L’imam Dicko, lors d’un rassemblement à Bamako, le 21 août 2020, au lendemain du coup d’État qui a conduit à la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta. © ANNIE RISEMBERG / AFP
Des saints fondateurs de confréries soufies aux prêcheurs jihadistes, en passant par les savants et les charlatans, tous ont leurs héritiers sur le continent.
Tandis qu’au Mali l’imam Dicko fait et défait les présidents, au Nigeria, on guette les rares imprécations de Shekau, le maître takfiriste de Boko Haram. Au Sénégal, l’imam Dame Ndiaye appelle des milliers de concitoyens à manifester contre les caricatures du Prophète, et, dans le Sahel livré aux groupes armés, les sermons enregistrés de l’insaisissable Amadou Koufa nourrissent une fièvre jihadiste qu’au Maroc Ahmed Abadi, le « prêcheur du roi », est chargé de combattre par le verbe.
Une même ardeur anime ces acteurs aux objectifs souvent ennemis, celle de l’islam, puissant moteur de mobilisation dans une ère mondialisée où les religions sont devenues le dernier repère des identités désorientées et l’une des rares voies de contestation politique dans les États autoritaires.
Figures charismatiques
Portés par satellites et fibres optiques, les images et les mots des leaders islamiques s’invitent dans des millions de foyers, mais l’islam de l’Afrique est animé depuis la conquête par des figures charismatiques, apaisantes ou excitantes, contestataires ou conservatrices.
Des saints fondateurs de confréries soufies aux prêcheurs zélés des empires jihadistes ouest-africains, des prédicateurs savants des universités de Tombouctou, de Fès, de Tunis et du Caire aux charlatans incultes, tous ont leurs héritiers contemporains.
En Algérie se détachent ainsi quatre figures qui illustrent l’éventail de la prédication islamique sur le continent. Celle, traditionnelle, du cheikh de la tariqa soufie Alawiyya, Khaled Bentounes, qui, en costume cravate, dispense jusqu’en Europe son message de paix et de tolérance. Celle, plus officielle, du vénérable Abou Abdessalam, qui incarne à la télévision publique l’orthodoxie malékite.
L’imam Mohamed Ali Ferkous tient, lui, le minbar du salafisme, n’hésitant pas à excommunier contestataires politiques ou militants féministes sur son site web. Champion des fatwas insolites à dominante sexiste, le cheikh Chamseddine, dit Chamsou, est adulé comme une star. Et régulièrement interdit d’antenne pour ses dérapages.
Si le maniement du message islamique confère un charisme qui touche à la grâce, bien des prêcheurs populaires lui associent d’autres dynamiques pour séduire. Complotisme, critique politique, dénonciation de l’Occident, de la mondialisation, des « faux croyants » sont développés par les adeptes de la virulence verbale pour mieux apparaître comme les seuls détenteurs de La vérité.
Le chercheur sénégalais Seydi Diamil Niane cite ainsi le peu érudit cheikh Oumar Diagne « qui se démarque en traitant les gens de francs-maçons facilement et sans preuve ». Autre figure montante, le salafiste Oumar Sall « attaque même les fondements des confréries soufies, notamment la tijaniyya et le mouridisme, ce qu’aucun salafiste ne s’était encore aventuré à faire ».
Arbitre politique
Au Mali, l’imam Mahmoud Dicko est parvenu à s’ériger en arbitre politique, décisif dans le renversement du président Ibrahim Boubacar Keïta, en août 2020. Pour Bakary Sambe, directeur du Timbuktu Institute de Dakar, il incarne le succès de leaders légitimés par la référence religieuse mais dont le discours de contestation, essentiellement politique, parvient à fédérer de nombreuses sensibilités : « lors des manifestations, il a surfé sur les thématiques qui cristallisent les frustrations populaires sans convoquer la religion. Il est ainsi parvenu à mobiliser aussi bien les caciques de la gauche antilibérale et anti-hégémonique que les adeptes des confréries et les islamistes. Ce discours islamo-nationaliste et antisystème mobilise de plus en plus au Sahel, où les digues entre islam traditionnel et islam politique commencent à céder. »
La tendance est aussi à l’adoption de voix locales, plus familières des préoccupations de leurs concitoyens et qui maîtrisent maintenant les outils technologiques. Les réseaux transnationaux, comme ceux des salafistes madkhalis ou des Frères musulmans, disposent de relais nationaux assez efficaces, et l’aura de stars régionales, comme le cheikh égyptien d’Al-Jazira, Youssef al-Qaradawi, s’est étiolée. Celui-ci est d’ailleurs interdit d’antenne en Tunisie et en Égypte.
Mais l’âge d’or des prêcheurs cathodiques a laissé la science de la communication en héritage aux prédicateurs contemporains. « Dans les années 1990, explique la socio-anthropologue Sophie Bava, ces prêcheurs sont passés de sermons abstraits et impersonnels à une expression empathique, populaire, émotive et factuelle en résonance avec l’actualité et les attentes de leurs publics, et qui a été calquée sur l’art du prêche évangélique américain. »
À tel point que le prêcheur égyptien Amr Khaled, pur produit de l’orthodoxie religieuse d’Al-Azhar, peut être qualifié de « télévangéliste islamique » tant son style, son enthousiasme et jusqu’à son costume pastichent ceux des pasteurs populaires américains.
Prosélytisme sur Facebook
La modernité a amené une autre forme de charisme, plus sournoise et plus obscure, qui se développe dans le secret des réseaux sociaux et se nourrit de la misère sociale de ses cibles. Alliant tapage médiatique, spectacles visuels extrêmes et prosélytisme à travers Facebook, WhatsApp ou Telegram, les communicants de l’État islamique ont ainsi attiré des milliers de jeunes Nord-Africains dans le jihad oriental.
Les savants interrogés sont unanimes pour attribuer la prospérité de ces discours aux ruptures dans la transmission des pratiques traditionnelles qui, d’une part, ne savent plus répondre aux questions d’une jeunesse connectée au monde et d’autre part se perdent avec les migrations.
Certes, la baraka héréditaire du chef de la confrérie est encore révérée, et des figures comme celle du calife général des mourides, Serigne Mountakha Mbacké, au Sénégal, gardent une influence sociale et politique puissante.
« La mouridiya s’est adaptée à la migration dès les années 1970 en dépêchant des cheikhs itinérants auprès de la diaspora. En retour, ces cheikhs, qui maintiennent le lien, se sont nourris de l’expérience du monde, ouvrant la confrérie à la modernité. Au Burkina et au Mali, les confréries étaient beaucoup moins adaptées et moins armées pour faire face à la propagande jihadiste », rappelle Sophie Bava.
Pour le renommé cheikh Khaled Bentounes, qui dirige la Alawiya algérienne, la présence, l’écoute et la capacité de servir sont les clés du charisme d’un chef spirituel : « La déférence au cheikh est encore sensible chez les adultes, mais ce qui touche les jeunes c’est qu’on cherche à les comprendre, qu’on leur parle un langage qu’ils comprennent, et qu’ils réalisent que notre tradition est un phare pour le présent et l’avenir. Les gens viennent chercher auprès de moi une direction, une espérance en ces temps d’incertitudes. Le vide dans ces domaines peut amener le pire à s’y enraciner ».