Votre livre Les derniers jours de Muhammad est désormais édité en Algérie chez les éditions Koukou. Enquêter sur les circonstances de la mort du Prophète de l’islam 14 siècles après n’était-il pas un pari risqué ?
Si vous parlez des menaces des fanatiques, je n’ai pas le sentiment d’avoir pris un risque particulier, car depuis des années déjà, nous voyons bien que le fanatisme est un monstre aveugle qui ne différencie pas ses victimes. Il frappe tout le monde et partout. Même les musulmans dans les mosquées ne sont pas épargnés ! En revanche, je considère mon enquête sur la mort du Prophète comme un véritable défi intellectuel que je me suis fixé : le travail sur un sujet aussi délicat, l’exploration minutieuse de dizaines de sources de la Tradition, le travail de comparaison et de confrontation des différents récits, le rassemblement des morceaux du «puzzle» ont été une aventure scientifique à la fois difficile et passionnante. En somme, le seul risque auquel j’étais vraiment attentive est celui de ne pas parvenir à une version intelligible des faits avec un récit cohérent qui respecte la succession chronologique des événements. Heureusement, le succès du livre auprès des lecteurs montre que les efforts que j’ai fournis n’ont pas été vains.
Comment était le climat au sein de la grande famille du Prophète durant ses derniers jours ?
C’était un climat de grande tension politique. Une ambiance de fin de règne. Les ambitions de la famille et des Compagnons du Prophète entrent en conflit. Chacun tente de se positionner dans la perspective d’une succession imminente. A cela s’ajoute le fait que quelques semaines avant la maladie du Prophète, la communauté musulmane traversait déjà un grand moment de doute pour deux raisons principales : d’une part, l’affrontement de l’armée musulmane avec Byzance a échoué, notamment dans la défaite cuisante de Mu’ta. D’autre part, un peu partout en Arabie, les faux prophètes comme Tulayha, Aswad ou Musaylima commencent à réunir autour d’eux de nombreux adeptes. Ce qui a été ressenti par les musulmans, le Prophète le premier, comme une véritable menace pour l’islam. On comprend dès lors que durant les derniers jours du Prophète, la crise était à son comble.
Pourquoi a-t-on attendu trois jours pour l’enterrer alors que sa dépouille était putréfiée ?
Il y a deux raisons à cela. Une raison religieuse et une raison politique. La raison religieuse vient du fait que de nombreux musulmans croyaient que le Prophète allait ressusciter au bout de trois jours comme Jésus et donc son corps ne peut en aucun cas se décomposer. En outre, à l’annonce de la mort du Prophète, les musulmans étaient – comme souvent devant une grande catastrophe – dans une attitude de déni : ils ne voulaient pas admettre qu’il était mort à cause, notamment, du caractère eschatologique et messianique de la mission de Mohamed. Pour eux, le Prophète est venu annoncer la fin du monde, comme en témoignent plusieurs versets du Coran. Et donc, pour eux, sa mort est inadmissible : il ne peut pas mourir avant l’apocalypse. D’ailleurs, ceci explique le sentiment de terreur qui s’est emparé des musulmans. Ils étaient nombreux à croire que la mort du Prophète est le signe que la fin du monde est imminente.
Par ailleurs, la raison politique derrière l’enterrement tardif du Prophète est due au fait que son entourage proche était occupé au règlement de la question de la succession, prioritaire à leurs yeux. La fameuse réunion de la Saqifa des Banu Saida a eu lieu avant les obsèques du Prophète. On remarque d’ailleurs que jusqu’à aujourd’hui, l’annonce officielle de la mort d’un chef d’Etat est précédée de certaines dispositions qui peuvent prendre un certain temps. Ce qui nécessite le décalage entre la mort et les obsèques.
Le Prophète est mort jeune (63 ans), était-il décédé d’une mort mystérieuse, comme le suggère le titre de votre livre ?
L’une des questions cruciales auxquelles j’ai tenté de répondre est la cause de la mort du Prophète. La Tradition fournit des réponses contradictoires, parfois même des auteurs comme Tabarî ou Bukhârî disent tantôt qu’il est mort empoisonné par une juive de Khaybar, tantôt qu’il est mort d’une pleurésie (dhât al janab). Il est impossible de trancher. En tout cas, là où j’ai trouvé une unanimité dans toutes les sources est que le Prophète était dans un état d’abattement psychologique. Par exemple, quand il reçoit quelques jours avant sa mort la visite de l’ange Gabriel qui demande de ses nouvelles, il répond : «ô Gabriel je suis accablé ! je suis affligé.» Quand le Prophète visite le cimetière de Médine le mercredi qui précède son décès, il dit aux morts : «Les discordes se profilent à l’horizon ; elles arrivent comme les lambeaux d’une nuit noire.» Force est de constater que les sombres prédictions du Prophète au sujet de l’avenir de l’islam, dont l’histoire est jalonnée de guerres civiles, se sont bel et bien réalisées !
La figure du Prophète est sacrée, l’était-elle durant son vivant ?
Question très complexe, car le processus de sacralisation du Prophète et de ses Compagnons est un processus historique qui s’est étalé sur plusieurs siècles. En revanche, ce qu’on peut affirmer c’est que le Prophète lui-même ne se considérait pas comme un personnage sacré. Dieu ne lui dit-il pas dans le Coran : «Dis : Je ne suis qu’un mortel semblable à vous.» (verset 110 de la sourate «La caverne»). Le Prophète se considérait comme un messager, sans plus. Dans son discours lors du pèlerinage de l’adieu, il souligne bien que sa mission consiste à transmettre un message de Dieu. Plusieurs récits de la Tradition témoignent de la grande humilité du Prophète qui ne se considérait pas comme un être sacré, intouchable. Précisément, j’ai essayé de montrer dans mon livre le visage humain d’un Prophète si semblable à nous !
Le Prophète de l’islam a-t-il laissé un testament où il aurait désigné son successeur ?
Non. D’ailleurs, l’un des épisodes les plus étonnants et bouleversants des derniers jours du Prophète est la fameuse «calamité du jeudi», raziyyat al khamîs (citée par les sources sunnites et chiites). Le jeudi qui précède sa mort, le Prophète exprime le souhait de dicter un testament. Il demande qu’on lui apporte une omoplate et un encrier (katif wa dawât). «Je vais rédiger pour vous un document qui vous préservera de l’égarement pour l’éternité», dit-il. Curieusement, Omar Ibn Al Khattâb, qui était présent, s’y oppose farouchement et dit : «Le Prophète divague (yahjuru). Nous avons déjà Le Coran, le Livre d’Allah, et cela nous suffit.» Le Prophète ce jour-là se fâche et demande à ce que tout le monde quitte sa chambre. Je consacre un chapitre entier de mon livre à cet épisode décisif sur lequel, étonnamment, les sunnites et les chiites sont d’accord !
Il n’est pas dit dans Le Coran qu’après la mort du Prophète, il fallait désigner un successeur. Comment est venue l’idée de la «Khilafa» et pourquoi ?
La réponse à cette question se trouve dans mon prochain livre qui sortira très bientôt. Je peux vous dire en tout cas que le califat n’a aucun fondement religieux ni dans Le Coran ni dans les hadiths. Le Prophète lui-même n’a pas désigné clairement un successeur. Certes, les chiites pensent que le Prophète a transmis le flambeau à Ali, cependant les chiites ne parlent pas de calife mais d’imam, qui est plus un guide spirituel qu’un chef politique. Le califat est une institution ad hoc inventée de toutes pièces par les Compagnons du Prophète qui étaient confrontés, il y a 14 siècles, à une situation de vacance du pouvoir à la mort de ce dernier. Je crois que les premiers califes ne savaient pas que l’institution qu’ils ont «bricolée» dans une situation d’urgence historique allait survivre des siècles après eux. J’explore toutes ces questions dans mon prochain livre.
Le conflit sunnite-chiite est-il apparu à la faveur de l’isolement de Ali ?
Le conflit sunnite-chiite a des racines profondes. Historiquement, on l’associe à la guerre civile de la Grande discorde (al ftina al kubra), mais les problèmes entre partisans de Ahl al bayt («gens de la maison», la famille du Prophète) et les partisans d’Abou Bakr et Omar datent déjà de l’époque du premier califat d’Abou Bakr. J’ai examiné attentivement le début de ce conflit au lendemain de la mort du Prophète (pour les besoins de mon prochain livre) et j’ai constaté que Ali n’a pas été isolé ; il s’est isolé lui-même et a refusé les sollicitations des musulmans (notamment l’aristocratie qurayshite) qui le voulaient comme calife. Il a décliné pour toutes sortes de raisons que je ne peux pas détailler ici.
Au fond, je crois que Ali n’a jamais vraiment cherché le pouvoir, comme le montre le fait qu’il a laissé passer «son tour», si j’ose dire, trois fois et qu’il n’a accepté le califat qu’après Abou Bakr, Omar et Othman. De nos jours, je crois que le conflit sunnite-chiite incarné par l’antagonisme entre l’Arabie Saoudite et l’Iran est moins un conflit entre deux doctrines religieuses qu’un conflit entre l’islam arabe et l’islam non arabe.
Pourquoi, selon vous, l’histoire de l’islam est jalonnée de conflits violents depuis les conquêtes jusqu’à notre époque, où des massacres sont commis au nom de la religion ?
La violence est le moteur de l’histoire d’une manière générale. Ouvrez n’importe quel livre d’histoire et vous verrez que c’est une succession de conflits et de périodes de paix plus ou moins longues. Pourquoi l’histoire de l’islam échapperait-elle à cette règle ? Les musulmans sont des hommes comme les autres, ils ont des ambitions, des excès, des rêves de domination, ce qui les pousse à entrer forcément en conflit les uns contre les autres ou contre le monde extérieur. Mais là où il y a un problème à mon avis avec l’islam, c’est que cette violence «naturelle» de l’histoire est sacralisée, ce qui permet à certains musulmans de recourir aux méthodes les plus atroces en croyant accomplir un acte qui les rapproche de Dieu. Donc, ce n’est pas la violence qui est le problème dans l’histoire de l’islam, mais la sacralisation de cette violence qui repose elle-même sur le fait que le Prophète et ses Compagnons ont été des guerriers. Or, comme chaque bon musulman a le devoir d’imiter son Prophète, il n’est pas étonnant de voir certains réactualiser cette dimension «épique» de la vie de leur Prophète.
Finalement, les «ennemis» de l’islam ne sont-ils pas les musulmans eux-mêmes ?
Je préfère éviter les généralisations : les musulmans ne forment pas du tout une masse homogène (loin de là !), donc il m’est impossible d’émettre un jugement sur les musulmans dans leur ensemble. Ce que je peux dire pour donner un élément de réponse à votre question, c’est que les musulmans se croient en général supérieurs aux autres : ils sont les adeptes de la dernière religion révélée (donc pour eux, la plus accomplie, la plus parfaite), leur Prophète est le sceau des prophètes. Et Dieu leur dit dans Le Coran : «Vous êtes la meilleure des nations de l’humanité.» Ceci crée chez eux un sentiment de supériorité qui les rend hostiles à toute forme de critique et incapables d’autocritique.
Ce sentiment de «suffisance», si j’ose dire, a produit un immobilisme, un figement dans de nombreuses sociétés musulmanes, surtout les sociétés arabo-musulmanes. Car on constate que les sociétés musulmanes non arabes (la Turquie, l’Iran, l’Indonésie, etc.) sont plus évoluées. En revanche, dans les sociétés arabo-musulmanes, la religion est mélangée à la «sauce ethnique» qui se nourrit elle aussi des mêmes prétentions illusoires : l’utopie arabe qui charrie des rêves de gloire constamment brisés par des échecs aussi cuisants qu’humiliants. Peut-être qu’il est temps de séparer l’islam de l’arabité : les Arabes sont les habitants de la péninsule Arabique, les autres sont des arabophones… Mais c’est un autre sujet. En tout cas, je demeure persuadée que sans un travail d’autocritique, de distanciation (qui conduit naturellement à plus d’humilité), la plupart des sociétés musulmanes seront incapables d’intégrer pleinement le monde moderne.