Face à la menace terroriste, l’État ivoirien veut sortir du tout sécuritaire et lance des projets en faveur des régions septentrionales, particulièrement vulnérables. Cela suffira-t-il à faire reculer le sentiment d’abandon ?
C’était une tournée express, mais très symbolique. Le 19 et le 20 novembre, Mamadou Touré, ministre de la Promotion de la jeunesse, de l’Insertion professionnelle et du Service civique, s’est rendu d’abord à Kafolo, puis à Ferkessédougou, à Tengrela, à Boundiali et, enfin, à Korhogo. Avec, à chaque fois, le même message adressé aux populations du Nord, touchées par l’insécurité : « L’État et le gouvernement ne vous abandonneront jamais. »
Le ministre en a profité pour annoncer le lancement, dans les semaines à venir, d’un programme de 2 milliards de F CFA pour financer notamment des formations professionnelles.
Ne pas se tromper d’ennemi
« Pour appâter les jeunes, les terroristes leur proposent 500 000 francs et une moto, explique-t-il à Jeune Afrique. Ceux qui sont au chômage peuvent être tentés de les rejoindre. C’est pour remédier à cette vulnérabilité que le gouvernement a décidé de lancer ce programme. Pour leur faire comprendre que l’ennemi, ce sont les jihadistes. »
Depuis juin 2020, ces régions frontalières avec le Burkina et le Ghana sont la cible d’attaques. Si celles-ci ne sont pas toujours revendiquées, elles sont néanmoins attribuées aux éléments de la katiba Macina d’Amadou Koufa, chef jihadiste affilié au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM). L’attaque de Kafolo, en juin 2020, dans laquelle quatorze soldats ont perdu la vie, a marqué le début de l’expansion vers le sud de groupes jusque-là actifs au Niger, Mali et au Burkina Faso.
D’autres assauts ont eu lieu au cours du premier semestre de l’année 2021. Les jihadistes ont frappé, le 7 juin dernier, à Tougbo, dans le département de Bouna. Quelques mois plus tôt, le 29 mars, deux positions de l’armée à Kafolo et Kolobougou avaient été prises pour cibles.
Face à la multiplication des incidents, le gouvernement a décidé de muscler sa réponse en augmentant les opérations de terrain, et en installant des détachements dans les zones les plus sensibles. En août, le chef de l’État a également créé le Centre de renseignement opérationnel antiterroriste (Croat), composé de cellules chargées, entre autres, du renseignement, de la coopération internationale et des opérations. Alassane Ouattara a annoncé le recrutement de 3 000 soldats en 2022 pour renforcer l’armée ivoirienne. Au total, l’année prochaine, le gouvernement prévoit d’allouer plus de 1 065 milliards F CFA au budget de la Défense.
LES JIHADISTES SONT AIMABLES AU DÉPART, FONT DES CADEAUX ET PAYENT PARFOIS DES ORDONNANCES
Mais la riposte ne peut pas être que militaire, les autorités en ont bien conscience. « Lorsque les jihadistes arrivent, ils disent aux populations qu’ils ne sont pas contre elles, mais contre les forces de défense et de sécurité, confie un élu local. Ils essayent de faire en sorte qu’il y ait un rejet des institutions en expliquant qu’ils ont été abandonnés par l’État et que, eux, viennent avec des solutions. Ils sont aimables au départ, font des cadeaux et payent même parfois des ordonnances. »
Sentiment d’abandon
Dans des régions aussi reculées, où le sentiment d’abandon est très présent, ce discours peut faire mouche. « C’est une question trop importante qui ne peut pas être résolue par le tout sécuritaire », insiste Philippe Hien, président du conseil régional du Bounkani (Nord-Est), qui abrite l’immense parc de la Comoé, convoité par les groupes terroristes. « Pourquoi ont-ils choisi de rentrer dans le pays par cette zone ? Parce qu’elle a globalement été délaissée depuis l’indépendance. Il y a un manque réel d’infrastructures et de routes. Les populations sont pauvres et cela les rend vulnérables. La riposte sécuritaire ne peut pas être suffisante et le gouvernement l’a compris », ajoute-t-il.
Dans cette région, la tension est constante. Alors que les examens du certificat d’études primaires se tenaient le 8 juin sur l’ensemble du territoire, les élèves de Tougbo, eux, n’ont pas pu travailler. La veille, une attaque jihadiste avait frappé la localité, créant la psychose. Ils ont finalement eu droit à une session de rattrapage, quelques semaines plus tard.
« Les écoles ont depuis rouvertes, précise l’élu local précédemment cité. Un détachement militaire est présent à Tougbo, à Kafolo, et dans une autre ville à quelques kilomètres de là. Cela permet de ramener un peu sérénité. » Les villages de la sous-préfecture de Tougbo comptent aujourd’hui 3 334 réfugiés ayant fui les attaques au Burkina et des déplacés internes, selon les autorités de la région.
Fin juin, la ministre de la Solidarité et de la Lutte contre la pauvreté, Belmonde Dogo, s’était rendue dans le Nord pour apporter une assistance humanitaire et exprimer la compassion du gouvernement. « En dehors de son collègue de la Défense, elle a été l’une des premières à s’y rendre. C’est une partie du pays peu visitée par les autorités habituellement. Il y avait comme une idée de rideau de fer [entre le Nord et le reste de la Côte d’Ivoire]. Cela a permis de réaffirmer la présence de l’État », se réjouit un membre du cabinet de la ministre.
DES ROUTES VONT ÊTRE CONSTRUITES, POUR DÉSENCLAVER CERTAINES LOCALITÉS
Reconquérir le Nord, l’objectif a été décidé au plus haut niveau. Lors de sa première conférence de presse, le 8 novembre, le Premier ministre, Patrick Achi, a annoncé la mise en œuvre d’un « programme social du gouvernement », dès janvier 2022. L’idée est d’aider à lutter contre la fragilité des zones frontalières, en y renforçant l’éducation et la formation, en améliorant les conditions de vie des populations rurales et en favorisant la couverture sociale des populations précaires. Les autorités ont déjà lancé des chantiers de construction de routes, pour désenclaver certaines localités, et l’électrification de dix-sept villages.
« Le retard est énorme et il ne peut pas se résorber en quelques années. Mais grâce aux investissements faits depuis une décennie, à travers la construction d’écoles, de points d’eau, de centres de santé, la situation s’améliore. Le processus est engagé et les projets annoncés vont donner un coup d’accélérateur au développement de ces zones », se réjouit Philippe Hien. Ces actions pourraient également encourager les populations à coopérer avec les forces de défense et de sécurité, ce qui est primordial dans la lutte contre le terrorisme.
Climat de méfiance
Reste le risque de conflits intercommunautaires, pris très au sérieux par les autorités. « Malheureusement la quasi-totalité des terroristes arrêtés, blessés ou tués lors d’opérations sont presque tous de la même communauté. Cela développe un climat de méfiance vis-à-vis de l’ensemble de la communauté en question », regrette l’élu local. « C’est un sujet sensible sur lequel nous travaillons, et nous insistons sur la nécessité d’éviter des amalgames, insiste Philippe Hien. Il pourrait y avoir des abus et des exactions. C’est ce que nous essayons d’empêcher en répétant aux gens qu’ils ont intérêt à coopérer, à dénoncer ceux qui pourraient avoir des comportements suspects. »
Directement visés, les Peuls, parfois soupçonnés de ne pas alerter sur la présence de jihadistes, voire de les soutenir. Les autorités ivoiriennes sont d’ailleurs convaincues que l’un d’entre eux se trouve à la tête des cellules responsables des attaques de ces derniers mois. Dans leur ligne de mire, un certain Sidibé Abdramani, dit « Hamza ». Il s’agit d’un lieutenant d’Amadou Koufa qui aurait été envoyé dans cette zone frontalière il y a près de trois ans, avec pour « mission » d’y installer la katiba Macina, et d’y recruter de nouveaux combattants.