Mis en cause par un groupe anonyme de « salariés inquiets », le président de la Banque africaine de développement (BAD), candidat à un second mandat, défend énergiquement son intégrité. Ressources humaines, marchés, management… Enquête sur la gestion Adesina.
La question amuse un ministre ouest-africain, familier des équipes et du fonctionnement de la Banque africaine de développement. Une nouvelle controverse autour du patron de la BAD, est-ce vraiment une surprise ? Dans sa course effrénée pour la présidence de l’institution panafricaine, en mai 2015, puis dans sa conduite à marche forcée de la banque depuis quatre ans et demi, Akinwumi Adesina a froissé bien des susceptibilités et s’est fait un grand nombre d’adversaires.
Les premières années du mandat de l’ex-ministre nigérian de l’Agriculture ont été marquées par une vague inédite de départs, dont ceux de trois vice-présidents : le Ghanéen Solomon Asamoah (Infrastructures), embauché à la fin de 2014 par son prédécesseur, Donald Kaberuka, ainsi que l’Ivoirien Albéric Kacou (Ressources humaines) et la Tanzanienne Frannie Léautier (vice-présidente principale), recrutés après sa prise de fonctions.
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Avant même la prise de fonctions d’Akinwumi Adesina, le lobbying intense de la délégation conduite par l’ancien président Olusegun Obasanjo et par Ngozi Okonjo-Iweala, alors ministre des Finances, avait provoqué des frictions. Et bousculé les actionnaires africains, longtemps divisés entre le Tchadien Bedoumra Kordjé et le Zimbabwéen Thomas Zondo Sakala, autant que les non-africains, qui privilégiaient la candidature de la Cap-Verdienne Cristina Duarte.
Signe peut-être de la persistance des rancœurs, un rapport de la direction du Trésor à Paris regrettait, étrangement, en juillet 2016, que « le nouveau président de la Banque s’exprime très peu en français, et rarement voire jamais sur les questions stratégiques ou financières ». Adesina parle pourtant couramment le français, langue dans laquelle il mène d’ailleurs nombre de conférences de presse…
Longue liste de griefs
Mais la controverse dans laquelle s’est trouvé plongé, au début d’avril, le dirigeant nigérian est sans précédent. Dans des documents parvenus ces dernières semaines à plusieurs médias, dont Jeune Afrique, The Africa Report et à nos confrères du quotidien français Le Monde et d’Africa Confidential, un groupe anonyme de « salariés inquiets » dresse une longue liste de griefs (seize dans la version en anglais, plusieurs dizaines dans celle en français) contre le président de la BAD.
Moins lyrique que la version française, le texte en anglais est un document formel de « divulgation d’actes liés à une violation présumée du code de déontologie » adressé au Bureau de l’intégrité et de la lutte contre la corruption (PIAC) et au président du Comité d’éthique et à celui du Comité d’audit et des finances. Il énumère un certain nombre de nominations et de séparations jugées douteuses, mais, surtout, il évoque plusieurs contrats validés par les équipes d’Akinwumi Adesina supposément en violation des règles statutaires et éthiques de la BAD.
Conditions d’attribution de contrats jugées contestables
Le texte en français comprend, lui, en plus, un long exposé dénonçant pêle-mêle, en des termes particulièrement véhéments, « le style managérial particulier », « le règne de l’impunité, du népotisme », la « gestion chaotique des ressources humaines » et « la gabegie financière et l’indiscipline budgétaire ». Sa rédaction paraît intervenir à la suite de la saisine du PIAC.
« Afin que vous ne doutiez pas de notre propre dévouement à la procédure, nous avons attendu une réponse pendant six semaines. Ce retard semble délibéré et, selon nos sources, l’enquête est entravée et n’a même pas encore commencé », a-t-il été répondu au message envoyé par Jeune Afrique à l’adresse électronique anonyme indiquée par le collectif de salariés.
Dans leur missive au Bureau de l’intégrité et au Comité d’audit, les « salariés inquiets » évoquent plusieurs contrats dont les conditions d’attribution et de règlements sont jugées contestables.
Il s’agit notamment de deux marchés d’une valeur combinée « supérieure à 18 millions de dollars » accordés par le département des statistiques à deux spécialistes du traitement de l’information, l’un, new-yorkais, reconnu internationalement, l’autre d’origine russe, peu connu au-delà des milieux concernés. Des marchés « attribués de façon frauduleuse », selon « des enquêtes pour fraudes et des audits internes », établissant « la responsabilité » de l’un des hauts cadres de la banque en 2016, stipule le document anonyme. Ce cadre aurait, au demeurant, été promu quelques années plus tard, soit « encore un autre exemple d’impunité », dénonce la lettre consultée par Jeune Afrique.
Un géant mondial suisse des engrais mis en cause
Il en va de même pour un contrat de gré à gré d’une valeur de 5,46 millions de dollars octroyé par une structure nigériane consacrée à l’agriculture, financée par un don de la BAD, dont les stipulations prohibaient la passation de marchés dans de telles conditions. Le collectif met en cause l’un des managers nigérians de l’institution, dont les auteurs du courrier soulignent un lien de parenté direct supputé avec le président de la BAD.
Si la missive au PIAC omet l’identité du bénéficiaire du contrat, la lettre « d’alerte », elle, met en cause un géant mondial suisse des engrais. Malgré les réserves émises par les services de contrôle internes de la banque, poursuivent les auteurs du courrier, la facture aurait pourtant été réglée sur intervention directe du président de l’institution panafricaine.
Deux autres contrats de gré à gré évoqués avec une firme kényane concernent le service des ressources humaines, pour un montant de 2,1 millions de dollars, soit vingt fois plus, selon le document, que la limite d’autorisation de signature du manager impliqué. Ce dernier n’aurait subi aucune sanction. De plus, s’indignent les auteurs de la lettre, il serait parti de la banque « avec en bonus des indemnités versées par la BAD ».
Un comité d’éthique aux abonnés absents…
« Malgré la demande répétée des membres du Conseils [sic], la Banque ne dispose toujours pas d’un mécanisme empêchant un staff [sic] dont la responsabilité est engagée dans les malversations de quitter la Banque sans payer pour ses forfaits », s’indignent les auteurs de la lettre ouverte, selon lesquels « le Département d’éthique ne sert à rien ».
« Au niveau du Conseil, il n’y a plus de comité d’éthique », insistent-ils. Un bureau d’éthique existe pourtant à la BAD, dirigé par Paula Santos da Costa, affiliée à l’Ordre des avocats du Portugal, diplômée en droit des universités de Saint-Étienne, Lisbonne et Lyon-3, passée par la BCEAO dont elle a présidé le Conseil de discipline, avant de rejoindre le département juridique de la banque panafricaine, à la fin de 2010.
Si elles mettent en cause plus ou moins directement Akinwumi Adesina, ces dénonciations interpellent quant à la chaîne de responsabilités. Au sujet du contrat avec le semencier suisse, les auteurs du courrier l’assurent : « Cette affaire sérieuse n’a pas été portée à l’attention du conseil [exécutif]. Ce qui fait douter de l’indépendance du PIAC, l’unité d’investigation, sous les ordres de M. Adesina. »
… pourtant piloté de longue date par des professionnels émérites
Cette dernière accusation – contenue dans la lettre transmise aux médias, mais pas dans le document officiel envoyé au Comité d’audit et au PIAC… – est d’autant plus grave que cette unité est pilotée depuis des années par des professionnels émérites. Depuis le début de 2019, son responsable est le Britannique Alan Bacarese, un vétéran du parquet, ex-Senior Crown Prosecutor et ancien « conseiller technique de la délégation du Royaume-Uni auprès du groupe de travail de l’OCDE sur la corruption », selon sa notice professionnelle.
Auparavant, ce poste était occupé par Bubacarr Sankareh, ancien auditeur général de la Gambie. Sous son égide, le PIAC a imposé « des périodes d’exclusion de 76 mois et de 12 mois à d’anciennes entreprises Alstom acquises par GE Power en 2015 », en raison de faits « de corruption et de fraude en 2006 et 2011 dans le cadre de deux projets de production d’électricité financés par la banque en Égypte ».
Avant l’intérim de Bubacarr Sankareh, le PIAC a été piloté pendant plusieurs années par l’avocate Anna Bossman, précédemment présidente de la Commission ghanéenne des droits de l’homme, et, depuis 2017, ambassadrice à Paris.
La chaîne de responsabilités pourrait même atteindre les États membres
Le Département de l’audit général est lui piloté par Chukwuma Okonkwo, nommé à ce poste en 2015 durant les derniers mois de la présidence du Rwandais Donald Kaberuka (2005-2015). Si les faits dénoncés par le groupe de salariés sont avérés, la faute s’étend à une large succession de cadres seniors.
La chaîne de responsabilités pourrait même atteindre les États membres de la BAD. L’une des approximations contenues dans le courrier parvenu à Jeune Afrique est assez éclairante à ce sujet. En effet, le document mentionne un audit du service des ressources humaines demandé par « Moussa Dosso, ancien administrateur pour la Côte d’Ivoire ». Or, selon nos informations, si le dirigeant ivoirien a été interloqué par le fonctionnement de ce département, la demande d’audit aurait été, elle, formulée par les administrateurs français et américain, et ce sans suite, à en croire le collectif de salariés.
Des défenseurs convaincus
« Le Comité d’éthique du Conseil d’administration mène actuellement son action dans le cadre de ses systèmes d’examen interne. Laissons le Comité achever son examen et ses travaux sans interférence de quiconque ni de quelque média que ce soit », a répondu Akinwumi Adesina dans un communiqué publié le 6 avril, après la parution d’un article du Monde.
« Je suis totalement convaincu que, sur la base de faits et de preuves, les procédures régulières d’examen et la transparence révéleront que tout cela ne constitue que des allégations fallacieuses et sans fondement », a tempêté le patron de la banque.
Si ce dernier n’a pas souhaité réagir davantage aux accusations portées contre sa gestion, il ne manque pas de défenseurs au sein de l’institution. Ces derniers sont prompts en particulier à relever le caractère excessif de certains reproches formulés contre leur leader, ce qui, par là-même, rendrait dérisoire l’ensemble des accusations.
La surreprésentation des Nigérians pointée
Le collectif de salariés va bien au-delà des contrats suspicieux et pointe, plus généralement, une banque à la gouvernance fortement déficiente, sinon inexistante, et entièrement inféodée aux desiderata de son président.
L’une des pommes de discorde concerne une surreprésentation de cadres nigérians. « Certes, le Nigeria est l’actionnaire le plus important de la BAD, avec un peu plus de 9 % du capital, mais cela pourrait-il expliquer le fait que M. Adesina recrute à tour de bras des Nigérians aux postes de responsabilités à la BAD ? » s’interroge le collectif. Si de récents exils et départs à la retraite – notamment celui annoncé, le 31 mars, de Victor Oladokun, directeur de la communication et véritable bras droit d’Akinwumi Adesina pendant son premier mandat – ont réduit le contingent de managers venus de la République fédérale, il est clair que ceux-ci ont rarement été aussi visibles.
À la mi-mars, un des sept vice-présidents de la BAD était nigérian (Wale Shonibare, intérimaire à l’Énergie). Et quatre ressortissants du pays ou de binationaux occupaient des postes au sommet de la hiérarchie. Outre Victor Oladokun, on recensait ainsi : Vincent Nmehielle (secrétaire général, qui détient également la nationalité sud-africaine), Chinelo Anohu (directrice de l’Africa Forum Investment) et Chukwuma Okonkwo, l’auditeur général.
Dénombrements par nationalité et comptes d’apothicaire
Ces dénombrements exaspèrent les défenseurs d’Akinwumi Adesina, qui rappellent qu’en 2015 (derniers chiffres disponibles sur les origines des salariés) la France comptait 63 ressortissants dans les effectifs de la BAD (5,2 % du total), soit proportionnellement plus que la participation de Paris au capital (3,7 %). Au demeurant, l’Algérie (4,2 % du capital) ne comptait que 9 salariés à la banque (0,7 % du staff), sans susciter de controverses.
Ces comptes d’apothicaire irritent d’autant plus les proches du leader venu d’Abuja que, sous la présidence de Donald Kaberuka, le nombre de Rwandais employés par la BAD avait fortement augmenté, doublant entre 2009 et 2015 à 28 salariés, soit un ratio de 2,4 salariés à la BAD par million de Rwandais, contre 0,276 pour le pays le plus peuplé du continent.
Les plus anciens de l’institution se souviennent également de la forte représentation de cadres est-africains, parfois issus la diaspora rwandaise, promus durant cette période. À la fin de 2014 figuraient ainsi au sommet de l’organigramme les Ougandais Mohammad Ali Mubarak Kisubi (auditeur général), Joel Serunkuma Kibazo (directeur de la communication) et Anne Namara Kabagambe (directrice du cabinet du président).
Même en excluant le « rattrapage » sous la présidence d’Adesina de la possible sous-représentation de ses compatriotes, le collectif de salariés liste une multitude de décisions (nominations, départs négociés, promotions, indemnisations…) qui paraissent autant de faits du prince, décisions prises, sinon en violation des règles de l’institution, du moins en les poussant jusqu’à leurs dernières limites.
Il y a peu de doutes que la politique de ressources humaines appliquée sous Akinwumi Adesina ait bousculé une structure attachée à ses traditions et à un certain confort. Outre le processus de régionalisation, conduit dans un climat houleux, avec désormais 39 % des effectifs dans les bureaux régionaux plutôt qu’au siège (29 % en 2016), la direction a multiplié les recours aux consultants (ils étaient 683 à la fin de 2018) et aux recrutements extérieurs (329). « La BAD doit rester une institution qui recrute et promeut ses cadres sur la base de leurs compétences et leur mérite », notent les auteurs du courrier dans un passage assez révélateur.
Une cabale franco-américaine ?
D’aucuns, dans l’équipe d’Adesina, se réfèrent au dernier rapport annuel de la banque, qui relève que durant la seule année 2018 le PIAC a achevé et clôturé 44 cas, « alors que l’objectif était de 30 cas », et organisé des « activités de formation et de sensibilisation dans 13 pays, impliquant 684 membres du personnel », tandis que des « conseils en matière d’éthique ont été fournis pour 151 cas de dilemme éthique traités » durant cette période.
Les plus zélés avocats du patron de la BAD pointent des manigances d’acteurs non africains. Ce message est véhiculé depuis plusieurs semaines aux autorités d’Abidjan. Ils rappellent les admonestations fort peu diplomatiques adressées à la mi-février par l’Américain David Malpass, patron de la Banque mondiale, et la Bulgare Kristalina Georgieva, patronne du FMI, au sujet de la politique de prêts de la BAD.
Pour eux, Akinwumi Adesina fait face à une cabale d’acteurs extérieurs au continent, décidés à empêcher sa réélection. Quand les « salariés inquiets » notent, dans leur courrier, qu’aux « Conseils, seules les chaires américaine et française osent aujourd’hui encore lui tenir tête », pour les défenseurs du patron de la BAD le crime est quasiment signé.
Candidat unique, le docteur en agroéconomie doit obtenir une double majorité des actionnaires africains et non africains en cinq tours au maximum. Dans le cas contraire, sa candidature est caduque et il lui est impossible de se représenter. En 2015, il avait été élu au bout de six tours. En 2005, il avait fallu dix tours pour l’élection de Donald Kaberuka, et quatorze pour celle du Marocain Omar Kabbaj en 1995. Ils avaient été réélus, eux, sans difficultés majeures.
Adesina sait qu’il peut, en tout cas, compter sur le soutien d’Abuja, qui avait difficilement digéré l’échec en 2005 de son candidat Olabisi Ogunjobi. Longtemps soutenu par une majorité d’actionnaires africains, ce dernier n’avait jamais obtenu l’aval des « non-régionaux », favorables à Donald Kaberuka. L’élection de cette année est prévue en principe en mai, mais le scrutin a déjà démarré.