De 1954 à 1962 plus d’un million et demi de jeunes Français sont partis faire leur service militaire en Algérie. Avec « Papa qu’as-tu fait en Algérie ? Enquête sur un silence familial » (éditions La Découverte) l’historienne Raphaëlle Branche livre une enquête fouillée sur le silence qui a marqué et entouré la guerre d’Algérie. Alors que Paris et Alger ont récemment initié un dialogue sur la mémoire franco-algérienne, nous vous proposons de lire quelques extraits choisis de cet ouvrage inédit mêlant archives et témoignages récents.
Nombre de familles françaises sont habitées par les traces de cette guerre qui ne fut officiellement reconnue comme telle qu’en 1999. Ceux qui l’ont faite sont des pères, des maris ou des frères, envoyés de l’autre côté de la Méditerranée quand ils avaient vingt ans. Souvent résumées à des silences ou à de très rares récits, les traces de leur expérience là-bas ont été un des éléments constitutifs de leurs familles, au gré des décennies qui nous séparent de cet événement majeur de l’histoire française contemporaine. Comprendre ce qui s’est joué dans les familles et comment la guerre a été vécue puis racontée et transmise, c’est éclairer d’une manière inédite la place de cette guerre dans la société française.
Pour saisir ce qui a pu se dire dans les familles françaises depuis les années 1950, il faut partir du fait que les familles sont des lieux de relations et d’attachements. Cette dimension est fondamentale pour saisir ce qui est dit comme ce qui est tu en leur sein.
Elle est aussi prise dans le temps : on n’est pas père de la même manière en 1960, en 1980 ou, a fortiori, en 2000 ; on n’attend pas la même chose d’un enfant non plus. Parce qu’elles sont des espaces fondamentaux de transmission de valeurs et de récits et qu’elles contribuent à l’identité de chacun de ses membres comme à l’existence du collectif familial, les familles sont un chaînon essentiel pour saisir le poids de l’expérience algérienne en France. L’étude de ces transmissions familiales éclaire aussi les mutations des familles françaises des années 1930 à nos jours. Ce qui est transmis renvoie en effet autant au contenu de la transmission qu’à ses conditions. Non seulement on ne raconte pas tout à ses enfants (ou à sa femme, ses parents, ses frères et sœurs), mais on ne fait pas le même récit selon les périodes de sa vie ou les moments historiques traversés.
Faire l’histoire d’un silence
Pourquoi les anciens appelés ont-ils peu raconté à leurs proches, notamment à leurs enfants ? Pourquoi les familles découvrent-elles tardivement l’importance de cette expérience ? Parfois après le décès des hommes eux-mêmes ? Si les vécus de cette guerre de plus de sept ans sont marqués du sceau de l’extrême diversité, l’impression de silence est ce qui domine.
Quels que soient l’endroit, le moment, le grade en Algérie, quels que soient l’origine sociale, le niveau de diplôme, le métier, les hommes qui ont participé à ce conflit sont décrits comme ayant peu transmis, au moins jusqu’aux années 2000. Dès lors, les explications de cette faible transmission sont sans doute moins à chercher dans le détail des expériences combattantes que dans les conditions ayant ou non permis sa possibilité, dès la guerre puis pendant des décennies. Plutôt que de se pencher exclusivement sur ce qui s’est passé en Algérie, l’analyse doit alors considérer ce qui a formé le premier espace pour dire (ou non) l’expérience : leurs familles. En effet, les silences des hommes ne sont pas solitaires : ce sont des silences familiaux, au sein d’une société française longtemps oublieuse de son passé algérien.
Ces « structures de silence » sont historiques. D’une part, elles renvoient à des contextes sociaux, politiques, culturels qui pénètrent les familles et les conditionnent en partie. Des normes existent, dans la société française, sur ce qu’il est possible, désirable ou pas de dire et d’entendre sur la guerre d’Algérie. Ces normes ont varié dans le temps. D’autre part, les structures de silence renvoient à des situations de communication internes aux familles (il n’est pas toujours possible de parler) qui, elles aussi, sont prises dans le temps. Ainsi, la valeur attribuée à la parole d’un père ou à la question d’un enfant a connu d’importants changements dans la seconde moitié du XXe siècle. Ces changements ont, en retour, influencé les transmissions de l’expérience algérienne dans les familles.
Mémoires d’autres conflits
Si une telle étude n’a jamais été menée, d’autres conflits ont pu donner lieu à ce genre de questionnements. Il faut toutefois les lire avec prudence quand on réfléchit à la guerre d’Algérie tant les contextes sont différents, qu’il s’agisse des conflits, des sociétés ou encore des familles.
Prenons par exemple la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, étudiées soit du côté des familles des victimes juives, soit du côté des soldats allemands ou autrichiens. Dans les deux cas, il a fallu articuler une transmission dans le cadre familial avec un événement historique perçu comme exceptionnel par les sociétés qui l’avaient vécu. Dans les deux cas, les travaux ont montré que dominait une perception familiale de l’expérience comme ayant été une expérience de victimes avec une marge d’action réduite.
La situation est peu comparable avec la France. Non seulement la guerre d’Algérie n’a pas été perçue comme hors normes, mais, pour beaucoup de Français, ce conflit lointain et peu meurtrier n’a pas été appréhendé comme une guerre pendant longtemps. Reste qu’on peut trouver dans ces travaux matière à réflexion, en particulier sur le silence comme modalité de la communication dans les familles. Car il y a bien eu, en Algérie, des expériences dont les anciens appelés ont pu considérer qu’elles ne pouvaient être dites ou qu’elles ne pourraient être entendues.
[…]
Plus pertinente est la comparaison avec la situation rencontrée par les combattants soviétiques en Afghanistan puis à leur retour. Cette guerre perdue mobilisa pendant près de dix ans tous les conscrits pour des opérations aux contours mal définis, qui furent cachées à l’opinion publique nationale. Là-bas, les soldats firent l’expérience de violences spécifiques ignorant les lois de la guerre. L’analyse des récits qu’ils firent à leur retour en Union soviétique révèle l’importance d’une violence sans retenue, justifiée par les impératifs de la guerre de contre-insurrection et devenue incompréhensible et largement inaudible après la défaite. Cela n’empêcha pas ces anciens combattants de lutter pour leur reconnaissance et leurs mères de s’organiser afin de les soutenir, dans un monde qui avait largement disparu puisque l’empire soviétique sombra quelques années plus tard.
Une révision radicale des valeurs
Cette disparition d’un monde dépasse le cadre d’une guerre perdue, voire d’une défaite fondatrice. Les Français ont été du mauvais côté de l’histoire. Non seulement la guerre fut menée au mépris souvent des lois de la guerre, mais son échec signifia la fin d’un projet politique global justifiant la place de la France dans le monde et la vision que les Français avaient d’eux-mêmes.
L’expérience qu’avaient eue les soldats en Algérie les rattachait à ce monde officiellement disparu. Or nul ne sait ce que sont devenues ces représentations coloniales et impériales dans la France d’après 1962.
Nul ne sait où sont passées les idées de progrès, de modernité et d’émancipation dont la France se voulait porteuse même en faisant la guerre en Algérie.
Nul ne sait ce que sont devenues les justifications de la loi du plus fort et de l’usage de la force appliquée sur des peuples considérés comme inférieurs. Ont-elles disparu aussi rapidement que l’on descend un drapeau de son mât ? Sont-elles, au contraire, revenues en France avec les soldats ? La comparaison avec la guerre soviétique en Afghanistan indique des pistes fécondes sur ces questions reliant expérience de la guerre, conditions familiales et sociales au retour et contexte historique. Mais les travaux existants ne suivent pas ces liens au-delà du retour.
Porter le regard sur plusieurs décennies permet en tout cas de percevoir le poids des configurations familiales sur les récits produits et d’identifier les facteurs de changement, au sein des familles ou dans la société.
Enquêter
Les proches constituent le premier cercle dans lequel se réinscrit le soldat à son retour. Ils attestent qu’il est bien le même ou, au contraire, qu’il a changé. Ces enjeux sont d’ailleurs présents dès la guerre elle-même et les premières narrations faites pendant le conflit. Pour le jeune appelé, parler signifie non seulement rendre publique une expérience ou un ressenti, mais aussi s’exposer aux remarques et aux questions, voire aux désaccords.
C’est pourquoi l’étude de la transmission doit dépasser les paroles explicites. C’est plus largement tout ce qu’on transmet que je tente de saisir en analysant les mots et les gestes, en cherchant à revenir aux choix qui ont été faits (changer de métier, déménager, quitter sa fiancée, avoir des enfants…), en interrogeant leurs liens avec la guerre. Les appelés ont rapporté des photos ainsi que des objets, témoignages discrets d’un vécu qu’on souhaite partager même si c’est à la marge. Ils sont revenus avec des goûts et des dégoûts nouveaux : la musique, les paysages, les couleurs…
Ils ont gardé aussi au fond d’eux-mêmes des maladies ressurgissant à intervalles réguliers, tel le paludisme, ou des cauchemars traversant la nuit, indices pour leurs proches de zones d’ombre travaillant en sourdine.
Objets, sensibilités à fleur de peau ou goûts nouveaux : autant de supports pour raconter et interroger. Autant de supports pour banaliser ou, au contraire, sacraliser : dans les deux cas, figer une relation au passé sans qu’elle soit toujours nettement identifiée par les proches, que ce soit parce qu’« il ne fallait pas en parler » ou parce que « ça avait toujours été là, on ne savait pas pourquoi ».
[…]
En effet, en entrant dans l’intimité de ces familles diverses aussi bien socialement que culturellement, géographiquement ou encore politiquement, on ne plonge pas dans la répétition infinie des petites différences. Des processus récurrents émergent bien. Sans écraser les singularités, ces histoires individuelles appartiennent bien à une expérience collective.
Pour l’historien et politologue camerounais, il n’y a rien à célébrer après soixante ans d’indépendance. Dans un entretien à Jeune Afrique, il appelle à « vaincre la tyrannie postcoloniale » et à « réenchanter l’Afrique ».
Franc-tireur impertinent ? Analyste avisé et lucide ? L’historien et politologue camerounais Achille Mbembe, 63 ans, est sans doute un peu des deux. Ce libre penseur qui vit en Afrique du Sud, où il enseigne à l’université du Witwatersrand (Johannesburg), peine à faire renouveler son passeport dans son pays depuis bientôt deux ans et ne peut se déplacer que grâce à un passeport diplomatique sénégalais.
Pour l’auteur de Critique de la raison nègre et de Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, il n’y a rien à célébrer après soixante ans d’indépendance.
Jeune Afrique : Contrairement au cinquantenaire, ce soixantième anniversaire des indépendances passe inaperçu…
Achille Mbembe : Le plus frappant, cette année, c’est d’abord la crise sanitaire, qui, elle-même, est le symbole de l’impasse dans laquelle la civilisation techno-matérialiste aura mené l’humanité. C’est aussi la protestation mondiale qui a accompagné le meurtre de George Floyd, aux États-Unis.
Ces deux événements ont pour fond le désastre climatique imminent. L’enjeu final, celui qui nous interpelle tous, quelle que soit la région du monde à laquelle nous appartenons, c’est la survie de notre espèce sur Terre et, de manière plus générale, la continuité du vivant. Si, après la colonisation, l’Afrique était parvenue à se hisser à hauteur du monde, elle pèserait aujourd’hui d’un poids singulier sur ces bouleversements de portée planétaire.
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LE RACISME ANTI-NÈGRE AVANCE DÉSORMAIS À VISAGE DÉCOUVERT
Tel n’est pas le cas ?
À cause des faiblesses structurelles internes du continent et de sa précarité sur l’échiquier mondial, les Africains et leurs descendants, mais aussi leurs dirigeants, sont traités partout par l’insulte et le mépris. Le racisme anti-nègre avance désormais à visage découvert.
Peu importe qu’ils ne sachent rien de notre passé et de notre présent, tous les idiots du monde se croient habilités à nous donner des leçons. La mémoire des luttes anticoloniales est piétinée. Des statues dédiées à ceux qui hier nous ont volés, violés et pillés trônent sur les places publiques de nos capitales alors qu’aucune de nos grandes avenues ne porte le nom de nos martyrs. C’est en très grande partie à cause de cette phénoménale abdication de la conscience historique que nous en sommes là.
Il n’y a donc rien à célébrer ?
La vérité est que la lutte africaine pour une autonomie relative est loin d’être terminée. L’urgence n’est donc pas à la célébration. En revanche, il faut engager une réflexion importante sur ce qui a bien pu faire du projet d’autodétermination – pour lequel beaucoup se sont sacrifiés – le non-événement qu’il est devenu.
Quelles étaient les attentes des Africains à travers ce projet ?
Les mêmes que celles d’aujourd’hui, à savoir être reconnus en tant qu’humains et être traités comme tous les autres humains, vivre chez soi dans la dignité, coexister en harmonie avec le reste du vivant et hériter du monde dans son ensemble. Des aspirations somme toute universelles.
Le nationalisme anticolonialiste avait pour objectif la réhabilitation d’une humanité avilie, la réparation culturelle, le renouveau du monde et de l’humanité. Il ne s’agissait pas seulement de vaincre la faim et la soif ou de répondre à des besoins purement matériels, comme garder une partie du fruit de son labeur, vendre son cacao ou son coton à un juste prix, avoir accès à la santé, à l’eau potable et peut-être à l’électricité.
Il s’agissait aussi d’énoncer des paroles neuves, d’intervenir dans le discours sur les finalités de l’existence humaine par le biais de l’art et de la culture, d’ouvrir d’autres potentialités humaines, de faire monde avec les autres, là où, longtemps, d’autres avaient pris l’habitude de faire monde contre nous.
Pour les Occidentaux, les indépendances ne venaient-elles pas troubler l’ordre international établi ?
Pas vraiment. L’ordre colonial reposait sur le principe de l’expropriation sans compensation. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des puissances européennes comprirent que, pour exploiter les peuples lointains et maintenir l’accès aux ressources nécessaires à leur expansion, elles n’avaient pas besoin d’occuper militairement leurs territoires.
Toute occupation effective et toute administration directe entraînaient non seulement des frais, mais aussi des responsabilités dont il était plus facile de se décharger sur des sicaires locaux. Dans tous les cas, aucun des États africains nouvellement indépendants ne constituait à lui seul une puissance. À l’ordre colonial succéda rapidement la guerre froide. Bien plus que la décolonisation, c’est le conflit Est-Ouest qui structura le nouvel équilibre international.
Vous aviez moins de 3 ans lors de l’indépendance du Cameroun, votre pays. Pour la « génération des indépendances », à laquelle vous appartenez, les soixante ans qui se sont écoulés sont-ils un motif de fierté, un gâchis, un verre à moitié plein ?
Le Cameroun a 136 ans. Les communautés endogènes qui le composent sont bien plus vieilles encore. De ces cent trente-six années, plus d’une cinquantaine auront été gâchées. Après trente ans sous le protectorat allemand (1884-1914), ce pays entama un parcours fait d’immobilisme et d’inertie duquel il n’est pas sorti. Les années 1914-1925 furent pratiquement perdues. Après la partition franco-anglaise et la redélimitation des frontières, il fallut à peu près tout recommencer.
Ce n’est qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’un début d’aménagement territorial fut amorcé, et quelques investissements réalisés. Je dirais que, depuis 1955 et pour contrer la poussée nationaliste, ce pays s’est engouffré sur une trajectoire autoritaire sans issue. Les années Ahidjo [1958-1982] furent médiocres.
Depuis 1982, l’autoritarisme a débouché sur la stagnation et l’émasculation sur tous les plans. Le formidable potentiel bio-économique est largement inexploité. Les extraordinaires dynamismes, savoir-faire et capacités de résilience des populations sont détournés à des fins de survie. L’initiative individuelle est bridée. Les ressources naturelles sont vendues à l’encan, à commencer par le patrimoine foncier, les forêts et les gisements miniers.
Une guerre aussi sauvage qu’inutile consume les provinces anglophones. La plupart des « cerveaux » ont quitté le pays. Des dizaines de milliers de professionnels se sont établis à l’étranger, et le tribalisme est au zénith.
Pendant ce temps, un despote mort-vivant préside à la cannibalisation de la société et à la zombification de tout un peuple. C’est à ce cycle autoritaire qu’il faut absolument mettre un terme en réformant l’État en profondeur et en inventant une démocratie qui repose sur la force, l’énergie et la créativité des communautés.
Cette inertie tient peut-être à la manière dont les indépendances « francophones » ont été acquises. Ont-elles été octroyées ou conquises ?
Cela importe peu désormais. Le défi immédiat est de reconstituer les réserves intellectuelles, morales, culturelles et artistiques nécessaires aux luttes d’aujourd’hui et de demain. C’est de raviver la mémoire des luttes anticoloniales et de relancer, dans des conditions neuves, le projet d’autodétermination.
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POURQUOI ACCEPTONS-NOUS D’ÊTRE GOUVERNÉS PAR DES GENS QUI NE SAVENT PAS TENIR LES COMPTES D’UNE NATION
Qu’on le veuille ou non, réactiver cette mémoire, c’est forcément nous poser des questions dérangeantes. Par exemple, pourquoi, au terme de notre long commerce avec la France, nous sommes-nous retrouvés avec des États qui ne disposent pas de leurs monnaies propres, dont les armées sont chapeautées par des états-majors étrangers, dont le gros de la classe dirigeante possède des passeports étrangers, dispose de propriétés et d’immeubles dans des pays non africains, se fait évacuer à la moindre alerte dans des hôpitaux étrangers, passe ses vacances dans des hôtels aux coûts dispendieux en Europe, envoie ses enfants étudier dans des institutions hors d’Afrique et amasse des fortunes mal acquises dans des banques suisses et autres paradis fiscaux ?
Évoquer cette mémoire aujourd’hui, c’est se demander pourquoi la plupart des pays anciennement colonisés par la France ont presque automatiquement à leur tête des gérontocrates obséquieux qu’entourent une armée de courtisans et de sicaires ? Pourquoi acceptons-nous depuis plus d’un demi-siècle d’être gouvernés par des gens qui ne savent pas tenir les comptes d’une nation, dont ils dilapident le patrimoine foncier en le gaspillant dans la débauche, les vêtements luxueux, le goût effréné des boissons et mets rares, bref dans des fastes inutiles ?
Pourquoi les fusils, les balles, les gaz lacrymogènes et les véhicules militaires qu’ils utilisent pour mater leurs peuples sont d’origine française, de même que les engins qu’ils font défiler lors des fêtes nationales, ou les uniformes de leurs armées ? Des États dotés de pareilles classes dirigeantes peuvent-ils être qualifiés d’« indépendants » ? Des peuples qui, pendant des décennies, courbent l’échine devant de tels traitements et préfèrent se déchirer entre tribus peuvent-ils prétendre à quelque avenir que ce soit parmi les nations du monde ?
En quoi les indépendances « anglophones » furent-elles différentes des indépendances « francophones » ?
La colonisation anglaise était loin d’être idyllique. Souvent, les Britanniques laissèrent derrière eux poudrières et bombes à retardement, sous la forme de conflits divers qu’ils attisèrent durant la période de domination. Conflits religieux, ethno-régionaux ou fonciers, ces antagonismes plombèrent les gouvernements postindépendance et débouchèrent parfois sur des guerres civiles et des risques de partition territoriale, comme ce fut le cas au Nigeria et au Soudan.
Dans leurs colonies de peuplement [Afrique du Sud, Rhodésie, Kenya], ils accaparèrent les meilleures terres et érigèrent le racisme et la ségrégation en dogmes, tant et si bien que la décolonisation finit par suivre une trajectoire passablement sanglante.
Ailleurs, comme au Ghana, au Kenya ou en Tanzanie, ils furent cependant bien plus respectueux du suffrage populaire que les Français. Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta ou Robert Mugabe, par exemple, ne furent pas exécutés comme Um Nyobè et d’autres.
En revanche, la colonisation française a produit des entités qui ne sont pas des républiques dans le sens primordial du terme. À de rares exceptions, les pouvoirs francophones sont des formations baroques, hybrides et syncrétiques. Certains présentent les caractéristiques des tyrannies classiques, voire des satrapies anciennes.
Derrière le mince vernis de modernité se cachent à peine des mélanges qui vont du commandement colonial aux sultanats et chefferies d’autrefois, sur fond de patriarcat lignager. De tels bric-à-brac, on ne peut en parler que comme d’« États sous tutelle », dont la souveraineté est largement fragmentaire. Il s’agit d’États qui, dans le prolongement de la logique coloniale, sont en réalité des machines d’une guerre de basse intensité contre la société et contre les communautés.
Qu’il en soit ainsi n’est pas uniquement le résultat de l’action de la France ou des forces extérieures. Pour produire cette forme de rapport social de domination, la France et ces autres forces extérieures ont dû s’appuyer sur des moteurs et des énergies déjà là, au sein des sociétés considérées. C’est ce rapport de force interne, aussi dispendieux que stérile, qu’il faut modifier si la dépendance systémique qui nous lie à la France doit être renversée.
Il y a peut-être un péché originel dans cette relation ambiguë entre la France et l’Afrique. Les leaders « francophiles » des indépendances (Senghor, Houphouët, Ahidjo, Youlou, Mba…) étaient-ils des marionnettes ou des marionnettistes ? Qui manipulait qui ?
Depuis l’époque coloniale, la plupart des élites africaines francophones et les classes dominantes françaises sont liées entre elles par ce qu’il faut bien appeler un pacte de corruption mutuelle. Grâce à ce dispositif structurel mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et renouvelé chaque fois que de besoin, la pérennité des intérêts français en Afrique est garantie. Lorsqu’il le faut, la France n’hésite d’ailleurs pas à recourir à des interventions militaires, voire à l’assassinat, pour faire prévaloir sa force et assurer ses clients de son indéfectible soutien.
Ce système de dépendance réciproque est profondément ancré dans des structures historiques d’inégalité, qu’une civilité quasi obséquieuse masque sans toutefois parvenir à en atténuer le caractère paternaliste et, à bien des égards, raciste. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, de manipulation. Il s’agit d’un paradigme de la domination dans lequel la corruption morale et matérielle ainsi que la brutalité et la soumission sont vécues comme des formes d’échange entre inégaux, selon le principe du don et du contre-don, ou encore des dettes réciproques.
Mais le plus important à mes yeux, ce n’est pas la prévarication des élites. Ce sont les transformations en cours et ce dont elles sont le présage. Car, parmi les nouvelles générations, beaucoup se remettent à parler du panafricanisme. Ils rejettent ouvertement le franc CFA, appellent au déboulonnement des statues dédiées à nos conquérants. De Dakar à Johannesburg, en passant par Nairobi, parmi les intellectuels, écrivains et artistes, il n’est de plus en plus question que de « décolonisation ». C’est cet élan qu’il faut transformer, non en ressentiment antifrançais, mais en capacité de mobilisation, d’organisation et de proposition, et en puissance affirmative.
Faut-il poser la question de la présence française en Afrique ?
Il faut d’autant plus le faire que la France est, de toutes les puissances européennes, celle qui s’est le plus impliquée dans notre devenir historique, y compris au lendemain de la décolonisation. Les autres ne sont sans doute pas entièrement parties. D’autres arrivent à grands pas. Il nous faut ouvrir un débat sérieux sur la Chine, son rôle dans l’extraction accélérée de nos ressources et l’accroissement vertigineux de nos dettes. Mais la France est un acteur tout à fait central de nos drames. Il suffit à cet effet d’évoquer, par exemple, le génocide des Tutsi au Rwanda.
Pour beaucoup, elle a été si profondément impliquée dans la consolidation de la tyrannie en Afrique que l’avènement de la démocratie, la jouissance des libertés fondamentales et la réalisation du rêve panafricain ne seront possibles qu’au prix d’une rupture radicale des liens avec l’ancienne puissance coloniale. Il existe, de fait, un ressentiment antifrançais que n’hésitent pas à instrumentaliser même les régimes qu’elle soutient, surtout lorsqu’ils cherchent à réengranger un minimum de légitimité. De ces questions, il arrive à certains d’entre nous d’en discuter avec de très hautes personnalités françaises. Elles font valoir que chaque fois que la France s’engage dans les affaires africaines, elle est accusée d’ingérence, et quand elle se tait, elle est soupçonnée de complicité.
N’ont-elles pas raison ?
Il s’agit à mon avis d’une fausse alternative. Pour que celle-ci soit vraie, il faudrait que la France soit un acteur neutre sur le continent. Or la codépendance entre elle et les États africains francophones est systémique et multiforme. Depuis l’époque coloniale, elle a toujours soutenu l’État dans la guerre qu’il mène contre la société et les communautés.
Avec l’intensification de l’extraction de nos ressources naturelles, la percée de l’urbanisation et l’inexorable poussée démographique, cette guerre ira s’accélérant. C’est l’une des raisons pour lesquelles les nouvelles générations ont raison d’exiger que les termes de la présence française chez nous soient renégociés en faveur du progrès de la démocratie en Afrique.
Ensemble, il nous faut organiser une grande transition. Son but serait une ample rétrocession du pouvoir à la société et aux communautés. Il faut que le nom de la France ou ses prises de position cessent d’être associés à la défense ou au blanchiment de la tyrannie, de la corruption et de la brutalité sur le continent. Et que nous, Africains, n’ayons plus aucun prétexte pour rejeter sur elle tous nos malheurs.
Comment les populations africaines percevaient-elles leurs dirigeants au moment des indépendances ? Comme les égaux des Occidentaux ?
Beaucoup comprirent très tôt qu’il s’agissait sinon du même théâtre, du moins des mêmes jeux mimétiques, des mêmes convulsions et de la même injure. Nous disposons, à ce sujet, d’une belle tradition critique que les arts africains contemporains pourraient utilement prolonger.
Dès 1961, Frantz Fanon lance un avertissement (Les Damnés de la terre). Suivront les grands romans et essais d’Ahmadou Kourouma (Le Soleil des indépendances, 1968), de Yambo Ouologuem (Le Devoir de violence, 1968), d’Ayi Kwei Armah (The Beautiful Ones Are Not Yet Born, 1968), de Stanislas Adotevi (Négritude et Négrologues, 1972) et de Sony Lab’ou Tansi (La Vie et demie, 1979).
Ces textes ne sont pas seulement, comme on l’a souvent dit, le reflet du désenchantement. On y trouve des éléments d’une véritable théorie alternative de la décolonisation.
La période des indépendances s’est caractérisée par des assassinats politiques. Quels impacts ceux-ci ont-ils eus sur le cheminement et la construction des nations africaines ?
L’assassinat de leaders nationalistes qui auraient pu tracer des chemins alternatifs pour leurs pays a profondément marqué l’inconscient collectif des peuples africains. Tel était au demeurant leur but initial, à savoir émasculer la volonté d’émancipation en instillant la terreur dans les esprits. Souvent, en dépit des tentatives officielles d’effacer leurs noms de l’Histoire, le souvenir de ces grandes figures de la probité et de l’abnégation est resté gravé dans la mémoire populaire.
Pour relancer le projet d’autodétermination à l’échelle continentale, il est crucial de renouer avec ces figures et leurs significations en sachant que, si le charisme est important, l’Histoire ne dépend pas exclusivement des « grands hommes ». Une société qui ne sait pas faire corps, qui ne sait pas libérer la totalité de ses forces internes – à commencer par les femmes, les jeunes, mais aussi les idées – n’ira pas loin.
Nous sommes appelés de nouveau à faire corps, à produire de nouvelles idées et à imaginer de nouvelles formes d’action si nous devons vaincre la tyrannie postcoloniale, défataliser l’avenir et réenchanter l’Afrique.
Diriez-vous qu’il y a eu un faux départ au moment des indépendances ? L’Afrique aurait-elle pu d’emblée se poser en véritable force ?
La seule manière pour l’Afrique de se hisser à hauteur du monde aurait été de construire sa puissance par-delà les petits réduits nationaux. En gardant en place une multitude de mini-États aux frontières arbitraires, sans puissance militaire, sans assise économique et technologique, sans capital culturel et scientifique et à la souveraineté fragmentée, elle a fermé la porte à d’autres possibilités historiques. Dès lors, son seul choix fut de s’aligner sur l’une ou l’autre des grandes puissances de l’époque.
Si nous voulons aller de l’avant, il nous faudra, d’une manière ou d’une autre, sortir de ce que j’appelle « le paradigme de Berlin » [la Conférence de Berlin, de 1884, qui ratifia le découpage et la partition du continent]. Il nous faudra défaire consciemment et méthodiquement le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation et réaménager l’espace continental sur d’autres bases. Tant que l’Afrique ne s’ouvrira pas sur elle-même, elle restera immobile, la proie de la rapacité de ses élites et des appétits étrangers.
Elle a donc commis une erreur en ratifiant le pacte de Berlin, en 1963 ?
En décidant de conserver en l’état les frontières héritées de la colonisation, nous avons objectivement renoncé à l’indépendance : nous avons choisi de consolider les schémas territoriaux et politiques dont se servirent les puissances européennes pour exploiter et piller le continent tout en le maintenant dans un état permanent de minorité.
Nous devons sortir de cet état de minoration. Mais cela exige que le continent s’ouvre sur lui-même et qu’aucun Africain, ni aucune personne de descendance africaine, ne soit traité comme un étranger en Afrique. Pour l’heure, nous sommes très loin de l’idée d’un État fédéral. L’Afrique a besoin de quatre ou cinq États phares qui serviraient de locomotives pour le développement et la stabilité régionale, ainsi que de centres de rayonnement culturel, intellectuel et artistique pour le continent et ses diasporas. La priorité doit être accordée à l’intégration régionale. Des institutions telles que la Banque africaine de développement ne devraient avoir qu’une et une seule fonction : le financement de l’intégration régionale.
En cela vous rejoignez le président ghanéen Nana Akufo-Addo, qui a déclaré : « Le destin de toutes les personnes noires, où qu’elles se trouvent dans le monde, est lié à l’Afrique. Tant que l’Afrique n’est pas respectée, les Noirs ne le seront pas. »
Je milite depuis longtemps pour une modernisation consentie, responsable et méthodique de nos frontières. Je réitère ici l’appel à libérer les circulations, élaguer les frontières héritées de la colonisation, refondre entièrement la politique des visas d’un pays à l’autre sur le continent, fonder en Afrique un nouveau droit de l’hospitalité, un nouveau régime des mobilités.
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IL NOUS FAUT OCTROYER À CELLES ET À CEUX DES AFRICAINS OU DES GENS DE DESCENDANCE AFRICAINE QUI LE SOUHAITENT UN « DROIT DE RETOUR »
Nous devons mettre en place un pacte continental sur les migrations intra-africaines. Dans l’immédiat, il nous faut déclarer un moratoire sur les déportations et les déplacements forcés. Il nous faut, enfin, octroyer à celles et à ceux des Africains ou des gens de descendance africaine qui le souhaitent un « droit de retour ».
Le monde est hanté par le spectre de la démographie africaine. Si nous ne remodelons pas nos frontières internes et si nous ne transformons pas notre continent en un vaste espace de circulation pour ses enfants, l’Europe nous imposera les siennes, et elles ne s’arrêteront pas sur les rivages de la Méditerranée.
Si les indépendances furent un faux ou un mauvais départ, quelle est la part de responsabilité des élites africaines de l’époque ?
Le colonialisme reposait sur la ponction indéfinie des corps humains et des richesses matérielles au profit des puissances extérieures. Décoloniser véritablement aurait dû signifier mettre un terme, dès le départ, à cette logique d’expropriation sans compensation, garder chez nous et faire fructifier le meilleur de ce que nous avons. Il aurait fallu rétrocéder aux communautés le pouvoir de décider de leur sort et mettre fin à la guerre que menait l’État contre la société depuis l’époque coloniale.
Cela dit, plusieurs sortes d’expériences eurent lieu entre 1960 et 1975 : les coups d’État militaires, le caporalisme, le parti unique, la démocratie limitée, le socialisme africain, le libéralisme communautaire, l’économie mixte, les nationalisations, les privatisations. Elles ont toutes aggravé le déséquilibre entre l’État et les communautés. Entre-temps, la Malaisie, Singapour ou même la Chine, qui avaient le même niveau de développement que nous dans les années 1950-1960, nous ont dépassés.
Le défi aujourd’hui est-il aussi de prendre exemple sur ces pays ?
En réalité, le modèle est-asiatique n’est en rien différent de celui qui aura ruiné la force naturelle de la terre, rendu précaire la biosphère et déséquilibré notre rapport avec l’ensemble du vivant. L’adopterions-nous aveuglément chez nous qu’il conduirait inéluctablement aux mêmes effets, à savoir la déforestation, l’érosion, la pollution atmosphérique, l’épuisement des ressources enfouies dans les entrailles de notre sous-sol, l’extermination massive des espèces.
C’est le même modèle productiviste, alliage d’efficacité, de technique et de brutalité autant dans l’exploitation de la nature que des hommes qu’a choisi la Chine. Et c’est la raison pour laquelle il nous faut interroger les modalités de la présence de Pékin en Afrique.
Notre objectif doit être plutôt de rendre notre continent habitable, de faire en sorte que les générations montantes n’éprouvent nulle envie de fuir leur pays, de vivre partout ailleurs sur la Terre sauf chez eux. Pour cela, nous devons inventer un modèle de développement absolument original, qui ne soit pas seulement sensible aux contingences propres à nos écosystèmes, mais qui ouvre aussi la porte à une infinité de combinaisons potentielles avec toutes les espèces et toutes les formes du vivant avec lesquelles nous coexistons.
L’Afrique doit entrer, de son propre gré, dans une « grande transition » dont l’objectif serait de protéger et de renforcer les capacités génératives des communautés. Il faut donc sortir d’une relation exclusivement extractive et prédatrice avec l’État et imaginer une relation qui enrichirait les communautés et leur permettrait de mieux exploiter les atouts dont elles disposent.
Je crois en la possibilité d’une démocratie des communautés. Nous avons besoin d’un grand rééquilibrage en faveur des couches productives de la société, au détriment des couches bureaucratiques et de la force armée. Tant que le rapport de force entre l’État et la société ne sera pas inversé et tant que l’on n’assistera pas à l’avènement d’une nouvelle conscience de classe, rien ou très peu changera. Les classes dirigeantes et leurs alliés disposeront toujours d’une autonomie exorbitante vis-à-vis des forces sociales qui désirent le changement.
Est-ce là le sens de votre formule « remettre l’Afrique debout, sur ses propres jambes » ?
Cette année, par exemple, plus de 122 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail. Dans vingt ans, près de 450 millions de personnes quitteront les zones rurales. Au vu des taux de croissance démographique, nous sommes à l’aube de l’un des exodes les plus massifs de l’ère moderne, et il ne sera pas le résultat de quelque processus d’industrialisation que ce soit. Il nous faut aménager autrement l’espace continental, en investissant dans le tissu des petites et moyennes villes, en abolissant les frontières internes.
« Remettre l’Afrique debout sur ses propres jambes » suppose que nous élaborions ensemble, à petite échelle, des actions de relocalisation de l’économie. Qu’en l’absence d’industries manufacturières, nous partions de nos capitaux naturels, l’air, l’eau, les terres, notre extraordinaire biodiversité, l’énergie solaire et éolienne, tous nos atouts écologiques.
Cette nouvelle économie doit être orientée vers les besoins locaux, ceux de première nécessité. Car c’est à travers la satisfaction de ces besoins que nous restituerons à chacun la dignité perdue. Réhabiliter la localité exige, de son côté, de soutenir les pratiques de résilience et d’innovation dont regorge le continent.
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IL NOUS FAUT CHANGER LE MODÈLE DE CROISSANCE TOUT ENTIER ET RENÉGOCIER LES FINALITÉS DE NOTRE EXISTENCE TERRESTRE
Il faudrait changer complètement de modèle de croissance ?
L’Afrique a développé, notamment depuis le XIXe siècle, des formes hybrides d’organisation, qu’il s’agisse de la production ou des échanges. C’est plutôt une force. Dans une large mesure, elle a échappé à la domination totale aussi bien par le capital que par l’État. Il faut par conséquent revenir aux communautés et à leurs institutions, à leurs mémoires et à leurs savoirs, leur intelligence collective. Il faut en particulier apprendre de la manière dont elles distribuaient autrefois, et encore de nos jours, les ressources nécessaires à la création de la valeur et à l’autoreproduction humaine. Oui, il nous faut changer le modèle de croissance tout entier et renégocier les finalités de notre existence terrestre.
Et ne faut-il pas plutôt évaluer les indépendances à l’aune de ce qui reste à accomplir ?
Nous le savons tous, les Africains et les personnes d’origine africaine ne sont les bienvenus nulle part dans le monde. Encore une fois, l’Afrique a besoin d’une « grande transition ». Car, à côté de la société officielle, faite de hiérarchies internes, ont toujours existé des « sociétés de pairs », des espaces du commun et de l’en-commun où les ressources sont gérées de manière participative, par le biais de systèmes contributifs ouverts, qui ne se limitent pas à l’impôt. Ces sociétés de pairs sont régies par le double principe de la mutualité et de la négociation sociale.
L’économie dite informelle montre que beaucoup d’acteurs sociaux sont habités par le désir de créer quelque chose qui soit directement utile à ceux qui contribuent. Ils gagnent ainsi leur vie en produisant de la valeur ajoutée pour le marché. Par-delà l’échange, c’est donc le développement de communautés productives qu’il importe de favoriser.
Vous restez néanmoins optimiste pour ce continent dont vous dites qu’il est un laboratoire où « les opportunités de métastase créatrice sont les plus mûres » ?
Le réalisme exige que l’on prenne position au-delà de l’optimisme et du pessimisme. Pour moi, l’Afrique est à la fois une réserve de puissances et une puissance en réserve. Il nous faut la réenchanter. Cela ne sera possible que si, résistant à la tyrannie postcoloniale et rompant avec le fatalisme, nous apprenons à gagner de nouveau.
Brutalisme, d’Achille Mbembe, éditions La Découverte, février 2020, 246 pages, 17 euros.
Dix petits nègres
[Chronique] Haro sur les « Dix petits nègres » d’Agatha Christie
Le roman à succès « Dix petits nègres » de la Britannique Agatha Christie change de titre en français. Le politiquement correct et les effets collatéraux du mouvement Black Lives Matter sont passés par là.
« On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui », disait l’humoriste Pierre Desproges. De même, tous les mots peuvent être prononcés, mais pas par n’importe qui. Ainsi en est-il du terme « nègre ». Sans doute vaut-il toujours mieux être du même épiderme qu’Aimé Césaire ou Youssoupha pour employer le champ lexical de la « négritude », joyeusement dépossédé de sa force de nuisance raciste. Écrit par Agatha Christie, le best-seller Dix petits nègres – 100 millions d’exemplaires vendus – vient, lui, d’être débaptisé.
Ce joyau de la littérature policière populaire n’aura pas attendu les assauts qui exigèrent le changement de nom de la pâtisserie appelée tête-de-nègre. C’est l’arrière-petit-fils de la romancière britannique, James Prichard, qui vient de censurer, dans les nouvelles éditions francophones, le titre de l’œuvre écrite en 1938.
« Île du Nègre »
Simple souci lexical qui n’impacte guère le corps du roman où le mot « nègre » n’était employé que 74 fois. Primo, dans le texte, le terme ne désignait pas de personnage à la peau noire et ne faisait référence qu’à une « île du Nègre », devenue « île du Soldat ». Secundo, son usage dérivait d’une comptine populaire que n’avait pas signée Agatha Christie. Tertio, le terme indélicat avait déjà disparu de nombreuses traductions, de façon plus ou moins heureuse : les Ten Little Indians étatsuniens, par exemple, n’avaient pas échappé à la polémique…
La relecture éditoriale anachronique des œuvres anciennes à l’aune du politiquement correct contemporain concerne clairement le double terrain du fond et de la forme. Il y a quelques semaines, une polémique galvanisée par le mouvement Black Lives Matter conduisait la plateforme HBO Max à retirer temporairement de son catalogue le monument cinématographique Autant en emporte le vent. Dans ce film anglophone comme dans la bande-dessinée francophone Tintin au Congo, c’est la représentation édulcorée de phénomènes tels que l’esclavage et la colonisation qui pose problème.
Adieu la « sauce tzigane »
Dans l’opus d’Agatha Christie, la ligne éditoriale de l’auteur n’est pas en cause. Les « Dix » déracisés échappent juste à la charge émotionnelle d’un mot exilé en pays tabou. C’est une précaution comparable qui vient d’amener la marque Knorr à rebaptiser, en Allemagne, sa « sauce tzigane », un adjectif qui n’est pourtant pas péjoratif et qui ni ne porte pas atteinte à la réputation culinaire des Roms et Sintis.
Sans doute le second baptême francophone des Dix petits nègres inspirera-t-il de la nostalgie aux aficionados, qu’aucun divulgâchis du mystère policier n’a jamais désenchantés. Mais la nouvelle traduction ne trahira pas pour autant, comme le ferait une réécriture d’Autant en emporte le vent, un témoignage aussi dérangeant qu’utile. Et, puisque le politiquement correct enseigne le respect sémantique de tous les groupes humains malmenés, profitons-en pour ne plus évoquer « Dix petits nègres, de l’écrivain Agatha Christie », mais « Ils étaient dix, de l’auteure Agatha Christie ».
Film sur le Burundi (et Rwanda...)
« Petit pays », une adaptation brutale et efficace du best-seller de Gaël Faye
Il ne faut pas se fier à la bande-annonce, assez doucereuse pour appâter le grand public. « Petit pays », le film, fait l’effet d’une claque.
Le réalisateur français Éric Barbier avait déjà signé en 2017 une adaptation, celle de La Promesse de l’aube, le chef-d’œuvre de Romain Gary, dont il avait su garder le souffle épique. Une histoire d’enfance et de sortie de l’enfance sur fond de conflit international…
En s’attaquant au best-seller de Gaël Faye, il conserve encore une fois la force et l’intelligence du récit. À l’image du roman, le film n’est jamais didactique et se présente d’abord comme un aller simple pour l’enfance, le chapardage de mangues, les petits déjeuners ensoleillés en famille, avant de laisser se profiler l’ombre terrifiante de la guerre.
Huis clos familial
Subtilement, par petites touches impressionnistes, le long-métrage restitue l’époque, le début des années 1990, et le lieu, le quartier résidentiel de Kinanira, à Bujumbura (même s’il a été tourné à Kigali et à Gisenyi).
Des expressions populaires, quelques mots de kinyarwanda, les hits de l’époque (Ancien Combattant, de Zao, qui faisait toujours vibrer les bals), la voix, à la radio, du journaliste de RFI Jean Hélène (assassiné en 2003 à Abidjan)… Si le film se contentait de cela, de faire revenir ce passé burundais qui a déserté les mémoires, ce serait déjà beaucoup.
Mais en resserrant l’action et en se centrant sur les événements des années 1990, il donne aussi à voir une version bien plus brutale du roman. Il y a d’abord un huis clos familial, de plus en plus étouffant, décrivant le quotidien d’une famille mixte (père expatrié français et mère d’origine rwandaise) qui se fissure inexorablement. Ce cocon, déjà gâté par la séparation des parents, va voler en éclats avec l’irruption de la guerre.
Réalité sanglante
Et c’est peut-être là, lors de restitutions particulièrement violentes d’intimidations et de lynchages, que le long-métrage surprend le plus. Délaissant une réalisation assez classique, Éric Barbier filme caméra à l’épaule, bousculé par les milices, nous plongeant au cœur de l’horreur et du tumulte tandis qu’une bande-son assourdissante ajoute à la confusion. Et il continue de nous montrer cette réalité sanglante à travers les yeux d’ado du héros, créant un effet de contraste saisissant.
L’adaptation est d’autant plus efficace qu’elle est servie par des acteurs irréprochables, en très grande majorité castés dans la région. Le Français Jean-Paul Rouve, qui joue le père, surprend (en bien) dans ce registre dramatique. Le jeune Djibril Vancoppenolle (Gabriel) étonne par sa justesse. Mais c’est Isabelle Kabano, née à Bujumbura et jouant ici la mère du héros basculant peu à peu dans la folie, qui livre la prestation la plus poignante.
On sort du film avec l’envie de se replonger dans le livre… ce qui est toujours bon signe.
Walter Rodney historien guyanien
Walter Rodney, une vie d’engagement anticolonialiste et panafricaniste
Singulier destin que celui de cet historien guyanien. Auteur d’ouvrages consacrés au continent africain, à l’esclavage et à la colonisation, il rêvait, pour son pays, d’une solidarité de classe qui aurait dépassé les divisions ethniques.
Dans les rues en damier du centre-ville de Georgetown, la capitale du Guyana, un modeste mémorial rend hommage à l’historien et militant politique Walter Rodney (1942-1980). Sur le terre-plein central d’une avenue passante, des palmiers sont ceints de bandes vertes, jaunes et rouges, les couleurs nationales de ce petit pays anglophone d’Amérique du Sud. Une arche en fer forgé porte les initiales W.A.R., pour Walter Anthony Rodney.
Sur les piliers en béton, qui supportent la structure métallique, les titres de huit de ses livres ont été gravés. Comme si ses travaux, de l’histoire de l’esclavage à celle de la classe ouvrière guyanienne, en passant par l’exploitation des ressources du continent africain par les puissances coloniales, formaient le socle de son action combative.
En 2019, son nom est retiré des archives nationales
« Du moins une évaluation historique correcte contient-elle des solutions implicites », écrivait-il. Au sol, une inscription proclame la pérennité de celui qui fut assassiné à quelques pas de là : « Walter Rodney lives » (« Walter Rodney vit »). Le soir du 13 juin 1980, l’explosion d’un talkie-walkie piégé lui arrache la vie. Il lui avait été remis par un membre des forces de défense spéciale du Guyana.
La commission, qui, en 2014, a enquêté sur les circonstances de sa mort, a conclu à l’implication du gouvernement de l’époque, dirigé par Forbes Burnham, et dont Rodney s’était révélé être un opposant de plus en plus populaire.
Inauguré en 2010, trois décennies après son assassinat, le mémorial constitue aujourd’hui, dans l’espace public guyanien, l’une des rares traces de l’historien depuis que son nom a été retiré des archives nationales, à la fin de 2019. Quarante ans après son décès, Walter Rodney continue de diviser le monde politique du Guyana, dont tout un pan est historiquement lié à sa disparition.
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JAMAIS PERSONNE D’AUSSI CULTIVÉ N’EST, DEPUIS, ENTRÉ DANS LA VIE POLITIQUE DU GUYANA
Parmi les Guyaniens, le souvenir de l’intellectuel s’estompe. « Rodney était très intelligent. Jamais personne d’aussi cultivé n’est entré, depuis, dans la vie politique du Guyana, reconnaît Joel, au volant de son taxi stationné près du mémorial. Mais son histoire est morte depuis longtemps ici. Aujourd’hui, les gens se soucient bien davantage d’arriver à joindre les deux bouts. »
Pensée anticolonialiste et panafricaniste
Walter Anthony Rodney naît le 23 mars 1942 au sein d’une famille ouvrière du Guyana, alors colonie britannique, situé dans le nord-est du continent sud-américain. Dans les années 1960, il suit des études supérieures en Jamaïque, puis à l’École des études orientales et africaines à l’université de Londres.
C’est dans la capitale britannique qu’il rencontre l’intellectuel caribéen Cyril Lionel Robert James, dont il deviendra l’un des plus fidèles disciples et avec qui il partagera la pensée anticolonialiste et panafricaniste.
En 1966, Rodney soutient sa thèse sur la traite en Afrique de l’Ouest, dont il tirera History of the Upper Guinea Coast 1545-1800 – publié en 1970 aux Presses universitaires d’Oxford –, l’un des livres mentionnés sur les piliers du mémorial.
La moitié des écrits qui y figurent concerne du reste l’histoire du continent africain, auquel Rodney a consacré une partie de sa vie et auquel le Guyana est lié par la traite esclavagiste.
Une participation active au dynamisme de l’école universitaire de Dar es-Salaam
« S’il est souvent considéré comme un “historien africain”, et s’il se présenta lui-même ainsi, ce n’était donc pas en raison de ses origines mais bien de sa trajectoire intellectuelle et de ses positions panafricaines affirmées », écrit Amzat Boukari-Yabara, l’auteur béninois de Walter Rodney. Un historien engagé, 1942-1980, première biographie en français consacrée à l’intellectuel guyanien (Présence africaine, 2018).
Une fois diplômé, Rodney rejoint en qualité de lecteur la jeune université de Dar es-Salaam, dans la Tanzanie socialiste de Julius Nyerere. Dans les réserves de la Bibliothèque nationale du Guyana, West Africa and the Atlantic Slave Trade, un opuscule sur l’histoire de la traite transatlantique, signé par Rodney et publié à Nairobi en 1967 pour le compte de l’Association d’histoire de Tanzanie, rappelle le dynamisme de l’école universitaire de Dar es-Salaam durant ces années. Rodney y participa activement.
C’est à cette même époque qu’il écrit son ouvrage le plus connu : How Europe Underdeveloped Africa, publié en 1972 et traduit en français sous le titre Et l’Europe sous-développa l’Afrique, en 1986. L’historien y analyse la domination des économies africaines par les puissances coloniales, maintenant le continent dans une situation de sous-développement chronique et contribuant à l’essor du capitalisme européen.
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DES PUISSANCES COLONIALES QUI MAINTIENNENT LE CONTINENT DANS UNE SITUATION DE SOUS-DÉVELOPPEMENT CHRONIQUE, CONTRIBUANT À L’ESSOR DU CAPITALISME EUROPÉEN.
Dans la préface qu’elle a écrite à l’occasion de la réédition de cet ouvrage désormais classique, Angela Davis se souvient de « l’urgence révolutionnaire générée parmi les cercles universitaires et militants qui l’entouraient » lorsqu’elle avait rencontré Rodney à Dar es-Salaam, en 1973.
« Parce qu’il a écrit quelques-uns des textes les plus importants pour l’Afrique depuis la Tanzanie ou la Jamaïque et non depuis Oxford, Harvard ou la Sorbonne, Rodney est un pionnier dans la critique de la thèse qui a longtemps soutenu que l’Europe était le lieu d’écriture de l’histoire de l’Afrique et du monde entier », note de son côté Amzat Boukari-Yabara.
En 1974, Rodney quitte la Tanzanie pour retourner au Guyana. À son arrivée, le poste de professeur qui lui était promis à l’université lui est finalement refusé à la suite de pressions du gouvernement.
Vulgariser le savoir historique pour les enfants
Rodney retrouve, certes, un pays indépendant (depuis 1966), mais divisé entre ses principales composantes ethniques que sont les afrodescendants et les Indiens (descendants, eux, de travailleurs originaires du sous-continent indien).
Il s’engage ainsi au sein d’un mouvement qui œuvre à dépasser les divisions ethniques de la société guyanienne pour privilégier une solidarité de classe. Rodney entremêle alors plus que jamais la recherche historique et le militantisme, diffusant des outils de compréhension des mécanismes historiques, sociaux et économiques qui régissent le pays.
Il s’attellera à l’écriture d’une histoire populaire du Guyana, restée inachevée : A History of the Guyanese Working People. 1881-1905, dont seul le premier tome sera publié à titre posthume, en 1981, et qui fait aujourd’hui partie des huit livres inscrits sur le mémorial.
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NOUS DEVONS RESOCIALISER NOTRE POPULATION POUR LUI FAIRE CONNAÎTRE L’HUMANITÉ DE CHACUN, ET, POUR CELA, NOUS POUVONS UTILISER L’HÉRITAGE DE RODNEY.
Les proches de Walter Rodney ont aussi veillé à y faire graver deux de ses ouvrages les plus méconnus : deux livres pour enfants, dans lesquels l’auteur vulgarisait le savoir historique à destination d’un jeune public. Dans Kofi Badu out of Africa et Lakshmi out of India, il raconte l’arrivée des Africains et des Indiens au Guyana.
Conscient de la nécessité d’expliquer la présence de populations originaires d’Afrique, d’Asie et d’Europe dans ce bout de forêt équatoriale du continent sud-américain, il souhaitait poursuivre cette série avec l’histoire des Portugais, des Chinois, des Européens, et la clore par une histoire amérindienne du Guyana.
« Dans la société guyanienne, où la division raciale est structurelle, la déshumanisation de l’autre commence par la socialisation primaire dans l’espace privé, explique le sociologue guyanien Wazir Mohamed. Nous devons resocialiser notre population pour lui faire reconnaître l’humanité de chacun, et, pour cela, nous pouvons utiliser l’héritage de Rodney. »
Hormis une rééditition de ces livres jeunesse dans les années 2000 à l’initiative d’une association, les ouvrages de Rodney sont quasi introuvables au Guyana, et sa pensée n’est toujours pas enseignée. Encore récemment, en novembre 2019, Patricia Rodney demandait que les livres de son mari soient rendus accessibles aux Guyaniens. Et pas seulement mentionnés au pied d’un mémorial.