Qu’est-ce qui manquait le plus au pays quand il obtient son indépendance, est-ce que ce sont des infrastructures, des écoles, des cadres qualifiés ?

 

Je dirais que ce qui manquait essentiellement, c’était des cadres qualifiés parce que l’école avait été très insuffisante. Les gens par héritage craignaient énormément l’Etat. Ils n’avaient pas envie d’envoyer leurs enfants à l’école, parce que c’était pactiser avec l’occupant en somme. Donc, au moment de l’indépendance, vous aviez très peu de cadres qui pouvaient prendre la place. Alors quelques cadres supérieurs comme Barthélemy Boganda [père fondateur de la nation, décédé avant l’indépendance], mais pratiquement pas de cadres intermédiaires qui sont très importants pour faire marcher la machine administrative. Donc, la coopération française a été essentielle, on a remplacé tout ce qui manquait par un personnel français, les anciens fonctionnaires coloniaux qui sont devenus très souvent coopérants.

► À lire aussi :

Centrafrique: «génération Oubanguiens», la dernière à porter la mémoire de l’indépendance

Invité Afrique: Centrafrique: «Le bilan de l'indépendance est très mitigé»

Indépendances africaines: Entre insouciance et espoirs, avoir 10 ans à l’indépendance en Centrafrique

Il y a 60 ans, le Tchad accédait à l'indépendance

Audio 17:07


Le premier président du Tchad, François Tombalbaye (deuxième à gauche) avec Charles de Gaulle (deuxième à droite), deux ans après la proclamation de l'indépendance du Tchad, à Paris.

Le premier président du Tchad, François Tombalbaye (deuxième à gauche) avec Charles de Gaulle (deuxième à droite), deux ans après la proclamation de l'indépendance du Tchad, à Paris.
 AFP/STF
Texte par :RFISuivre
2 mn

Le Tchad fête les 60 ans de son indépendance ce 11 aout 2020. L'occasion de  revivre sur RFI les premiers moments de la nouvelle vie de l'ancienne colonie française, mais également les enjeux et perspectives de ce pays dirigé depuis 30 ans par le désormais maréchal Idriss Déby.

11 août 1960 à Fort Lamy, la capitale du Tchad, François Tombalbaye, premier président du pays vient de proclamer l'indépendance. C'était en pleine nuit après un discours du ministre français de la Culture, André Malraux, représentant le général de Gaulle à la cérémonie. Quelques heures plus tard, un grand défilé de l'indépendance est organisé à Fort Lamy et on va hisser le premier drapeau du nouveau pays. Retour sur ces premières heures d’indépendance.

(Édition spéciale) Les 60 ans de l'indépendance du Tchad

►À lire Entretien exclusif avec Idriss Déby Itno, président de la République du Tchad

Quelles ont été les figures de cette indépendance, mais aussi les lignes de force des 60 années qui ont suivi ? Comment celles et ceux qui étaient là racontent, aujourd'hui, l'indépendance ? Pour évoquer toutes ces questions, l’historien Arnaud Dingammadji au micro de Laurent Correau et l'ancien Premier ministre du Tchad, Alingué Jean Bawoyeu, Premier trésorier du Tchad indépendant, répond aux questions de Madjiasra Nako.

►À écouter Tchad, ils racontent l'indépendance

 

L'indépendance au rythme du Samka

Replongez dans l'ambiance du 11 août 1960 au Tchad. José Marinho a retrouvé un enregistrement dans les archives de la radio nationale du Tchad. L'occasion d'écouter le Samka, ce style musical qui a bercé les cérémonies de l'indépendance.

RDV CULT 11-08-20 “Un tube , une indépendance” le Tchad

[2] Tchad: 60 ans d'indépendance

François Tombalbaye, le 4 août 1959 à Paris. Il deviendra le premier président du Tchad après la proclamation de son indépendance, le 11 août 1960.

François Tombalbaye, le 4 août 1959 à Paris. Il deviendra le premier président du Tchad après la proclamation de son indépendance, le 11 août 1960.
 AFP

Le 11 août 1960, François Tombalbaye devient le premier président du Tchad indépendant. Après des décennies de colonisation, le pays sort officiellement de la tutelle française.

De cette première présidence à 1991, qui a marqué l'arrivée au pouvoir d'Idriss Déby Itno, en passant par les années Hissène Habré, que retenez-vous de ces soixante ans d'histoire ?

Quels sont les évènements et les personnages qui vous ont le plus marqué ? Quels progrès ont été accomplis en 60 ans et quels défis restent à relever ? Nous attendons vos témoignages.

* Twitter : @appelsactu

Esclavage – Timothée de Fombelle : « Chaque être était arraché avec toute sa vie ! »

| Par 
Mis à jour le 01 août 2020 à 11h03
Timothée de Fombelle a fait paraître son premier roman pour la jeunesse, « Tobie Lolness », en 2006.

Timothée de Fombelle a fait paraître son premier roman pour la jeunesse, « Tobie Lolness », en 2006. © JOEL SAGET/AFP

 

Dans « Alma, le vent se lève », le romancier français propose le premier volet d’une trilogie consacrée à l’histoire de l’esclavage.

Auteur connu pour Tobie Lolness, parabole écologique et poétique sur le monde contemporain, Timothée de Fombelle suit dans son nouvel opus les aventures d’une jeune Oko, dont une partie de la famille a été enlevée par des marchands d’esclaves, de Joseph, aventurier français embarqué à bord d’un navire négrier, et d’une foultitude d’autres personnages. Le premier volet d’une trilogie à la verve puissante, soutenu par une riche documentation et porté par une écriture aussi sensible qu’enlevée.

Jeune Afrique : Alma, la grande fresque sur l’esclavage que vous venez d’entamer, est née d’un séjour en Afrique quand vous étiez adolescent.

Timothée de Fombelle : Quand j’avais environ 5 ans, j’ai vécu une année au Maroc, à Agadir. Mon père était architecte et urbaniste, il s’occupait du schéma directeur de la ville. Cette période a permis au petit Français né à Paris dans le 14e que j’étais une découverte sensible de l’ailleurs. Plus tard, vers l’âge de 13 ans, j’ai vécu pendant deux ans en Côte d’Ivoire, mon père travaillant à l’Atelier d’urbanisme ­d’Abidjan. Au collège Jean-Mermoz, j’ai pu faire de nombreuses rencontres. Cela a été un moment très intense de découvertes. Il n’y avait pas chez nous l’idée de rebâtir une sorte de petite France à l’étranger, et Abidjan a été le point de départ de balades vers le Mali et le Ghana. Aujourd’hui, quand je dois me repérer dans le temps, je me rends compte que toute ma mémoire est construite autour de ce moment : il y a l’avant- et l’après-Côte d’Ivoire.

Vous avez changé à ce moment-là ?

Le changement est lié au déracinement, à l’ailleurs, qui sont des obsessions dans ce que j’écris. Se retrouver à Abidjan, c’est un décentrement qui fait du bien et me permet de découvrir des vies très différentes de la mienne, au moment où je vis l’adolescence. Cela m’a transformé. À cet âge, nous sommes des éponges très sensibles à ce qui nous entoure, et même nos parents ne peuvent se rendre compte de l’intensité de ce que nous vivons. Adulte, j’ai voulu repartir. Au Vietnam, comme jeune professeur, je me suis rendu compte que je cherchais l’Afrique en Asie !

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

IL RESTAIT DES TRACES DU PASSAGE DE CES HOMMES ET DE CES FEMMES DANS LA CROÛTE DE TERRE DES CAVES

C’est à partir de la Côte d’Ivoire que vous découvrez les forts construits sur la côte…

Pendant les vacances de la Toussaint, nous sommes partis vers le Ghana, dans notre Mazda break. On a visité tout le chapelet des forts que j’évoque dans Alma : Elmina, Cape Coast, Shama. Mon appareil photo autour du cou, je ne savais pas ce que j’allais trouver quand nous avons atteint la première de ces forteresses blanches qui tombent dans la mer. Cela a été un choc terrible. J’avais sans doute entendu parler du drame de l’esclavage, mais c’était quelque chose d’abstrait. Là, un gardien nous a expliqué ce qu’il s’était réellement passé dans ce lieu où des milliers d’Africains – des millions à l’échelle de toute la côte – ont transité avant d’être embarqués pour traverser l’Atlantique. Il restait des traces du passage de ces hommes et de ces femmes dans la croûte de terre des caves du fort. C’était bouleversant.

Dans Alma, plusieurs personnages prennent de la même manière conscience de la réalité.

Oui, cette transformation s’inspire de ma prise de conscience personnelle et surtout du chemin que j’aimerais faire parcourir à mes lecteurs. On peut apprendre qu’une masse de personnes ont été déportées vers un autre continent, mais c’étaient des individus avec chacun leur histoire. Chaque être était arraché avec toute sa vie ! C’est ce dont j’ai pris conscience à Elmina.

« Alma, le vent se lève », de Timothée de Fombelle, est paru chez Gallimard Jeunesse le 11 juin 2020.

« Alma, le vent se lève », de Timothée de Fombelle, est paru chez Gallimard Jeunesse le 11 juin 2020. © François Place /Gallimard jeunesse 2020


Vous êtes-vous beaucoup documenté ?

Oui, je fais comme une enquête en écrivant. Ma documentation est variée. Il y a des livres d’histoire qui synthétisent ce que l’on sait de la traite atlantique, comme ceux de Marcus Rediker sur le navire négrier, la piraterie et tout le prolétariat de la mer. Il a une vision assez marxiste de l’Atlantique du XVIIe siècle et s’intéresse aux plus démunis. J’ai aussi lu des études très précises, dont l’une sur la traite à La Rochelle. Et, grâce à Gallica, la bibliothèque en ligne de la BnF [Bibliothèque nationale de France], j’ai eu accès aux archives brutes que sont les livres de bord des navires, avec une majorité de témoignages de négriers, ce qui est très troublant.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

LES RÉCITS D’ESCLAVES SONT BEAUCOUP PLUS RARES

Les récits d’esclaves, comme celui d’Olaudah Equiano, qui offre un point de vue depuis la cale et non depuis le pont supérieur, sont beaucoup plus rares. Il existe quelques témoignages issus de sources judiciaires qui racontent le parcours et la traversée de certains esclaves, mais on les compte sur les doigts d’une main, alors que ceux qui concernent la vie dans les plantations sont plus nombreux. Je me suis aussi documenté sur l’Afrique ancienne. La recherche en la matière s’est approfondie ces dernières années, notamment grâce au livre de François-Xavier Fauvelle. Et puis il y a aussi les travaux de quelques fous, comme Jean Boudriot, qui a écrit sur un bateau qui s’appelle L’Aurore !

C’est celui qui vous a inspiré La Douce Amélie, dans lequel embarque Alma…

Oui, ce bateau est parti en 1784, deux ans avant La Douce Amélie. J’ai cinquante ou soixante plans de ce navire et de sa charpente qui me permettent de m’y promener. L’Aurore a quitté Rochefort, où il a été construit, pour une traversée classique. Il est arrivé au Sénégal, puis il a caboté le long de la côte jusqu’au royaume du Kongo. Ensuite, il a traversé l’Atlantique vers Saint-Domingue, alors au faîte de sa splendeur. Le trafic des esclaves y était intensif pour permettre la production de sucre.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

UNE MÉMOIRE COMMENCE À ÊTRE VIVANTE QUAND ON PEUT Y INSUFFLER DE L’IMAGINAIRE

Alma est l’une des dernières représentantes du peuple oko. Ce peuple a-t-il vraiment existé ?

Non, c’est ma part d’imaginaire. J’avais besoin de cette liberté dans le monde bien réel que je décris en évoquant le royaume de Boussa, le fleuve Niger, les Ashantis. J’ai trop souffert en lisant ce qui existait en littérature sur le sujet : des parcours typiques de jeunes captifs… dans le genre « Vis ma vie d’esclave » ! Une mémoire commence à être vivante quand on peut y insuffler de l’imaginaire. C’est la seule manière de lui rendre hommage. J’ai donc créé les Okos, ce qui me permet de frôler le fantastique avec cette idée d’un peuple qui, se réduisant, concentre les pouvoirs et les talents. Si bien qu’ils vont presque acquérir des superpouvoirs.

Il existe une orisha portant ce nom…

Ce peuple, c’est une sorte de synthèse, un collage un peu cubiste d’éléments empruntés à des civilisations différentes. J’ai lu l’histoire d’une cité désertée très rapidement, sans que l’on sache pourquoi, et où l’on a retrouvé beaucoup de poteries. C’est dans les plis de ce genre de mystère que j’ai inventé ce peuple. Le mot lui-même est une fabrication, même s’il existe un peuple oyo…

Il y a dans votre roman une part de magie. Est-ce parce qu’on l’associe souvent au continent ?

Je voulais qu’il y ait une part de magie – quand il s’assied, des plantes poussent sous le frère d’Alma – parce que ce genre de vision me transporte. Mais je n’aurais pas utilisé un superpouvoir à la Spider-Man, j’avais besoin de fonder cette magie sur des traditions africaines, les chants et les griots notamment. La mère d’Alma, qui fait tenir le navire par son chant et son récit, je ne l’ai pas inventée. Sur un navire négrier, on a laissé une femme chanter la nuit parce que, quand elle faiblissait, la révolte grondait. C’est une histoire qui me fait penser que je ne serai jamais à la hauteur de ce qui est arrivé.

Dans ce tome, vous racontez comment des Africains capturaient d’autres Africains.

Tous les historiens en parlent. Au XVIIIe siècle, il n’y avait pas de razzias, parce que les Occidentaux avaient peur. Ils préféraient sous-traiter ce boulot très dangereux qui les obligeait à s’éloigner de leur base et à se battre alors qu’ils préféraient négocier. Dans Alma, je montre à quel point ce commerce, avec ses navires et leurs cales béantes qui avalaient de l’être humain, a complètement désorganisé et épuisé l’Afrique. Cette industrialisation est provoquée par l’envie de café et de sucre dans les cours et les faubourgs européens. Je ne me trompe pas sur la main qui la dirige. Avec trois volumes de 400 pages, je peux montrer la complexité de cette histoire.

Vos personnages aussi sont complexes. Et profondément humains.

Ma matière première, c’est l’humain et l’universel dans l’humain. Que je fasse vivre un Européen ou un Africain, je le fais exactement de la même manière. Chaque personnage a mille facettes, et je ne parviens pas à créer un méchant sans montrer la faille qui l’a rendu méchant. Je n’essaie pas de les excuser – j’ai de vraies ordures dans ma galerie de portraits ! –, mais ils ne sont pas sortis du ventre de leur mère avec le panneau « méchant » sur le front.

Vous avez tout de même une vision assez marxiste des relations entre les bons et les méchants…

C’est aussi une vision classique du récit de toute éternité, opposant le loup et l’agneau. J’ai les bons vieux défauts du raconteur d’histoires qui confronte l’obscur méchant à la pauvre petite chose ballottée par la vie. Cette vision verticale des relations que l’on retrouve dans Tobie Lolness avec Jo Mitch, sorte de magnat de l’immobilier, c’est le reflet de la vie.

https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">

CE MOMENT DE L’HISTOIRE EST SIDÉRANT EN CE QU’IL NIE UNE PARTIE DE L’HUMANITÉ

Dans le cadre de la traite, je n’ai pas eu de difficultés à construire le personnage d’un méchant. Ce moment de l’Histoire est sidérant en ce qu’il nie une partie de l’humanité. Et tout le monde en profitait. Un boulanger du fin fond de la France pouvait vendre ses biscuits jusque sur les bateaux ! L’Europe s’est construite ainsi !

Où vont se dérouler les deux prochains tomes ?

Le deuxième commence dans la ville du Cap-Français et se passe à Saint-Domingue ainsi qu’en Louisiane, du côté des plantations. Il y a aussi une partie européenne, avec les tout débuts de l’abolition en Angleterre, autour d’un personnage qui a vraiment existé, Thomas Clarkson, jeune Britannique qui commence à se battre pour la libération des esclaves. Et Alma va se retrouver à Versailles au cours de l’hiver qui précède la Révolution française. Le troisième tome sera centré sur la grande révolte de Saint-Domingue. Parallèlement aux mouvements d’abolition européens qui n’aboutissent pas, je veux traiter du marronnage et de ces moments où les esclaves tentent de se libérer par eux-mêmes.


Polémique dans un verre d’eau

Une planche du livre « Alma », de Timothée de Fombelle.
Une planche du livre « Alma », de Timothée de Fombelle. © JOEL SAGET/AFP

 

Une petite polémique a agité le milieu littéraire à la sortie d’Alma. L’éditeur anglo-saxon de Timothée de Fombelle, Walker Books, a en effet décidé de ne pas le publier sous prétexte qu’en tant que Blanc l’auteur ne serait pas légitime pour raconter l’histoire d’une enfant noire confrontée à l’esclavage. Ce n’est pas la première fois que ce genre d’idées s’invite dans le débat : il fut un temps où certains rescapés des camps de concentration refusaient que leur histoire fasse l’objet d’un livre d’imagination. Mais, pousser jusqu’au bout cette logique, ce serait signer l’arrêt de mort de toute littérature. Un certain Victor Hugo écrivait en préface des Contemplations : « On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! »