La Cité de l’Architecture et du Patrimoine consacre en ce moment une exposition au Crac des Chevaliers, célèbre forteresse édifiée au cœur du Comté de Tripoli au XIIe siècle.
Florian Besson, Université de Lorraine
Le château fort idéal ?
L’exposition retrace rapidement l’histoire de ce lieu : occupé depuis l’Antiquité, le site est fortifié au XIe siècle par une garnison de Kurdes, d’où son nom de Hisn al-Akrad (le château des Kurdes), dont les Latins feront le Crac. La forteresse est prise par Tancrède, alors régent d’Antioche, en 1110, avant de passer sous l’autorité du comte de Tripoli. Celui-ci la concède en 1142 à l’Ordre de l’Hôpital, car elle coûte trop cher à entretenir : ce sont les Hospitaliers qui lui donneront son nom de Crac des Chevaliers. L’exposition passe un peu trop vite sur le contexte historique et géographique de sa création, et on comprend mal notamment l’extrême importance stratégique du lieu : contrôlant la trouée de Homs, qui relie Damas au littoral, il est d’autant plus important qu’il est connecté à d’autres forteresses latines par des réseaux de feux d’alarme.
De cette puissante forteresse, il ne reste, aujourd’hui que le squelette, bien abîmé par les siècles. Les pierres sont érodées, les murs couverts de mousse, le sol de sable. Quand on se rappelle que le château accueillait une garnison de plusieurs centaines d’hommes, on est pris d’un vertige : où sont ces vies d’antan ? Une inscription célèbre, en latin, orne la galerie : « à toi la richesse, la sagesse et la beauté, mais garde-toi de l’orgueil qui gâte tout ce qu’il touche ». L’inscription parle-t-elle de l’ordre religieux, rappelant à ces chevaliers-moines la nécessaire humilité, ou du Crac lui-même ?
Un squelette, donc ; mais quel squelette ! Les maquettes, les photographies et les plans présentées dans l’exposition mettent en évidence l’ampleur des fortifications : une triple enceinte, des murs épais de plusieurs mètres, de nombreuses tours…
La visite virtuelle proposée à la fin de l’exposition vaut à elle seule le détour. Le regard glisse dans le Crac, s’insinue par les fenêtres, fait le tour des salles voûtées, porté par une invisible caméra. On relève notamment une parenté évidente avec le complexe des Hospitaliers à Acre, qui souligne l’existence d’une archéologie proche-orientale clairement distincte de celle qui existe en Occident au même moment.
Ce que l’exposition montre bien, c’est que Le Crac est un château qui n’existe pas, tant il fut transformé, recréé, complété. Chaque génération y ajoute ses tours, son enceinte, y appose sa marque. Au XIIIe siècle, il subit l’influence de l’architecture française : tours rondes philippiques, galerie gothique vers 1250. Les Mamelouks y ajoutent un hammam. Sur les murs, les inscriptions en latin dialoguent avec des phrases en arabe. A l’époque contemporaine, les visiteurs y ajoutent des échafaudages, des poutres, et même, en 1929, une voie ferrée pour déblayer la salle souterraine voûtée.
Le Crac est un château célèbre, y compris à l’époque médiévale. S’il fait rêver, c’est aussi parce qu’il correspond à l’archétype du château. Ses tours altières se détachent sur l’horizon, sa silhouette se découpe sur la crête de la montagne… Les médiévaux auraient été ravis de constater la fascination profonde qu’il exerce encore sur nos imaginaires, car un château est fait pour ça : marquer les esprits, au moins autant que contrôler les territoires.
Un lieu patrimonialisé
Au XIXe siècle, le château est largement oublié : un village s’installe même en plein milieu, réutilisant les pierres pour édifier des maisons. Le Crac va être redécouvert – et réinventé – par des voyageurs occidentaux, à partir des années 1870, en pleine vague orientaliste. Il est par la suite un lieu important de recherches archéologiques et notamment d’expérimentations : le révérend père Antoine Poidebard est ainsi l’un des pionniers de l’archéologie aérienne, notamment autour du Crac.
Ce qui est intéressant, c’est que ce regard fasciné « fige » immédiatement le lieu, qui devient d’un seul coup du patrimoine. Or cette patrimonialisation n’est pas neutre : elle est étroitement connectée à la colonisation du lieu par la France. Paul Deschamps, l’archéologue qui a le plus contribué à faire connaître le Crac, en réalise plusieurs maquettes pour l’Exposition Coloniale de 1931. Dans sa pensée se mêlent une appropriation personnelle – il parle ainsi de « mon Crac des chevaliers » – et une appropriation nationale du lieu : c’est lui qui persuade la France d’acheter le château.
L’entremêlement des enjeux archéologiques, touristiques et patriotiques souligne à quel point l’exploitation économique et culturelle des colonies vont de pair : en 1931, une affiche invite par exemple à « visiter la Syrie » en utilisant l’image du Crac.
Une note du ministère des Affaires étrangères rappelle que ce patrimoine peut pousser les « hommes cultivés » à visiter la Syrie, et que « les hommes cultivés sont quelquefois riches ». Le patrimoine archéologique fonctionne clairement comme une ressource dans laquelle la métropole vient puiser, pour son propre enrichissement.
Un savoir colonial
La provenance des documents s’avère, à cet égard, tout aussi instructive que leur nature. Photos de l’Ecole Biblique de Jérusalem, photos et plans des archéologues occidentaux mandatés sur place, tableau fait pour le général Henri Gouraud, haut-commissaire de la France au Levant entre 1919 et 1923 : c’est tout l’empire colonial, dans la diversité de ses acteurs et de ses rouages, qui se donnent à voir en creux, en bas des cartels de l’exposition. On distingue bien, en particulier, le rôle clé de l’armée. C’est le général Weygand qui fait appel à Jean-Charles Dural, le général Henri Gouraud à Camille Enlart. La fabrique du savoir archéologico-historique est indissociable de la colonisation.
Le regard porté sur le Crac participe pleinement de la fabrication de cette « plus grande France » que l’on fait rayonner non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Car c’est bien ce que l’on s’approprie avec le Crac : un lieu, mais aussi, et probablement surtout, une histoire. Ce n’est pas un hasard si René Grousset publie le premier tome de son Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem en 1934 : l’ouvrage, qui connaît un vif succès, fait des croisades le prélude d’une colonisation française présentée comme bonne et efficace. Selon une citation apocryphe, le général Gouraud, entrant à Damas en 1920, aurait déclaré, devant la tombe de Saladin, « Nous voici de retour, monsieur le sultan ! ». Les photos montrant des soldats français posant fièrement dans le Crac, ou ce film les montrant en train d’y défiler lors de la procession des Rameaux, sont extrêmement symboliques : se joue là une revanche de l’histoire.
Le Crac est célébré comme un chef d’œuvre français, dont l’existence souligne la grandeur éternelle de la civilisation française, en même temps que comme un signe presque prophétique, venant, à des siècles de distance, légitimer la colonisation du Proche-Orient.
Et aujourd’hui, que reste-t-il du Crac ? Une photographie présentée à la fin de l’exposition met en évidence, sur le mode avant/après, l’ampleur des destructions subies durant le conflit syrien.
Ces dommages sont immédiatement resémantisés comme des « dégradations » qu’il s’agit d’effacer au plus vite – alors même que l’histoire du Crac souligne bien qu’il n’existe pas d’état idéal vers lequel il conviendrait de le « restaurer ». Cette présence discrète du conflit est assez révélatrice : comme s’il suffisait de remonter un mur, de reconstruire une arche pour panser les blessures d’une société déchirée par elle-même, dans l’indifférence totale de l’Occident. Indifférence aux hommes, en tout cas, car nous nous soucions des pierres : les temples de Palmyre, les murs du Crac semblent nous toucher davantage que les hommes et les femmes qui souffrent tout autour. Notre compassion est pétrifiée, au sens propre du mot. Cette fascination exclusive pour les pierres, les médiévaux l’auraient probablement moins comprise : car ces coquilles de pierre que sont les châteaux sont faites avant tout pour protéger les hommes et les femmes qui vivent dans les vallées et peuvent y trouver refuge. Il faut dire qu’il sera plus simple de restaurer le Crac que de reconstruire la Syrie ; mais il conviendrait peut-être de ne pas oublier que l’essentiel de l’histoire d’un pays réside dans son peuple, plus que dans ses ruines.
Pour aller plus loin, retrouvez la thèse de Florian Besson sur
« Les barons de la chrétienté orientale. Pratiques du pouvoir et cultures politiques en Orient latin (1097-1229) »
Florian Besson, Docteur en histoire médiévale de l’Université Paris-Sorbonne et ATER à l’Université de Lorraine (Metz), Université de Lorraine
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