Le fils est exilé au Qatar, le père retiré dans sa résidence versaillaise. Officiellement, pourtant, Karim et Abdoulaye dirigent ensemble le Parti démocratique sénégalais (PDS). Mais avec quelle stratégie, et dans quel but ?
Après une telle carrière politique, que peut-on encore désirer ? Ténor du barreau reconverti en opposant acharné, il est le premier à avoir réussi l’exploit de mener son pays à l’alternance démocratique, en 2000. Chef de l’État pendant une décennie, il a même su faire oublier sa tentative avortée de conserver le pouvoir au-delà du temps imparti. Patriarche respecté, monstre politique, Abdoulaye Wade a-t-il déposé les gants ? Ou joue-t-il, depuis sa résidence versaillaise, la dernière manche d’une interminable partie ?
En juillet 2020, Gorgui (« le Vieux ») taillait à Karim Wade un parti à son image. Propulsant son fils secrétaire-général adjoint du Parti démocratique sénégalais (PDS), il en faisait le numéro trois. Aujourd’hui, travaille-t-il encore à le faire revenir au Sénégal, après cinq ans d’exil au Qatar, au risque de nuire aux intérêts de la formation qu’il a fondée il y a presque un demi-siècle ?
Le 2 septembre dernier, le PDS s’est retiré avec fracas de la coalition censée faire front commun face à Macky Sall lors du scrutin municipal du 23 janvier prochain. Une décision officiellement prise à la suite de désaccords avec le Pastef, le parti d’Ousmane Sonko. Mais la stratégie d’Abdoulaye Wade interroge. « Cela semble insensé que l’opposition éclate à ce stade, soupire un membre de la coalition. Wade est le plus expérimenté d’entre nous. Ce n’est pas à lui que l’on va apprendre à faire de la politique. Il sait bien ce que son départ aura comme conséquence. »
Tous rechignent à critiquer ouvertement le patriarche mais, en coulisses, ils s’étonnent que le PDS, pour la deuxième fois consécutive après les législatives de 2017, fasse voler en éclat la perspective d’une alliance. Ils espéraient profiter de ce scrutin local pour déstabiliser Macky Sall puis renverser la majorité présidentielle à l’Assemblée nationale lors des législatives prévues en juillet 2022. « On pourrait penser que pour réhabiliter son fils, il aurait intérêt à fragiliser Macky Sall, ajoute ce responsable politique. Mais, comme en 2019, il a choisi la voie inverse. »
Un parti isolé
La stratégie jusqu’au-boutiste d’Abdoulaye Wade qui, faute d’avoir pu imposer la candidature de son fils, avait appelé au boycott de la dernière présidentielle, continue de susciter le trouble. « C’est un homme qui ne veut rien faire comme les autres, explique l’un de ses alliés historiques. Il adore se singulariser. » Au risque de s’exclure ? Pour cet opposant, le constat est sans appel : « Le PDS n’existe plus sur l’échiquier politique depuis 2019. »
AU PDS, « C’EST UN PEU KARIM PROPOSE, WADE DISPOSE »
Ces trois dernières années, le parti s’est en effet isolé. D’autant que ni son président-fondateur ni l’héritier de ce dernier ne résident dans le même pays. Abdoulaye Wade, de retour à Dakar en février 2019, a finalement rejoint son épouse en banlieue parisienne en 2021. Depuis sa retraite versaillaise, il continue de suivre avec attention la stratégie de son parti. C’est du moins le message que veulent faire passer ses proches. Ils assurent d’ailleurs qu’il rentrera bientôt au Sénégal – au début de l’année prochaine, pour le début de la campagne électorale.
En attendant, le parti bleu et jaune s’affaire autour d’une stratégie en trois axes : réorganisation, mobilisation, retour du candidat. Une source au sein du groupe précise que les instances ont été refondées, que la vente de cartes a été lancée (avec l’espoir d’une adhésion « massive de karimistes ») et que priorité est donnée à la préparation des locales. Comme au bon vieux temps, le PDS a finalement reconstitué autour de lui une coalition, Wallu Sénégal, avec laquelle il s’apprête à aller aux élections. S’y retrouvent l’ancien libéral Pape Diop pour la Convergence libérale et démocratique Bokk Gis Gis (BGG), le député Mamadou Diop Decroix pour And-Jëf/Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ-PADS), le Congrès de la renaissance démocratique (CRD) d’Abdoul Mbaye et Mamadou Lamine Diallo, et la coalition Jotna, ancienne alliée d’Ousmane Sonko.
Quant à Karim Wade, il reste « au cœur de toutes les discussions », assure Cheikh Dieng, l’un des onze secrétaires-généraux adjoints du parti. Le fils du patron, promu au rang de « chargé de l’organisation, de la modernisation et de l’élaboration des stratégies politiques », discute quotidiennement avec les responsables de la formation. Au PDS, « c’est un peu Karim propose, Wade dispose », à en croire certains cadres du parti, où l’on assure que les décisions finales reviennent toujours au patriarche.
Fonctionnement rigide
Mais hors du parti, beaucoup estiment que c’est Karim Wade qui tire les ficelles depuis Doha. « Les choses sont d’ailleurs difficiles, glisse un membre de Wallu Sénégal. Le fonctionnement est très rigide. Mayoro Faye [mandaté pour représenter le PDS au sein de la coalition] vient aux réunions en apportant un point de vue dont il ne peut pas se défaire. Au moindre changement, il doit en référer à la hiérarchie. Cela complique les discussions. »
De quoi provoquer quelques tensions. « Ils [le PDS] pensent que c’est à eux de porter la liste, mais ça n’arrivera pas », ajoute cet opposant. En juillet 2017 déjà, les ambitions du parti libéral, qui voulait placer l’un de ses cadres en tête, avait porté les premiers coups au front uni. Il s’est heurté à la volonté de Khalifa Sall, emprisonné mais encore éligible, de mener l’opposition aux législatives. Incapable de s’entendre, les deux partis étaient finalement partis séparément aux élections. Le PDS n’avait récolté que 16,7 % des voix, devenant certes le premier groupe d’opposition à l’Assemblée, mais loin derrière les 49 % de voix remportées par la majorité de Macky Sall.
Aujourd’hui encore, il semble vouloir s’imposer au sein de sa coalition. Mais serait-ce si illégitime ? « Le PDS est un formidable appareil politique, présent dans toutes les communes du Sénégal, énumère l’un de ses alliés. Et les militants de Wade sont comme ses talibés, ses disciples. Pour eux, c’est Wade, un point c’est tout. » Le fils pourrait-il prendre la place du père ? « Nous avions accepté Karim parce que c’est l’aîné de Wade, notre père à tous. Mais les deux hommes sont très différents », lâche un ancien cadre du PDS.
A-t-il fait faux bond ?
De ministre « du Ciel et de la Terre », honni sous la présidence de son père à « prisonnier politique » à la popularité boostée, Karim Wade est devenu le candidat mystère. Celui dont tout le monde parle mais que personne ne voit. L’obstination d’Abdoulaye Wade à en faire son unique héritier et son seul candidat pour 2019 a déjà provoqué l’implosion du parti et le départ de plusieurs de ses cadres.
Les adversaires de Karim Wade ont fait de lui la cause du « dépérissement progressif » du PDS. Ils ne lui ont pas pardonné de ne pas être venu au Sénégal pour déposer sa candidature en 2019, l’accusant d’avoir fait « faux bond » aux militants et tourné le dos à ses responsabilités. Un rendez-vous manqué qui aurait pris même Abdoulaye Wade de court, glissent certains d’entre eux. Fatigué de se quereller avec son aîné, le patriarche aurait néanmoins jeté l’éponge, lui abandonnant la gestion du parti.
L’AMNISTIE DE KARIM EST LE DERNIER COMBAT D’ABDOULAYE
« Il n’y a pas d’alternative [à Karim], assure Cheikh Dieng. Nous allons nous organiser pour qu’il revienne. » Ses proches, qui le disent « combatif » et « extrêmement confiant », continuent de réclamer la révision du procès au terme duquel il a été condamné à six ans de prison pour enrichissement illicite. Et rappellent que les décisions de justice du Sénégal le concernant ont été à de nombreuses reprises désavouées par d’autres juridictions. Dernier exemple en date, la justice monégasque déboutait le 14 octobre dernier l’État sénégalais d’une demande visant à saisir certains de ses comptes à Monaco.
« Si Macky Sall acceptait, Karim Wade serait de retour demain au Sénégal », promet le secrétaire-général adjoint. Pas question en revanche d’envisager un retour si cette condition n’est pas remplie, car l’exilé est toujours sous le coup d’une contrainte par corps, qui pourrait le renvoyer directement à la prison de Rebeuss. « Il nous est plus utile libre que dans les geôles de Macky Sall », ajoute Cheikh Dieng.
« L’amnistie de Karim est le dernier combat d’Abdoulaye », veut croire un membre de la coalition adverse. L’ancien président aura officiellement 98 ans en 2024, date de la prochaine élection présidentielle. Celui que Léopold Sédar Senghor lui-même avait surnommé Ndiombor (le lièvre, le futé) a plus d’un tour dans son sac. Dans les rangs de son parti, on laisse entendre que tout n’est pas perdu pour faire revenir Karim. Mais qui croit encore à sa venue, tant de fois annoncée ?
« Nous sommes longtemps restés pour Abdoulaye Wade », ajoute un ancien proche du président, évoquant une décision plus « sentimentale » que politique. « Wade a la peau dure, poursuit notre interlocuteur. Mais aujourd’hui, il est presque centenaire et il ne fait pas de doute que sans lui, il n’y a plus de PDS. »