La Croix : Vous avez toutes les deux un handicap de naissance. Cécile Gandon, vous dites dans votre livre (1) qu’il vous a obligée à une certaine vérité. Pourquoi ?
Cécile Gandon : Je travaille à plein temps. J’ai une vie quasiment normale, mais quand je marche, les gens voient mon handicap qui atteint mes jambes et m’oblige à marcher avec une canne. Il y a donc une certaine transparence même si toutes mes fragilités ne sont pas apparentes. La fatigue et les douleurs contre lesquelles je lutte sont invisibles. Cela m’oblige à reconnaître et à expliquer mes limites plus spontanément. Partant de là, les relations sont peut-être plus vraies. Quand je relis ma vie, je constate que mes amis proches sont notamment ceux avec qui j’ai pu parler du handicap.
Marie-Caroline Schürr : Mon corps se rappelle à moi tous les jours. J’ai une maladie génétique et orpheline rare. Elle entraîne un blocage progressif de l’ensemble des articulations, des destructions osseuses, une petite taille. Quand j’étais enfant, j’avais conscience de ma différence, mais elle se voyait moins car j’avançais sur un tricycle. Aujourd’hui, il ne me reste que ma main gauche pour faire ce que je peux. De plus en plus, je dépends des autres pour un grand nombre d’actions et j’ai de l’aide trois fois par jour pour le lever, la douche, les repas, le coucher… Mais j’arrive quand même à vivre seule et je me sens vraiment autonome. Pour moi, l’autonomie c’est reconnaître sa dépendance vis-à-vis des autres et pouvoir mener son projet de vie.
Les regards sur le handicap peuvent être durs. Comment les appréhendez-vous ?
M.-C. S. : Je me suis beaucoup interrogée sur ces regards durs. Est-ce mon handicap qui effraie les gens ou quelque chose qui se réveille en eux en me voyant ? J’ai appris à accueillir ces regards comme n’étant pas dirigés contre moi. Pendant dix ans, j’ai enseigné l’anglais en lycée. Je trouvais naturel que les élèves ne soient pas d’emblée à l’aise avec mon handicap. Je pense que toute peur tombe quand on met des mots dessus. En début d’année, je leur expliquais ma maladie, ce qu’elle impliquait pendant les cours. Leurs questions et leurs regards qui changeaient m’ont aidée à me réconcilier avec moi-même. Parfois, j’entends des enfants dans la rue : « Qu’est-ce qu’elle a la dame ? Pourquoi elle est petite ? » Si je n’arrive pas à accueillir ces questions qui disent ma réalité, je ne me sens pas bien au fond de moi-même.
C. G. : Je rencontre aussi de telles situations. Souvent, ce qui me blesse le plus, c’est de ne pas pouvoir expliquer à l’enfant pourquoi je marche ainsi sur la pointe des pieds. Sa maman gênée par sa question le presse d’avancer, elle lui dit qu’elle lui expliquera plus tard. J’entends des chuchotements. C’est dur. Quand j’étais adolescente, j’ai beaucoup souffert de moqueries à cause de mon handicap. En grandissant, j’ai appris à faire un tri entre les regards qui me blessent et ceux qui me relèvent, ne me réduisent pas à mon handicap, me trouvent belle. Parfois, c’est le regard que je porte sur moi-même qui est le plus blessant. J’ai encore du mal quand j’aperçois mon reflet dans une vitrine dans la rue. J’apprends à ne pas baisser les yeux, à regarder en face la réalité et à me dire : telle que tu es, tu es belle. C’est un travail.
Vous avez toutes les deux la foi. En avez-vous voulu à Dieu de votre handicap ?
C. G. : Oui, quand j’étais en première et terminale. Je me souviens d’un camp avec des jeunes chrétiens à la montagne. Pendant que tous partaient en randonnée, je restais au chalet. Un jour, je suis allée en colère me mettre en face de la croix dans la chapelle. Je pleurais et criais intérieurement. Et j’ai vu Jésus sur la croix. Pourquoi lui crier dessus alors qu’il était dans la même situation que moi ? Il y a eu un vrai renversement de situation.
M.-C. S. : J’ai connu des grands moments de découragement et de colère après la mort de mon frère aîné, atteint de la même maladie que moi. Ma foi est un pilier dans ma vie, mais elle ne m’empêche pas de souffrir et de traverser des déserts. Quand on est sur un lit d’hôpital entre la vie et la mort, ce n’est pas simple. Pourtant, c’est dans ces heures de dépouillement que j’ai été le plus consolée par le Christ. Ce sont des expériences spirituelles personnelles extrêmement fortes qui se passent la nuit.
C. G. : Une nuit où j’étais hospitalisée, j’avais des douleurs nerveuses qui me prenaient toute la jambe. Les médicaments que l’on m’avait donnés n’agissaient pas encore. C’était très difficile. À trois heures du matin, j’ai reçu un message de toi, Marie-Caroline, me disant que tu pensais à moi. Ce texto m’a réconciliée avec la vie. Il n’a pas enlevé ma douleur, il n’a pas fait arriver le jour plus vite, mais c’est comme si, dans le désert où je me trouvais, j’avais découvert un pays habité. Maintenant, quand j’ai une insomnie, je pense aux personnes qui souffrent comme moi, aux moines et aux moniales qui prient, à tous ceux qui travaillent. La nuit n’est pas seulement le négatif du jour, du rien ou du vide. C’est du plein.
Vous aimez toutes les deux aller à la grotte de Lourdes. Priez-vous pour votre guérison ?
C. G. : J’ai un rapport très ambigu à la guérison. Je prie pour être guérie parce que j’ai envie de pouvoir danser, porter des enfants dans mes bras sans risquer de les faire tomber, escalader la montagne. En même temps, je n’aime pas que l’on me dise : « Dieu n’a pas voulu ton handicap. » Qu’est-ce cela veut dire ? Qu’il ne m’a pas voulue telle que je suis ?
M.-C. S. : Pendant longtemps, j’ai été très mal à l’aise à l’idée de demander la guérison. J’avais peur d’être quelqu’un d’autre en étant guérie. Malgré l’évolution de la maladie, les hospitalisations à répétition ces dernières années, je suis toujours vivante. C’est un vrai miracle. Aujourd’hui, j’en ai assez de souffrir. Dans ma prière, je demande au Seigneur de me soulager.
Les débats sur la fin de vie mettent en avant la souffrance des personnes. Quel regard portez-vous sur un éventuel projet de loi légalisant le suicide assisté ou l’euthanasie ?
M.-C. S. : À l’hôpital, les soignants n’ont plus le temps d’accompagner les malades. Au lieu de soulager la souffrance, on envisage de la supprimer par une solution radicale avec l’hypocrisie de dire que c’est pour nous aider. Parfois quand je vais mal, j’ai juste besoin d’une présence silencieuse à mes côtés. Je n’ai pas envie de mourir. J’ai en moi une force de vie qui me surprend toujours. Mais ces débats me poussent à me demander : à quel degré de dépendance vais-je devenir indigne de vivre ? Cela me fait peur parce que lorsque l’on est allongé sur un lit d’hôpital sans pouvoir bouger, on est très vulnérable. Et cela peut aller très vite d’injecter un produit.
C. G. : Tant que tu croiras à la valeur de ta vie, les autres ne pourront pas se permettre de te dire : « Dehors ! » La difficulté, c’est quand nous n’y croyons plus nous-mêmes et que nous aurions besoin d’entendre : « Continue, je crois en toi. » Des kinés qui m’ont suivie au long cours m’ont ainsi beaucoup aidée.
M.-C. S. : La dépendance est une contrainte et une souffrance. Mais des choses très belles peuvent se passer quand nous nous épaulons avec nos bras cassés. En mai dernier, je suis partie trois semaines sur le chemin de Saint-Jacques, seule, mon sac à dos accroché à mon fauteuil électrique. J’avais quelques logements de réservés, mais pas tous. Et je ne savais pas qui allait m’aider pour la douche, le coucher et le lever du lendemain. Chaque soir, en arrivant vers 16 heures à l’étape, j’allais mendier l’amour des autres. Je n’ai jamais essuyé de refus. Des inconnus du monde entier m’ont aidée. Je me souviens d’une jeune femme pour qui c’était très difficile de voir mon corps fragile et nu. Elle n’arrêtait pas de dire « es muy complicado, es muy complicado » (c’est très compliqué, NDLR). Deux jours plus tard, je l’ai croisée à nouveau. Elle s’est précipitée sur moi en pleurs : « Marie-Caroline, je te remercie parce que tu m’as montré que tout valait la peine dans la vie. »
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La lumière d’un sourire
Rencontrer Cécile Gandon, c’est d’abord voir son visage illuminé par un sourire rayonnant. À 40 ans, l’autrice de Corps fragile, cœur vivant (1) vient de recevoir le prix coup de cœur du jury, dans la rubrique « témoignage », au Salon du livre chrétien de Dijon. D’une plume poétique, Cécile y raconte en de courts chapitres sa vie avec « un handicap qu’on dit “léger” » et qui lui « donne une démarche boitillante », selon ses propres mots. De sa naissance à ses premiers jeux en cour de récréation, de sa vie d’étudiante à son travail actuel de graphiste à l’Office chrétien des personnes handicapées, elle nous entraîne à sa suite, sans gommer les difficultés de la route, mais avec toujours cette douceur et cette force qui la caractérisent.
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Intrépide aventurière
À 37 ans, Marie-Caroline Schürr déjoue les préjugés. On la croit rivée à son fauteuil roulant électrique sous le ciel versaillais, et cette aventurière roule sur une route espagnole entre Léon et Saint-Jacques-de-Compostelle. Du 24 mai au 12 juin 2022, elle a ainsi parcouru les 400 derniers kilomètres du Camino, seule, vivant de la providence pour compenser sa grande dépendance physique. « Je ne me suis jamais sentie aussi libre et vivante », confie cette intrépide qui, sitôt de retour, a créé sa boîte : Envol’moi. Malgré une santé très fragile, cette femme à la joie profonde donne des formations en entreprise sur l’interdépendance, ou comment travailler en équipe en acceptant ses différences. Sur la porte de son salon, une parole résume sa philosophie : « Ceux qui pensent que c’est impossible sont priés de ne pas déranger ceux qui essaient. »