Comme de nombreuses voies ferrées subsahariennes, la ligne historique Dakar-Bamako attend depuis des années une remise à niveau. Mais, hormis un plan de relance de la circulation, tout reste à définir.
Le silence règne depuis plus d’un an maintenant dans la gare de marchandises dakaroise de Bel-Air. Sur les rails de la grande halle, d’où sont partis les premiers wagons vers le Mali en 1924, des locomotives hors d’âge sont à l’arrêt. Les cheminots, en grève depuis 2018 pour protester contre des arriérés de salaires, ont déserté les lieux.
L’ancienne voie coloniale, qui relie le port maritime de Dakar, au Sénégal, au port fluvial de Koulikoro, au Mali, attend toujours sa réhabilitation, promise lors de la privatisation du chemin de fer en 2003, sous le mandat du président Abdoulaye Wade, et confirmée ensuite plusieurs fois par son successeur, Macky Sall, notamment pendant sa dernière campagne.
880 millions d’euros pour trois à quatre ans de travaux
Douze années durant, Transrail, à qui a été confiée l’infrastructure, a vu défiler les actionnaires majoritaires : le franco-canadien Canac-Getma, puis l’américain Savage, suivi du groupe Advens d’Abbas Jaber, figure du patronat local.
Incapables de supporter la charge financière nécessaire à la mise à niveau, ces trois gestionnaires n’ont jamais lancé le chantier, et ce jusqu’à la résiliation de la concession de Transrail, en 2015, alors qu’elle devait durer jusqu’en 2028. Le coût de la réhabilitation est estimé à près de 880 millions d’euros pour des travaux devant durer trois à quatre ans, alors qu’il faudrait 2,6 à 3,5 milliards d’euros pour construire une nouvelle ligne.
En mars 2016, les 1 022 salariés, les actifs et la concession de Transrail ont été transférés à Dakar-Bamako Ferroviaire (DBF), une « structure bi-étatique transitoire » – dont le mode de gouvernance reste à définir précisément –, pilotée depuis la fin de 2018 par le Franco-Sénégalais Kibily Touré.
Le rail est un outil d’intégration essentiel, surtout pour un pays enclavé comme le Mali
Mais malgré ces changements, rien n’a été enclenché sur le terrain. « Les États ont laissé mourir l’outil. Les cheminots ont navigué à vue pendant plus de dix ans, sur un rail qui ne permettait pas d’excéder 30 km/h, quand il n’était pas impraticable », déplore un membre de la corporation.
Décongestionner la route
Pour le Sénégal et le Mali, le redémarrage du rail est pourtant crucial. Le potentiel commercial du corridor Dakar-Bamako dépasse 4 millions de tonnes de marchandises par an, selon une source ministérielle du pays de la Teranga. « Le rail est un outil d’intégration essentiel, surtout pour un pays enclavé comme le Mali, qui doit écouler des denrées périssables, ainsi qu’au Sénégal pour des villes intérieures telles que Thiès, qui ont beaucoup souffert de la crise du rail », indique Kibily Touré.
Sa remise en service permettrait de doper les exportations sénégalaises, en particulier celles de poissons frais de mer, d’huile brute d’arachide ou de ciment, qui se classent parmi les premiers produits vendus à l’étranger, notamment dans l’hinterland ouest-africain. Selon la BCEAO, 23 % des exportations sénégalaises étaient absorbées par le Mali en 2017. À Bamako, on espère une baisse des coûts des produits importés grâce au rail, ainsi qu’une augmentation des volumes agricoles exportés.
Chaque jour, 300 à 400 camions quittent le port de Dakar pour rallier l’Afrique de l’Ouest. Le rail décongestionnerait la route, qui convoie 80 % des échanges extérieurs du Mali. « Aucun mode de transport ne peut suffire à répondre à tous les besoins », souligne Kibily Touré. « Il faut parfois vingt-deux jours pour aller de Dakar à Bamako, du fait de l’état des routes et de l’attente aux postes-frontières. Un simple contrôle de chargement de la part des autorités peut durer trois jours », regrette Talla Sady, directeur général des Transports Sady
« Un plan de sauvegarde d’urgence »
« Le corridor est saturé et la route se dégrade. Sur des voies en mauvais état, nous avons entre 7 % et 12 % de dépenses de maintenance supplémentaires », poursuit ce propriétaire d’une quarantaine de camions porte-conteneurs, qui effectuent une trentaine d’allers-retours par mois entre Dakar et Bamako.
Loin d’y voir une menace pour le transport terrestre, Talla Sady considère le rail comme une activité complémentaire. « Le camion garde des avantages que le train n’a pas, tel le fait de pouvoir envoyer un produit directement du port au magasin, quand le rail impose un surcoût lié aux derniers kilomètres après la gare d’arrivée. »
« Le rail est moins cher pour de grandes quantités », précise quant à lui Boubacar Diallo, directeur commercial du groupe Ciments du Sahel, qui fait transiter 1 million de t de matériaux de construction entre les deux capitales chaque année. « Le train nous permettrait d’augmenter nos volumes. Nous aurions moins de tracasseries douanières et pourrions mieux suivre le trajet de nos produits », estime-t-il.
Pour relancer la machine, DBF veut lancer « un plan de sauvegarde d’urgence » sur six à huit mois, soit une première phase de la réhabilitation. « Ces travaux permettront au trafic de reprendre à une vitesse commerciale acceptable », assure Kibily Touré. Un plan que les États malien et sénégalais se sont engagés à financer à hauteur de 30,5 millions d’euros.
S’il promet un trafic commercial minimal entre Dakar et Bamako et un trafic de voyageurs entre Bamako et Kayes, dans l’Ouest du Mali, les contours financiers de ce premier plan de relance et des étapes de réhabilitation suivantes demeurent flous, même si la Banque mondiale (en tête de file sur le sujet), la Banque islamique de développement et l’AFD discutent avec Dakar et Bamako.
En modèle économique, un partenariat public-privé
Au-delà du plan de réhabilitation, les deux pays doivent surtout s’entendre sur le modèle économique. L’option la plus probable est un partenariat public-privé qui impliquerait une séparation entre les infrastructures, prises en charge par les États, et l’exploitation, confiée à une entreprise privée ou à un groupement d’intérêt.
« Compte tenu de leur ampleur, la société concessionnaire ne doit pas avoir à assumer les investissements – ce qui était le cas pendant la période Transrail –, car ils ne peuvent être amortis que sur des périodes très longues », fait valoir Éric Peiffer, administrateur délégué du belge Vecturis, spécialiste de la gestion ferroviaire sur le continent. Selon l’ex-directeur général de Transrail, l’ancien modèle économique est la cause principale de l’échec de la privatisation.
« Si un financement est débloqué, Mota Engil ou Vinci pourraient se positionner sur les chantiers de BTP », souligne une source proche du dossier. D’autres espèrent que China Railway Corporation s’impliquera – avec l’appui d’une banque chinoise. Pour la concession de l’exploitation, le belge Vecturis se dit prêt à présenter une offre.
Le nigérian Dangote, qui voudrait profiter du rail pour vendre davantage de ciment sénégalais au Mali, pourrait aussi proposer ses services, même si son statut de gestionnaire et de client du rail semble problématique. De son côté, DBF refuse toute communication sur ces éventuels partenaires avant l’annonce officielle d’appels d’offres, attendus dans les prochaines semaines.
Kibily Touré, pilote du DBF
Kibily Toure (Senegal - France), diplome de l'Iseg et ancien conseiller special du secretaire d'Etat francais a l'Europe et aux Affaires etrangeres, il vient d'etre nomme administrateur general des chemins de fer du Mali et du Senegal. A RFI le 30.11.2018 © Vincent Fournier/JA © Vincent Fournier/JA
Avant d’être administrateur général du Dakar-Bamako Ferroviaire (DBF), ce Franco-Sénégalais né à Tambacounda (desservie par la ligne) a commencé sa carrière chez Bolloré et a été notamment directeur du développement Afrique de la compagnie aérienne Aigle Azur. À sa nomination, il était conseiller spécial de Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d’État français auprès du ministère des Affaires étrangères.