Alors que l’abandon du franc CFA pour l’eco décidé par les pays de l’UEMOA prend effet à partir du 1er juillet prochain, inquiétant le président nigérian, Muhammadu Buhari, la perspective d’une monnaie unique de la Cedeao semble s’éloigner.
« J’ai l’impression que la zone Uemoa souhaite adopter l’eco en remplacement de son franc CFA avant les autres États membres de la Cedeao. Il est préoccupant que ceux avec qui nous souhaitons entrer dans une union fassent des pas importants sans nous faire confiance pour en discuter. »
« Le Nigeria soutient pleinement et s’engage en faveur d’une union monétaire avec les bons fondamentaux – une union qui garantit la crédibilité, la durabilité et la prospérité et la souveraineté régionales globales. Mais nous devons faire les choses correctement et garantir le respect absolu des normes fixées. »
« Nous devons également communiquer efficacement avec le monde extérieur. Nous avons tous tellement misé sur ce projet pour laisser les choses à la simple commodité et à l’opportunisme. »
« Nous devons procéder avec prudence et nous conformer au processus convenu pour atteindre notre objectif collectif tout en nous traitant mutuellement avec le plus grand respect. Sans cela, nos ambitions pour une Union monétaire stratégique en tant que bloc de la Cedeao pourraient très bien être gravement compromises. »
Avec cette salve de tweets, envoyée le 23 juin, le président nigérian, Muhammadu Buhari, a jeté un pavé dans la mare, rappelant les divergences au sein de la Cedeao entre membres et non-membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), alors qu’approche l’échéance du 1er juillet, fixée pour l’adoption de l’eco par ces 8 pays.
Cette position, tenue par le président nigérian lors d’une réunion de la Zone monétaire de l’Afrique de l’Ouest (ZMAO) – composée de la Gambie, du Ghana, de Guinée, du Liberia, du Nigeria et de la Sierra Leone – qui avait lieu le jour même en visioconférence, a également été adoptée par le président guinéen, Alpha Condé, qui a déclaré qu’ »en aucun cas la Guinée ne saurait adhérer à une zone monétaire sans les 15 États de la Cedeao ». Décryptage.
- Pourquoi la monnaie unique est-elle devenue un champ de bataille entre les zones UMOA et ZMAO ?
Dès l’annonce du remplacement du franc CFA par l’eco, faite par Alassane Ouattara en présence d’Emmanuel Macron, le 21 décembre 2019, le dirigeant nigérian s’était inquiété de cette décision, qui empiétait sur le projet déjà lancé d’une monnaie du même nom à l’échelle de la Cedeao. Muhammadu Buhari, dont le pays pèsera plus de la moitié de la masse monétaire de la future zone, proteste contre le caractère « unilatéral » de la décision.
« Dans cette affaire, le Nigeria a raison puisque l’Uemoa, en s’emparant du nom de l’eco sous l’emprise du gouvernement français, a fait preuve d’un manque de respect caractérisé par rapport aux sept autres pays de la Cedeao et, en particulier, envers le Nigeria. Il faut rappeler que ce pays représente plus de la moitié de la population de la sous-région et environ 70 % de son PIB. Mais d’un côté, le Nigeria n’a pas démontré ces dernières années sa volonté d’aller vers une monnaie unique sous-régionale ; par exemple il n’a rien fait pour développer une solidarité des réserves de change au sein de la ZMAO », commente le Béninois Edgard Gnansounou, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et auteur en 2011 d’un livre sur le franc CFA.
Pour les membres de la ZMAO, leurs pairs ouest-africains sont sous l’emprise de leur ancienne puissance coloniale, la France. « L’eco est avant tout une question politique ! Les autres pays ne souhaitent pas voir la France jouer un quelconque rôle dans la politique monétaire et la gestion économique de la Cedeao », explique sous couvert de l’anonymat un fin connaisseur de l’institution d’intégration économique basée à Abuja.
De leur côté, « les 8 pays de l’Uemoa, attachés à une certaine stabilité économique et d’une faible inflation, ont des réticences fondées et légitimes de se retrouver sous le leadership total et exclusif du géant ouest-africain », poursuit notre interlocuteur.
- La monnaie commune de la Cedeao a-t-elle encore un avenir ?
Si les pays de la Cedeao ont acté le principe d’un régime de change flexible pour leur monnaie commune, l’échéance de 2020 semble désormais improbable pour son entrée en vigueur, tant les discussions sur les modalités techniques de sa mise en œuvre – banque centrale, parité avec les autres devises, etc. – prennent du temps.
Pour Aly Mbaye, professeur d’économie et doyen honoraire de la Faculté des sciences économique et de gestion de l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, il y a « un réel malaise du Nigeria par rapport aux perspectives de l’intégration monétaire dans la sous-région ». « Les hommes politiques, comme les investisseurs, n’aiment pas trop l’incertitude. Or l’avenir des zones monétaires sous-régionales est devenu très incertain depuis un certain temps, y compris pour les pays de l’Uemoa. Rappelez-vous : les développements en cours n’ont été ni anticipés ni planifiés par les gouvernements des pays de l’Uemoa. Ils sont le produit d’une campagne d’opinion très virulente menée par des activistes souvent sans aucune base scientifique réelle », poursuit-il.
- Quelles sont les échéances à venir ?
Du côté de la Cedeao, en revanche, la pandémie de Covid 19 fait planer sur les pays le risque de récession économique, les empêchant de respecter les critères de convergence (déficit budgétaire inférieur à 3 % du PIB, une inflation annuelle inférieure à 10 %, l’équivalent de trois mois d’importations en réserves de change et un strict encadrement du financement des États par la future Banque centrale) que le Togo était le seul à atteindre en 2019.
« Les critères de convergence adoptés par la Cedeao ne seront pas respectés par le Nigeria dans les prochaines années car il faudra du temps à la puissance sous-régionale pour diversifier son économie et sortir du cycle “prix du pétrole/parité monétaire” », estime Edgard Gnansounou, qui craint que dans ces conditions, la monnaie unique de la Cedeao ne soit « continuellement remise aux calendes grecques » et préconise en conséquence une monnaie unique sahélo-guinnéenne – sans lien avec la France – à laquelle Abuja pourrait se joindre dans un second temps.
Alors que l’échéance de 2020 est de plus en plus incertaine, Lassané Kaboré, ministre des Finances du Burkina Faso, affirmait en novembre 2019 à Jeune Afrique que l’approche graduelle privilégiée par les dirigeants de la zone permettrait d’accélérer le projet, qui a été maintes fois repoussé depuis 1983. Cette stratégie échafaudée par la task force – pilotée depuis 2013 par Mahamadou Issoufou (Niger), Nana Akufo-Ado (Ghana) puis Alassane Ouattara – veut que seuls les pays respectant les critères de convergence démarrent la monnaie unique.
Mais certains experts assurent que, dès lors que le régime de change de la future monnaie régionale sera fixé, le reste devrait rapidement se mettre en place. « Nous misons d’abord sur la création, en 2020, de l’unité de compte fixant les parités irrévocables par rapport aux monnaies locales (franc CFA, naira, cédi, franc guinéen…), permettant d’autoriser les entreprises à ouvrir des comptes et à échanger en eco pour leurs transactions, sans recourir au dollar US ou à l’euro », avait ainsi expliqué Lassané Kaboré dans son interview à JA.
Il s’agit concrètement de fixer un taux de change des monnaies locales des quinze pays membres par rapport à l’eco de sorte à avoir un panier de monnaies adossées à elle. Ce processus, calqué sur le modèle européen de mise en place de l’euro, pourrait perdurer entre trois et cinq ans, le temps de basculer progressivement vers la nouvelle monnaie.