« Ouattara-Bédié : le dernier combat » (2/3) – Dans les années 2000, alors que la Côte d’Ivoire est coupée en deux, Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié vont sceller une alliance de circonstance face à Laurent Gbagbo.
C’est l’histoire d’une alliance de raison, d’un mariage séduisant mais voué à l’échec tant il n’était que de façade. En septembre 2002, des rebelles venus du nord de la Côte d’Ivoire ont échoué à faire tomber le régime de Laurent Gbagbo, vainqueur de la présidentielle de 2000. Depuis, le pays est coupé en deux et la diplomatie tente faire taire les balles. En mars 2003, Accra doit abriter un second round de négociations sous la houlette du président John Kufuor, mais elles patinent.
La brouille entre Alassane Ouattara et Henri Konan Bédié n’en est pas l’unique raison, mais cela joue. Car si leurs épouses ont déjà brisé la glace, les deux hommes ne s’adressent pas la parole ou si peu. « Tous les problèmes que j’ai, c’est à cause de Bédié », répète Ouattara. Cette situation n’a que trop duré, estiment plusieurs acteurs importants de la crise.
L’acte fondateur
Dans la capitale ghanéenne, Ouattara et Bédié sont logés dans la même résidence hôtelière. Leurs chambres se font face. Un soir, avant le début du dialogue, Seydou Diarra, désormais Premier ministre, se rend dans celle de Ouattara. Il le prend par la main, l’exhorte à faire un geste et à aller voir son rival : « Il ne peut pas y avoir de réconciliation si vous ne vous parlez pas », insiste-t-il. « Je ne suis pas en costume, va-t-il me recevoir ? », répond finalement Ouattara. Il traverse le couloir, pénètre dans la chambre de Bédié et n’en ressortira que plusieurs heures plus tard. L’abcès est crevé. Les négociations peuvent avancer. C’est l’acte fondateur de leur réconciliation.
« Elle s’est faite au nom de leur détestation commune pour Gbagbo. Ils ont compris que c’est leur rivalité qui lui avait permis d’émerger », précise à « Jeune Afrique » un homme qui les connaît bien.
Soutenue par la France, cette volonté de mettre fin au régime de Laurent Gbagbo donnera naissance, en mai 2005, à Paris, au Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), qui n’est pas encore le parti unifié que l’on connaît mais un groupement de formations où se retrouvent le PDCI, le RDR, l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) d’Albert Mabri Toikeusse et le Mouvement des forces d’avenir (MFA) d’Innocent Anaky Kobéna.
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OUATTARA LE SAIT : JAMAIS IL NE L’AURAIT EMPORTÉ AU SECOND TOUR FACE À GBAGBO SI BÉDIÉ N’AVAIT PAS APPELÉ À VOTER POUR LUI
Alassane Ouattara arrive finalement au pouvoir en avril 2011 à l’issue d’une grave crise postélectorale. Pendant des semaines, alors que les combats font rage à Abidjan, Bédié reste à l’hôtel du Golf, où Ouattara et son entourage ont établi leurs quartiers. Il demeure souvent cloîtré dans sa chambre, où il se fait ravitailler en cigares, mais c’est un symbole fort, que son ancien rival apprécie. Alassane Ouattara le sait : jamais il ne l’aurait emporté au second tour face à Laurent Gbagbo si Bédié, arrivé officiellement troisième à l’issue du premier tour, n’avait pas appelé à voter pour lui.
Rien n’est gratuit
Tout cela à tout de même un prix. En politique, rien n’est gratuit. Bédié est régulièrement consulté, parfois associé à la gestion des affaires publiques. On l’honore, il est choyé. En plus de ses indemnités d’ancien chef d’État, la présidence lui verse plusieurs dizaines de millions de francs CFA – certaines sources avancent le chiffre invérifiable de 100 millions de francs CFA (150 000 euros) – tous les mois.
Plusieurs membres de sa famille sont nommés dans les grandes sociétés d’État ou à la primature. Une grande partie de son protocole est prise en charge. Certains de ses collaborateurs émargent dans des ministères ou des grandes institutions. Et quand Bédié s’envole pour la France pour son séjour annuel, ou qu’il se rend au Ghana pour rencontrer le roi des Ashantis, c’est à bord d’un avion de la flotte de l’État. Dans les couloirs de la présidence, l’on dit alors que « Bédié est gavé comme une oie ».
La relation entre Bédié et Ouattara prend un nouveau virage le 17 septembre 2014. Ce jour-là, sur une place de Daoukro bondée comme jamais, le Sphinx appelle son parti à voter pour Ouattara dès le premier tour de la présidentielle de 2015. Dans les rangs du PDCI, c’est la stupeur. « L’objectif, c’est d’aboutir à un parti unifié, étant entendu que ces deux formations sauront établir entre eux l’alternance au pouvoir dès 2020 », poursuit Bédié. Personne n’a été mis dans la confidence, mais les deux hommes ont scellé un pacte trois jours plus tôt, en présence de Guillaume Soro. Il n’y en aura aucune trace écrite, et il porte en lui les ingrédients de leur future discorde.
« Cela avait déjà été le cas dans l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2010, rappelle un important responsable du RHDP. Des documents avaient été préparés pour officialiser la répartition des postes avec le nombre de ministres, de directeurs généraux et d’institution accordés au PDCI. Mais ils n’ont jamais été signés. »
Simple imprudence ou nouvel épisode du jeu de dupes qui oppose deux briscards de la politique ? Il prendra en tout cas fin quelques années plus tard sur l’autel du parti unifié, pourtant initialement souhaité aussi bien par Ouattara que par Bédié. Bientôt, le contact sera bientôt rompu. « Dans cette histoire, chacun porte sa part de responsabilité », analyse un ancien cadre du parti aujourd’hui membre du gouvernement.
Ouattara-Bédié 1
[Série] Ouattara-Bédié, acte I : dans l’ombre d’Houphouët
29 septembre 2020 à 16h27 |Par Vincent Duhem - à Abidjan
« Ouattara-Bédié : le dernier combat » (1/3) – Au début des années 1990, Henri Konan Bédié et Alassane Ouattara servent tous deux Félix Houphouët-Boigny. À l’époque déjà, leur relation est marquée par la défiance et les manœuvres du « Vieux » y sont pour beaucoup.
Ce 7 février 1994, la Côte d’Ivoire enterre Félix Houphouët-Boigny. Des milliers de personnes foulent le parterre de la basilique Notre-Dame-de-la-Paix de Yamoussoukro. On aperçoit la première dame, Marie-Thérèse, le visage couvert d’un léger voile noir. Henriette Bédié lui tient le bras, son époux les suit de près.
Henri Konan Bédié est fier comme un coq. Il trône. Le successeur du « Vieux », c’est lui. Quelques mois plus tôt, il est sorti vainqueur du bras de fer qui l’a opposé à Alassane Ouattara.
Les chemins des deux hommes se sont croisés pour la première fois dans les années 1960, aux États-Unis. Alassane Ouattara est alors un jeune étudiant. Un jour, son frère aîné, Gaoussou, lui présente un de ses anciens camarades de l’école primaire de Bocanda (Centre). Celui-ci a à peine plus de 30 ans, mais il est déjà l’ambassadeur de Côte d’Ivoire à Washington. Son nom : Henri Konan Bédié.
Ouattara rentre à Abidjan en 1990, quand Houphouët le nomme Premier ministre. Entre-temps, il a fait carrière au FMI et à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Bédié, lui, a poursuivi son chemin sous les ors de la République : ministre de l’Économie et des Finances pendant près d’une décennie, jusqu’en 1977, puis président de l’Assemblée nationale, de 1980 à 1993.
Diviser pour mieux régner ?
Si Houphouët choisit de placer l’économiste Ouattara à la primature, c’est d’abord pour répondre à la forte agitation sociale qui secoue le pays et pour améliorer ses relations difficiles avec les bailleurs de fonds internationaux. Mais « si déterminant qu’ait été cet argument, il ne signifie nullement que l’on ne puisse faire cas d’une quelconque autre motivation, et notamment du désir inavoué d’Houphouët de dresser un nouveau venu comme dernier obstacle sur le chemin de la succession ouverte à Bédié », écrira Frédéric Grah Mel dans sa biographie du père de l’indépendance.
L’arrivée de Ouattara à la tête du gouvernement se fait pourtant sans accroc. Durant les premiers mois, ses rapports avec Bédié sont cordiaux. Le Premier ministre prend soin de se rendre régulièrement chez son aîné pour faire le point sur l’état du pays, et ils se retrouvent tous les mardis pour préparer le conseil des ministres.
Houphouët a fait de Bédié le deuxième personnage de l’État et son successeur constitutionnel, mais c’est à son Premier ministre qu’il a confié la gestion du pays en cas d’absence. Le président divisait-il pour mieux régner ? À Abidjan, l’on raconte qu’avant de partir pour un de ces longs voyages qu’il affectionnait, il convoquait individuellement Ouattara, Bédié et le général Robert Gueï, son chef d’état-major. Au premier, il demandait de surveiller le deuxième, au deuxième le premier, et au troisième il conseillait de faire attention aux deux autres.
Rivalité exacerbée
Les mois passent, et la rivalité entre le Premier ministre et le président de l’Assemblée nationale s’exacerbe. Après avoir assuré à Bédié que sa mission excluait toute dimension politique, Ouattara laisse planer le doute. « Tout Ivoirien peut et doit avoir l’ambition de servir son pays au niveau où il croit que c’est le lieu approprié », déclare-t-il lors d’une interview accordée à la Radio télévision nationale (RTI) en octobre 1992.
Pour Bédié, qui patiente dans l’antichambre du pouvoir depuis tant d’années, c’est inacceptable. Le perchoir sera son exutoire. Il y prononce un discours particulièrement incisif contre la politique du gouvernement. La guerre est déclarée. Elle se répandra comme une traînée de poudre dans les hautes sphères de l’État. Chacun est invité à choisir son camp. Les grandes familles sont sommées de se positionner. Certaines resteront divisées de longues années.
« Le personnel politique originaire du Nord a été accusé de soutenir Ouattara. Qui n’a, de son côté, pas hésité à supprimer des avantages dont bénéficiaient certains responsables (comme les quotas sur le café et le cacao) pour faire le vide autour de Bédié, souffle un fin connaisseur de l’époque. Ils se sont tous les deux fait quelques crasses. »
« Le jeu des ambitions »
La défiance est telle qu’un jour, quand l’électricité de l’immeuble où réside Bédié – une tour nichée sur les hauteurs de la corniche de Cocody – est coupée, les proches de ce dernier accusent immédiatement le Premier ministre. « C’est le jeu des ambitions », dira plus tard Bédié.
La tension et ce climat malsain marqueront les derniers mois de la vie de Félix Houphouët-Boigny. Et le 7 décembre 1993, Bédié devra forcer sa nature placide et réservée pour imposer à Ouattara et à ses soutiens le respect la Constitution.
Cette guerre de succession laissera des traces profondes : Ouattara en voudra aux cadres du Nord qui ont refusé de rejoindre le Rassemblement des républicains (RDR), né en 1994 d’une scission avec le PDCI, et Bédié ruminera sa vengeance contre ceux qui lui ont préféré son rival. « Tu voulais m’empêcher d’accéder à la magistrature suprême », reprochera-t-il des années plus tard à un haut fonctionnaire au moment de le limoger.
Ouattara exclu du jeu politique
En décembre 1994, le nouveau code électoral stipule dans son article 49 que « nul ne peut être élu président de la République s’il n’est âgé de 40 ans révolus et s’il n’est ivoirien de naissance, né de père et mère eux-mêmes ivoiriens de naissance ». Alassane Ouattara est désormais exclu du jeu politique. Les manifestations de l’opposition sont violemment réprimées. Cinq ans plus tard, Bédié sera renversé par un coup d’État mené par le général Gueï. À l’époque, il est convaincu que Ouattara y est pour quelque chose.
Sa rancœur et son mépris envers son cadet s’expriment alors sans filtre. « De toute façon, [Ouattara] était burkinabè par son père, il en possédait toujours la nationalité, il n’avait pas à se mêler de nos affaires de succession », écrit-il dans son livre intitulé Les Chemins de ma vie, paru en 1999.
Démocratie en Afrique ?
L'aventure de la démocratie en Afrique: histoire et état des lieux
L’Afrique est souvent présentée comme un bastion de régimes autoritaires et dictatoriaux. Pourtant, depuis au moins trente ans, sous l’effet des bouleversements mondiaux, les pays africains se sont massivement dotés de culture électorale et les élections ont largement remplacé les coups d’État comme moyens de changement de régime. Mais la persistance de pouvoirs autoritaires ou semi-autoritaires ainsi que le dernier coup de force au Mali montrent que ces évolutions restent fragiles.
Il y a 60 ans, dix-sept pays africains accédaient à l’indépendance, faisant de l’année 1960 la première étape vers une émancipation totale du continent, qui a été colonisé, esclavagisé, mis en coupe réglée par les grandes puissances européennes pendant de nombreux siècles. Le processus de libération s’est terminé avec la chute du régime d’apartheid en Afrique du Sud en 1991.
Si l’émancipation du continent africain a été en grande partie le résultat des négociations politiques entre colonisateurs et colonisés, elle était aussi l’aboutissement des prises de conscience et des combats majeurs menés par les Africains au nom de la souveraineté, la liberté et le développement. Ces objectifs furent inscrits dans les Constitutions des nouveaux États indépendants, tout comme l’a été le choix de la démocratie qui paraissait aux yeux des pères fondateurs comme le régime le plus approprié pour réaliser ces objectifs.
C’était sans compter avec les dynamiques de l’histoire, de la géopolitique et des idéologies dominantes, qui ont sérieusement compromis le processus de la démocratisation des pays africains au cours des décennies qui ont suivi les premières indépendances, suscitant parfois des doutes sur l’adéquation du modèle démocratique occidental à la manière de faire du politique sur le continent. On se souvient de la déclaration de Jacques Chirac en 1990 affirmant que « l’Afrique ne serait pas prête pour la démocratie ».
Les sociétés africaines sont-elles réellement incompatibles avec la démocratie et le multipartisme ? Au soixantième anniversaire du premier mouvement d’indépendances de l’Afrique, quel bilan peut-on établir de la démocratisation réelle du continent ? Où en est le processus en 2020 ?
La démocratie a la cote
Commençons par les bonnes nouvelles.
1 - Alors qu’au début des années 1990, l’Afrique se targuait d’avoir seulement trois démocraties sur les 53 pays que comptait alors le continent, aujourd’hui lorsqu’on croise les différents indicateurs de la maturité électorale et ceux de la maturité économique (Afrobaromètres, Freedom House, Mo Ibrahim, et Economist Intelligence Unit) on trouve pas moins d’une dizaine de pays qu’on pourrait qualifier de « démocraties matures » qui connaissent des alternances de partis au pouvoir, des élections libres et transparentes et un parlementarisme actif. Dans le rang de ces démocraties avancées, se situent notamment les îles du Cap-Vert, le Ghana, l’île Maurice, la Namibie, le Sénégal, la Tunisie, le Botswana, l’Afrique du Sud, le Bénin, Sao Tomé et Principe. À ceux-là s’ajoutent des pays en cours de démocratisation et dont font partie pêle-mêle la Gambie, l’Éthiopie, le Nigeria, l’Algérie, le Maroc, le Kenya, la Zambie et Madagascar.
2 - La pratique de la démocratie électorale est entrée dans les mœurs. « Depuis les années 1990, tous les États du continent ont instauré un processus électoral pluraliste avec la mise en concurrence des candidats, à l’exception de l’Érythrée. On compte ainsi chaque année une vingtaine d’élections sur tout le continent. Le système électoral fait partie du paysage africain, de la vie politique locale », explique le chercheur et ancien diplomate Pierre Jacquemot, qui vient de publier un essai sur l’avènement de la démocratie électorale en Afrique (1). « Depuis 1990, six cents élections présidentielles et législatives se sont tenues dans les 53 pays africains. Seule l’Érythrée ne vote pas » rappelle le diplomate.
3 – Last but not least, on constate une véritable aspiration populaire pour la démocratie en Afrique aujourd’hui. Selon un sondage effectué dans 34 pays en 2019 par Afrobaromètre, l’institut de sondages et de recherche sur la gouvernance en Afrique, 68% des sondés déclarent vouloir vivre dans des sociétés ouvertes et libres. Certes, ce chiffre, qui s’élevait à 72% en 2012, est en baisse, mais révèle toujours une adhésion massive aux principes de la démocratie électorale.
Les racines de l’autoritarisme postcolonial
L’Afrique revient de loin. Au moment des indépendances, la démocratie en Afrique était une idée neuve, même si le personnel politique alors aux manettes, en Afrique francophone comme en Afrique anglophone, était familier des pratiques occidentales de la démocratie élective multipartite. Le Sénégalais Senghor, tout comme l’Ivoirien Houphouët-Boigny ou encore le Guinéen Sékou Touré, avaient été, on s’en souvient, députés au Parlement français. C’est fort de cette expérience formatrice que les pères fondateurs des pays africains qui accédèrent à l’indépendance dans les années 1950-1960, commençant par la Tunisie en 1956 et le Ghana en 1957, adoptèrent comme cadre de leur vie politique le modèle démocratique occidental, avec ses élections ouvertes à tous les habitants ainsi qu’à la concurrence des partis.
Mais, aussitôt après les indépendances, le pluralisme est abandonné. Face aux défis politiques et économiques de la période post-indépendances, la plupart des États africains instaurent des régimes autoritaires, dirigés par des dictateurs souvent violents dont les plus connus s’appellent Idi Amin Dada, Bokassa, Mengistu et Mobutu. La culture du chef, qui caractérise les sociétés africaines traditionnelles, est alors pointée du doigt par les observateurs pour expliquer pourquoi la culture démocratique a tardé à prendre racine dans le continent. Or, si on en croit les chercheurs en histoire et en anthropologie, dans l’Afrique précoloniale, contrairement à l’idée reçue, les chefs n’étaient pas tous tout-puissants, car leur pouvoir découlait des populations qui étaient traditionnellement associées à la gestion politique de la cité sans nécessairement recourir à l’élection.
« La plupart des sociétés africaines étaient effectivement des sociétés de délibération, mais cette délibération s’effectuait de façon exclusive, dans un contexte de forte hiérarchisation des statuts où seules certaines catégories sociales, notamment les hommes les plus âgés, avaient accès à la parole et à la décision », écrit l’anthropologue et historien de l’Afrique Jean-François Bayart. Ce modèle délibératif sera mis à mal par la colonisation et la décolonisation.
Pour Jean-François Bayart comme pour son homologue britannique Nic Cheeseman, auteur d’un essai sur la démocratie en Afrique (2) qui fait autorité, le modèle de l’autoritarisme africain ne serait pas endogène, mais colonial. Les deux s’accordent pour reconnaître que la chefferie traditionnelle est une invention du colonisateur et que l’État prédateur postcolonial conçu comme un outil d’exploitation des ressources plutôt que comme un outil d’autonomisation des citoyens serait « l’héritier direct du projet autoritaire de la "mise en valeur coloniale" et du style de commandement de l’administration européenne de l’époque », selon Jean-François Bayart. Nic Cheeseman confirme cette lecture et rappelle que les techniques coercitives telles que le travail obligatoire, la détention arbitraire et les châtiments corporels pratiqués par le colonisateur ont été largement maintenues sous les régimes autoritaires. Il va falloir attendre la fin de la guerre froide pour que le jeu démocratique soit relancé sur le continent africain.
Le tournant des années 1990
Au tournant des années 1990, avec la chute du bloc soviétique, une nouvelle dynamique est née dans le monde en faveur de la démocratie libérale. Cette dynamique s’est étendue également au continent africain où on voit de nombreux pays mettre en place des « Conférences nationales souveraines réclamant l’instauration de la démocratie. Ces mobilisations convoquées par des mouvements citoyens, réunissant les forces sociales, politiques et religieuses, font évoluer l’organisation de la vie politique, « en créant de nouvelles règles de jeu, en évinçant les dictateurs les plus violents et en élargissant le spectre des possibles », écrit Pierre Jacquemot.
En 1991, le Bénin et la Zambie font figure de pionniers dans ce mouvement général de déverrouillage démocratique. Au sortir d’une longue période de dictature, ces pays organisèrent leurs premières élections multipartites qui consacrèrent la victoire de l’opposition. L’ensemble de l’Afrique francophone sera, à terme, touchée par ces mobilisations populaires. Les populations descendent dans la rue et réclament une transformation fondamentale de la vie politique avec l’abrogation des systèmes constitutionnels en place jugés totalitaires et leur remplacement par des institutions réellement représentatives.
Certes, les résultats ne furent pas les mêmes d’un pays à l’autre. Dans la foulée de 1991, on n’assista pas non plus à la victoire idéologique définitive de la démocratie et du libéralisme. Mais des avancées significatives eurent lieu, parmi lesquelles la fin des partis uniques dont le nombre chuta de 29 en 1989 à 3 en 1994. « Entre 1990 et 1999, écrit Pierre Jacquemot, on compte 192 élections présidentielles et législatives dans 45 pays. Dans certains d’entre eux, les oppositions naissantes conduisirent des campagnes en faveur de réformes et permirent l’entrée en scène de nouveaux dirigeants, grâce à des élections pluralistes. »
L’ampleur des répercussions provoquées par ces mobilisations populaires dans l’Afrique subsaharienne ne peut être sous-estimée. Pour nombre d’observateurs, cette déferlante politique serait à l’origine des soulèvements du Printemps arabe qui fera vaciller les régimes arabes à la fin des années 2000 et conduira à la chute de Ben Ali à Tunis et Moubarak au Caire.
État des lieux
Trente ans après le retour de la démocratie à la faveur des Conférences nationales souveraines, l’Afrique se retrouve à un nouveau palier de son évolution politique. « La démocratisation par l’élection », qui fut le principal acquis des mobilisations des forces pro-démocratiques au début des années 1990, montre ses limites, avec notamment l’instrumentalisation des scrutins par les gouvernements en place.
« Rares sont les scrutins africains qui respectent les règles formelles de la démocratie électorale, se lamente Pierre Jacquemot dans son essai. Les manipulations à chaque étape du cycle électoral prennent diverses formes, allant de l’intimidation des électeurs et des candidats à la manipulation de l’organe de gestion électorale en passant par des failles dans l’enrôlement et le trucage dans le décompte des résultats. » Par conséquent, il y a très peu d’alternance au pouvoir, avec les dirigeants en place reconduits indéfiniment. Rappelons qu’à la fin de 2019, quatorze chefs d’État africains étaient au pouvoir depuis plus de vingt ans. Le professeur britannique Nic Cheeseman abonde dans ce sens, qualifiant l’Afrique de « continent remarquablement divisé », avec « presque autant de démocraties défectueuses (15) que de régimes autocratiques (16) parmi les 54 États du continent ».
Dans ces conditions de recul général des libertés et de la démocratie, comment s’étonner que le désenchantement démocratique gagne les populations ? Cela se traduit par l’abstention grandissante, une « fatigue de vote » pour citer Pierre Jacquemot, qui s’élève à 50% en moyenne depuis le début des années 2000. Ce sont des maux que pointe également le dernier rapport sur la démocratie dans le monde publié en début d’année par le magazine britannique The Economist. L’indice de 4,26 qu’attribuent les spécialistes du magazine à l’état de la démocratie en Afrique subsaharienne est le plus bas depuis 2010.
Ce rapport édité par les chercheurs de The Economist Intelligence Unit (EIU) attire aussi l’attention sur les progrès réalisés au cours des dernières années dans le domaine de la démocratisation par des pays comme la Gambie, le Soudan et l’Éthiopie qui, hier encore, étaient plongés dans des dictatures les plus absolues. Cette logique du verre de la démocratie à moitié plein rejoint les prises de position du philanthrope anglo-soudanais Mo Ibrahim, engagé à travers sa fondation basée à Londres dans la publication régulière des bilans sans concession de la gouvernance en Afrique. Celui-ci déplorait encore récemment que les dictateurs du continent soient mieux connus que ses démocrates, citant l’exemple d’un ancien chef d’État africain qui a dû lui-même appeler un taxi après la passation de pouvoirs !
De l’élection à la démocratie en Afrique (1960-2020), par Pierre Jacquemot. Éditions Fondation Jean-Jaurès, 2020.
Democracy in Africa : successes, failures and the struggle for political reform, par Nic Cheeseman. Cambridge University Press, 2015.
Soixante ans après les indépendances, les anciennes puissances coloniales – France en tête – peinent toujours à considérer les Africains comme leurs égaux, estime la politologue et féministe Françoise Vergès.
Soixante ans après les indépendances de dix-sept pays d’Afrique subsaharienne, la France a-t-elle réellement largué les amarres ? Pour Françoise Vergès, politologue et féministe décoloniale réunionnaise, si le cordon ombilical a officiellement été coupé, reste entre l’ancienne puissance et les pays qui furent ses colonies un lien de domination invisible, qui continue de produire ses effets pernicieux.
Ce sentiment de supériorité puiserait ses racines dans le Code noir, qui réglementa la condition des esclaves noirs dans les îles françaises d’Amérique sous le règne de Louis XIV, mais aussi dans le rêve impérial d’une IIIe République qui, notamment par la voix de Jules Ferry, conférait aux « races supérieures » « le devoir de civiliser les races inférieures ».
Françoise Vergès revient pour Jeune Afrique sur la persistance d’une névrose nationale très française, entre nostalgie inavouée de son empire perdu et incapacité réitérée à envisager la moindre repentance.
Jeune Afrique : Treize ans après le discours de Dakar, Nicolas Sarkozy écrit dans ses récents mémoires qu’il regrette tout au plus d’avoir parlé trop « franchement » à ses « amis » africains, assumant que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire ». Qu’est-ce que cela révèle, selon vous ?
Françoise Vergès : Ce genre de fausses excuses est à mes yeux typique : ces gens ne retirent rien à ce qu’ils ont dit mais prétendent que c’est l’empaquetage qui n’allait pas. Cela illustre aussi parfaitement la résistance qui s’affirme à travers le slogan « Black Lives Matter ». Au fond, ce que Sarkozy dit, c’est que les vies noires n’existent pas encore, dès lors qu’il leur reste à entrer dans l’Histoire.
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« L’AMI DES AFRICAINS », C’EST LÀ UNE PHRASE PROFONDÉMENT PATERNALISTE ET RACISTE
Quant à se proclamer « l’ami des Africains », comme d’autres présidents français avant ou après lui, c’est là une phrase profondément paternaliste et raciste. Est-il l’ami de tous les Africains ? C’est toujours bizarre d’entendre ces mots, qui évoquent ceux d’un colon : « Quand j’étais aux colonies, je traitais bien mon chauffeur, ma bonne et mon jardinier… » Il s’agit d’une version remasterisée de ce paternalisme colonial dont Césaire, Fanon ou Cabral ont si bien parlé.
Une grande partie de l’intelligentsia française, des intellectuels aux politiques, s’érige depuis une vingtaine d’années contre toute idée de repentance découlant du passé colonial… La France est-elle encore réticente à l’idée de cette introspection ?
Effectivement, cette France-là n’y est pas prête. Je dirais même qu’elle ne le veut pas et ne le voudra probablement jamais.
Cette caste y perdrait des privilèges, car il faut rappeler qu’elle est convaincue de sa propre supériorité : les Lumières, la grandeur de la France… Et subitement, l’Afrique viendrait lui dire qu’elle aussi a accouché de grands artistes, de grands philosophes, de grands historiens, et qu’il faudrait lui parler à égalité !
Le fait que l’on s’autorise à dire à ces personnalités ce qui ne va pas dans leur manière de présenter leur récit, de voir le monde, de se voir dans le monde leur est insupportable et les panique. Tant que c’était eux qui en parlaient à leur manière, l’anticolonialisme était recevable. Mais lorsque les décolonisés se sont appropriés le concept, on a vu fleurir un anti-anticolonialisme, notamment dans les rangs de la gauche française.
On parle depuis quelques années d’un courant de pensée et d’action dit décolonial, auquel on vous associe. Revendiquez-vous cette appartenance, et comment définissez-vous ce courant ?
Je ne fétichise pas les termes, et j’ai une longue expérience qui fait que je trouve toujours pertinents certains textes des années 1950. Le terme « décolonial » renvoie à une nouvelle méthode d’analyse qui insiste sur le fait que la question raciste ne disparaît pas avec la fin d’un statut colonial.
La théorie décoloniale considère qu’au XVe siècle, une division s’est opérée dans l’humanité entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Le Code noir en est une expression légale. Six siècles plus tard, nous vivons toujours avec cette division.
La plupart de nos contemporains n’ont pas connu l’époque coloniale. Comment expliquer la persistance en France de cet impensé collectif ?
Au sein de la société française, avec la fin de la guerre d’Algérie en 1962, il y a le sentiment que le chapitre colonial – tout comme le débat sur ce sujet – vient de se clore. Mais dans les mentalités, il n’y a pas eu de rupture le jour de la signature des accords d’Evian.
De plus, l’État a promu l’idée que nous n’étions pas responsables des mauvaises choses imputables à la colonisation. Or le racisme est structurel, institutionnel. Dans Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire écrit que « nul ne colonise innocemment » ni « impunément ». C’est ce qu’il appelle l’effet retour. Et il prédisait que cet effet boomerang viendrait par la suite contaminer jusqu’aux pensées progressistes.
Notre champ lexical, les statues dans nos villes, le nom des rues ou des places, l’enseignement scolaire, les films, les programmes à la télé, tout cela perpétue inconsciemment l’État colonial. D’ailleurs, la France reste l’un des pays d’Europe qui a le plus de territoires dits d’Outre-mer. Son statut de deuxième puissance maritime mondiale, c’est à ses colonies qu’elle le doit.
N’y a-t-il pas aussi, du côté africain, une nécessité de décoloniser les esprits ?
Dans Peaux noirs, masques blancs,Frantz Fanon abordait cette question. Les colons ont martelé aux Noirs : « Vous manquez de raison, de beauté, d’intelligence, vous n’avez pas eu de beaux arts… Mais un jour vous pourrez y accéder si vous suivez le chemin de l’intégration et de l’assimilation. »
C’est cela qui est présenté comme désirable, et bien sûr cela se répercute dans la psyché africaine. Regardez des phénomènes comme le blanchiment de la peau… L’Europe a imposé un modèle de ce qui est désirable, et en Afrique il y a une bourgeoisie nationale, une élite qui adhèrent à ces normes et à cette manière d’être. Elles-mêmes ont reproduit un mépris envers les classes populaires, les savoirs ou les expressions artistiques et culturelles populaires.
La colonisation a également laissé en héritage des archétypes sexués : quelle image de la femme ou de l’homme subsaharien ou maghrébin imprègne encore l’imaginaire occidental ?
11 septembre n°4
[Série] Le 11-Septembre vu depuis l’Afghanistan (4/4)
L’assassinat du commandant Massoud est la dernière étape avant la mise en œuvre du plan d’attaque contre l’Amérique. Le 11 septembre, il est 17 heures à Kandahar, en Afghanistan, quand un premier avion percute la tour Nord.
Le 30 août 2001, Ramzi bin al-Shabih est réveillé dans la nuit par un appel de Mohammed Atta, son ancien colocataire à Hambourg, qui coordonne l’opération à venir : « Un de mes amis m’a confié un puzzle, je veux que tu m’aides à le résoudre. »
« C’est l’heure de faire des puzzles, Mohammed ? », répond Shabih. Atta insiste : « Deux baguettes, un tiret et un gâteau avec une baguette en bas. Qu’est-ce que c’est ? » « Tu me réveilles juste pour me dire ça ? »
À l’évidence, Shabih feint l’indifférence au cas où la ligne serait sur écoute. Mais il connaît maintenant la date de l’opération : « 11-9 », le 11 septembre.
Opération « Mardi béni »
À partir de là, le nom de code de l’opération est « Mardi béni ». Le 9 septembre 2001, deux journalistes belges d’origine marocaine, travaillant pour la chaîne Arabic News International (ANI-TV) se présentent au fief de Shah Ahmad Massoud, leader de l’Alliance du Nord et principal ennemi des talibans, à Khodja Bahauddin, près de la frontière tadjike. Ils insistent pour rencontrer le Lion du Panshir, ils sont venus de loin pour cela.
Après plusieurs minutes de tractations, ils sont introduits auprès du chef tadjik. Première question : « Commandant, que ferez-vous d’Oussama Ben Laden lorsque vous aurez reconquis tout l’Afghanistan ? »