CHRONIQUE D’AVIGNON — Avec “Samson” et “Y aller voir de plus près”, le metteur en scène sud-africain et la chorégraphe française se sont attaqués au même sujet, avec des choix de mise en scène radicalement différents.
Domination d’un peuple par un autre, lutte pour les richesses, convoitises jamais assouvies, guerres entre frères ennemis : deux metteurs en scène traitent, avec des moyens à la fois communs et opposés, du cercle infernal de la violence entre les hommes. L’un, également plasticien – Brett Bailey – vient d’Afrique du Sud. L’autre, la chorégraphe française Maguy Marin, si elle révèle encore une fois ici combien elle est maîtresse des espaces, force au contraire ses quatre interprètes à l’immobilité. Qui sera le plus efficace dans sa dénonciation ?
Une transe qui fascine
Sur scène, dès le début, un récitant intronise le personnage en héros : un homme de petite taille palabre et le couronne d’une coiffe blanche tressée (les fameux cheveux dont il tire sa force). Le voyage de Samson, bientôt condamné à l’errance, sera long, dans l’histoire comme dans la représentation. Car le metteur en scène, fasciné par les rituels chamaniques, a convoqué pour l’incarner Elvis Sibeko, danseur contemporain, mais aussi sangoma, guérisseur visité par l’esprit d’un puissant chef.
Pour se « charger » de la puissance du vaincu en lutte contre l’oppresseur, celui-ci s’enfonce peu à peu dans un autre monde. Il s’est dépouillé de son costume occidental et tête baissée, avec des pas lourdement frappés au sol, il tourne et virevolte. S’en va loin, jusqu’à finir par poursuivre avec rage ceux qui dansaient et chantaient autour de lui. Le jour de la première, Elvis Sibeko eut beaucoup de mal à revenir de sa transe. Rappelé à lui par les officiants à force de soins. Voilà peut-être ce qui rend bancal le projet de Brett Bailey : cette transe, et la danse qu’elle génère, prend toute la place, fascine et happe…
Et l’histoire de Samson ? On s’en moque un peu, à la fin. Pourtant, quand l’une des choristes s’empare du rôle de Dalila en chantant le grand air de l’opéra de Saint-Saëns (Mon cœur s’ouvre à ta voix, 1877), face à Samson revenu à lui, le moment est intense. Cette interprétation dégage une forte émotion dans ce gymnase Aubanel où le public retient soudain son souffle.
Maguy Marin sur la toute petite scène du Théâtre Benoît XII a organisé au contraire son affaire comme une conférence à la fois concise, sérieuse et ludique. Les amateurs de danse peuvent pleurer ! Ce n’est plus le mouvement qui l’anime ici : elle a choisi un autre mode d’expression pour nous faire réfléchir sur le danger qui menace nos démocraties.
Vidéos et humour
Sa remontée jusqu’aux guerres à fois coloniales et civiles des Grecs anciens, qu’elle compare aux conflits occidentaux des deux siècles derniers, est brillante. D’une matière aride – la guerre du Péloponèse décrite par l’historien grec Thucydide –, elle tire une perspective pour éclairer notre présent. La scène est peuplée d’écrans comme de traces de fouilles (casques, javelots, terre et cailloux). Quand les quatre interprètes ont retiré leurs masques de tragédie grecque, ils commencent, en tee-shirt, leur lecture du livre consacré à Corcyre (Corfou) où la guerre contre Corinthe sur fonds de rivalité entre Sparte et Athènes finit en guerre civile atroce.
À coups de cartes géographiques et de champs de bataille miniatures filmés en vidéo et démultipiliés sur scène, l’analyse politique de Thucydide devient très concrète. Il faut certes une grande concentration au spectateur, mais Maguy Marin, en experte des images, a su développer de fines stratégies – dont celle de l’humour – pour « y aller voir de plus près » et réaffirmer au plus grand nombre que, depuis la nuit des temps, le populisme peut se nourrir de toutes les crises…