Guinée, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Niger… Au cours des cinq prochains mois, cinq présidentielles cruciales vont se tenir en Afrique francophone. Et les jeux y sont plus ouverts qu’il n’y paraît.
« Une dictature, disait Georges Clemenceau, est un pays dans lequel nul n’a besoin de passer la nuit devant son poste de radio pour apprendre le résultat des élections. » À cette aune, indubitablement, l’Afrique n’est plus ce continent où voter revenait à parier sur une course à un seul cheval, quand tout, y compris les taux de participation mirobolants, était préfabriqué. De la Guinée à la Centrafrique en passant par la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Niger, aucun des cinq scrutins présidentiels de ces cinq prochains mois ne peut être considéré comme joué d’avance.
Certes, dans chacun de ces pays, ce qui fait le menu des brèves de comptoir de médias occidentaux obsédés par la résilience de pseudo-« traits culturels » africains sera probablement présent. Du vote communautaire à la fraude, de la manipulation des foules aux achats de voix, ces cinq élections se dérouleront (quoique à des degrés divers) sur fond de réactivation – voire d’exaltation – des clivages identitaires, de clientélisme assumé et de ce revers quasi inévitable de toute confrontation électorale sur le continent qu’est la violence physique.
Cependant, par rapport aux élections sans choix ni concurrence du passé, dont nul n’imagine plus le retour, le progrès est indéniable : la fraude et l’achat de voix ne sont plus l’apanage des partis ni celui des candidats au pouvoir, et, en deçà de ce qui est perçu comme le seuil de tolérance pour qu’une élection soit présumée libre (ne pas faire obstacle à l’alternance), tous les coups sont permis en démocratie électorale, y compris l’usage de la force. Plus il y a de choix, plus la lutte est âpre, mais à tout le moins y a-t-il compétition pour la conquête du pouvoir…
À Bamako comme à Conakry, la « ruecratie » risque, si elle s’impose, de remettre à la mode l’exact opposé de la démocratie : les juntes militaires
Guinée
C’est là que devrait avoir lieu, le 18 octobre, la première édition de cette série de scrutins présidentiels. À l’heure où ces lignes sont écrites, la coalition au pouvoir s’apprête à désigner son candidat, et, sauf révolution copernicienne, ce sera le président sortant, Alpha Condé. Tout comme son voisin Alassane Ouattara, Alpha Condé a fait adopter une nouvelle Constitution qui l’autorise à concourir. Mais à la différence de ce dernier, l’idée de céder la place à un dauphin ne l’a jamais effleuré : il se prépare à cette échéance depuis le jour de sa réélection, en 2015, persuadé de devoir achever son projet de modernisation de la Guinée avant de passer la main à une nouvelle génération.
Ses deux principaux adversaires, Cellou Dalein Diallo et Sidya Touré, que la mise en œuvre de ce scénario éliminerait ipso facto de la scène politique, sont résolus à l’en empêcher. Et comme ils ne reconnaissent pas à Alpha Condé le droit de se représenter, ce n’est pas dans les urnes mais dans la rue qu’ils comptent parvenir à leurs fins. Longtemps contraintes par la crise sanitaire, les manifestations devraient bientôt s’intensifier, et les dix semaines à venir seront tendues.
Si la très probable candidature d’Alassane Ouattara pour un troisième mandat fait les affaires d’Alpha Condé, le président guinéen suit avec inquiétude les tentatives de déstabilisation de son camarade Ibrahim Boubacar Keïta, dont il est proche, au point de multiplier les appels téléphoniques aux protagonistes de la crise malienne. À Bamako comme à Conakry, la « ruecratie » risque fort, si elle s’impose, de remettre à la mode l’exact opposé de la démocratie : les juntes militaires.
Côte d’Ivoire
Les circonstances exceptionnelles qui ont amené Alassane Ouattara à faire le choix de se représenter le 31 octobre sont longuement analysées par Marwane Ben Yahmed, seul journaliste à s’être entretenu avec le président ivoirien, en marge des obsèques d’Amadou Gon Coulibaly. Je n’y reviendrai donc pas. Si ce n’est pour dire ceci : en 2011, dans son discours d’investiture, Alassane Ouattara plaçait sa présidence sous le sceau de « l’écriture d’une page nouvelle » de l’histoire de son pays.
Deux mandats plus tard, si la volonté de stabilisation par le biais de la croissance économique a incontestablement porté ses fruits, il n’en va pas de même de la stratégie de réconciliation nationale et de réduction des inégalités sociales.
À cette contradiction, il faudra que le candidat Ouattara apporte des promesses crédibles de solution, car, au-delà des polémiques sur son éligibilité, c’est sur elle que jouera Henri Konan Bédié. Faute, évidemment, de brandir la carte de l’alternance générationnelle (s’il est élu, le « sphinx de Daoukro » sera, à 86 ans, le vice-doyen des chefs d’État africains, juste derrière Paul Biya), le postulant du PDCI avance déjà celle de l’alternance communautaire. Quitte à laisser ses partisans relancer sur les réseaux sociaux la traque nauséeuse des « étrangers qui n’ont pas de village en Côte d’Ivoire » (sic).
Une décennie plus tard, la crise postélectorale demeure centrale dans le débat politique ivoirien, et elle continuera à le polluer tant que la vérité et la justice n’auront pas été complètement dites sur ces événements.
Burkina Faso
Il fut un temps où le régime de Blaise Compaoré rassemblait l’essentiel des élites du pays, le seul espace de compétition électorale se situant à l’intérieur du parti – ultra-dominant – au pouvoir. La révolution de 2014 a tout changé, sauf la mémoire : les Burkinabè savent que Roch Marc Christian Kaboré, qui briguera le 22 novembre un second mandat, tout comme ses concurrents Zéphirin Diabré, Kadré Désiré Ouédraogo, Eddie Komboïgo ou Gilbert Noël Ouédraogo, sont d’anciens barons du système mis en place par l’exilé d’Abidjan. Rares sont les candidats qui, à l’instar du juriste Abdoulaye Soma ou de l’ex-ministre Tahirou Barry, n’ont pas joui de postes avantageux à l’époque où l’alternance était un objectif improbable.
Reste que ce ne sont pas les comptes du passé qui sont un enjeu dans cette élection où le président Kaboré part en position de favori, face à une opposition désunie. Mais bien plutôt les comptes sécuritaires du présent. Groupes jihadistes, banditisme, litiges fonciers, milices paysannes, réfugiés : le bilan global des violences qui ont endeuillé le nord, l’est et l’extrême-ouest du Burkina Faso a été en 2019 supérieur à celui du Mali.
Quel impact cette situation aura-t-elle sur la présidentielle ? L’élection pourra-t-elle se tenir partout ? Et in fine : le chef de l’État a-t-il été à la hauteur du défi sécuritaire, compte tenu de la faiblesse des moyens dont il dispose ? De la réponse à ces questions dépend en partie le résultat des urnes, dans moins de quatre mois.
Niger
En désignant, il y a plus d’un an déjà, son dauphin pour la présidentielle du 27 décembre en la personne de Mohamed Bazoum, Mahamadou Issoufou a fait le pari de la modernité et du vote transversal : originaire d’une tribu arabe très minoritaire au Niger, l’ancien ministre de l’Intérieur peut apparaître a priori comme un candidat clivant qui devra en outre assumer la totalité du bilan de cette dernière décennie, y compris l’affaire récente des malversations présumées au sein du ministère de la Défense.
Mais Bazoum, qui sillonne le pays depuis plusieurs mois, est un homme politique aussi madré qu’expérimenté, le parti sur lequel il s’appuie, une machine électorale, et son mentor, quoi qu’on en dise, un démocrate candidat au prix Mo Ibrahim.
Pour autant, rien n’est gagné car la concurrence, renforcée par une société civile pugnace, est vive, même si Hama Amadou, qui fut en 2016 le principal adversaire du président Issoufou, ne pourra pas être de la partie. L’ex-Premier ministre Seyni Oumarou se présentera pour la troisième fois, l’ancien général putschiste (et président de la transition) Salou Djibo rêve de revenir au pouvoir, et le vibrionnant Ibrahim Yacouba (ancien ministre) d’y accéder, alors que l’entrepreneur Hamidou Mamadou Abdou s’imagine en émule de Patrice Talon. Les jeux sont ouverts…
Centrafrique
C’est sans doute l’élection la plus aléatoire des cinq : prévue en principe pour le 27 décembre, sans que l’on sache encore si les opérations d’enrôlement des électeurs pourront être achevées à temps. Ni quel pourcentage du territoire national sera concerné par ce scrutin.
Près des deux tiers du pays sont toujours contrôlés par des groupes armés, en principe signataires des accords de paix de Khartoum et de Bangui, mais dont les chefs Abbas Sidiki et Mahamat Ali Darassa continuent de se comporter en seigneurs de guerre. Milice peule d’autodéfense, le groupe 3R (Retour, Réclamation, Réhabilitation) tient ainsi le Nord-Ouest sous sa coupe, face à ce qui reste des bandes anti-balaka.
Dans ce contexte, la candidature programmée du président Touadéra à un second mandat revient à faire avaliser par les Centrafricains un constat d’échec. Mais dans un pays qui n’a jamais brillé par la qualité de son leadership, la gouvernance n’est pas un critère. Seule compte la capacité du candidat à redistribuer et à « saluer les fronts » de sa clientèle.
À ce jeu, celui qui tient le pouvoir à Bangui a sur ses adversaires une longueur d’avance, même si ces derniers – Anicet-Georges Dologuélé, Martin Ziguélé, Désiré Kolingba, Catherine Samba-Panza, Karim Meckassoua, avec l’ex-président François Bozizé en faiseur de rois – peuvent espérer, dans le cadre d’un éventuel second tour au début de février 2021, le renvoyer à sa chaire de mathématicien émérite. Encore faudrait-il pour cela qu’ils aient trouvé le vaccin contre le coronavirus des hommes politiques africains : l’ego.