- Notre Société travaille intensément à rendre nos lieux de mission plus sûrs pour les plus vulnérables, en particulier les enfants. En relisant certains des textes de notre fondateur (1), nous pouvons découvrir que ce travail d’aujourd’hui s’enracine dans l’action et la volonté de notre fondateur. Dans le domaine de la prévention des abus sexuels, le Cardinal Lavigerie fut probablement (2) un précurseur. Dans une lettre du 30 octobre 1883 adressée au P. Bridoux, Vicaire général de la Société des Missionnaires d’Afrique, le Cardinal Lavigerie rappelle qu’en matière de prévention
il n’a pas été assez strict sur le cadre dans lequel la mission auprès des plus jeunes doit être faite ; il rappelle aussi certaines précautions requises. Cette lettre fait suite à une sanction et un renvoi d’un membre de la Société ayant probablement abusé d’un enfant :
« J’ai reçu votre lettre sur la triste affaire que vous m’avez fait connaître, le coupable a tout avoué ; il va partir incessamment. (…) Ce malheureux exemple doit donner à réfléchir aux membres du Conseil, sur la sévérité des règles à adopter dans tous nos établissements, pour prévenir des faits semblables ! Quelques-uns ont trouvé mes précautions trop sévères, et il se trouve au contraire que je n’avais pas tout prévu ; à la défense des chambres, il faudrait ajouter celle de se trouver seul, en quelque lieu que ce fût, avec un enfant à moins que l’on ne puisse y être vu de tous. ‘Qui stat, videat ne cadat’ (3) » (4).
Il est possible d’entendre dans ce passage, la tristesse qui habite le cœur du Cardinal en découvrant qu’un membre de la petite Société qu’il a fondée ait pu commettre une telle horreur. Du profond de son cœur, il tire une détermination à faire des lieux de la mission, des lieux sûrs pour les enfants. On peut aussi lire dans ces propos que son action en ce domaine n’a pas été reçue avec la nécessaire bienveillance qui lui était due : « Quelques-uns ont trouvé mes précautions trop sévères. » Il est intéressant de voir que c’est encore le cas aujourd’hui, certains trouvent nos précautions trop sévères. Mais en paraphrasant le Cardinal Lavigerie, nous pourrions, nous aussi dire : « Il se trouve au contraire que nous n’avions pas tout prévu. »
Dans une autre correspondance en date du 31 mai 1886, le Cardinal Lavigerie refuse au Père Burtin, responsable d’une école à Rome, la possibilité d’acquérir un jardin privé pour les enfants de l’école. L’acquisition de ce jardin et son adaptation entraîneraient une division de la communauté et la règle de trois ne serait plus respectée. Le Cardinal y voit un très grand danger qu’un des Pères ne se retrouve seul avec les enfants, ce qui pourrait entraîner des risques pour la mission et les enfants :
« Il ne m’est pas possible de vous laisser entrer dans une telle voie. Cela diviserait la Communauté et amènerait dès lors des inconvénients bien autrement graves que celui que vous me signalez. Notre règle de 3 Pères toujours ensemble se trouverait violée dans son esprit. Nos précautions si nécessaires et sanctionnées partout ailleurs par des peines spirituelles si sévères pour empêcher les Pères de se trouver seuls avec les enfants seraient abandonnées ; un jour ou l’autre vous auriez en plein Rome quelque infamie qui déshonorerait à jamais votre petite Société devant tout l’univers catholique, car vos jaloux et vos ennemis ne sont ni aveugles ni muets. » (5)
Il apparaît ici clairement que le Cardinal Lavigerie est très conscient des facteurs de risques qui pourraient exposer des enfants à l’abus et l’Église au scandale. Pour cela il insiste sur la règle de trois membres travaillant ensemble. Il est intéressant de se rappeler que le dernier chapitre de 2016 a rappelé avec conviction l’importance de revenir à cette règle de trois. Ce n’est pas innocent, et il est fort probable que l’Esprit Saint nous interpelle à travers les voix de notre fondateur et du Chapitre général à revenir à cette règle de prudence et de soutien qui est si profondément enracinée dans le témoignage missionnaire de notre Société.
Le Cardinal Lavigerie fut très attentif aux bons soins à donner aux jeunes, et cela même chez les religieuses et il n’hésita pas à interdire de communion une religieuse qui battait les jeunes filles. Déjà à l’époque le Cardinal Lavigerie ne tolérait pas ce genre de comportement. Cela doit nous interpeller encore aujourd’hui. Dans une lettre adressée au P. Deguerry le 20 mai 1874, il transmet sa sanction concernant la Sœur :
« La Sœur G… m’a écrit pour m’annoncer le départ d’une jeune fille. Il ne faut plus reprendre cette enfant sous aucun prétexte. Mais laSœur mérite aussi une punition grave pour l’avoir battue. Vous voudrez bien lui dire que je la prive de communion pendant huit jours et que, soit elle, soit tout autre de ses Sœurs sera, par le seul fait, privée de communion pour quinze jours toutes les fois qu’elles battront une fille. » (6)
Un des textes de notre fondateur qui est peut-être le plus explicite sur sa volonté de prévenir les abus sexuels sur les enfants se retrouve dans ses instructions pour la direction du Collège Saint-Louis de Carthage. Dans ce texte, le Cardinal met en garde contre les comportements indécents vis-à-vis des jeunes, ainsi qu’envers les situations ambiguës qui pourraient porter préjudice à la mission de l’Église :
« La réserve n’est pas moins nécessaire dans la manifestation de la charité vis-à-vis des enfants. Sous prétexte que ceux-ci sont des enfants adoptifs, il ne faut pas qu’ils se familiarisent avec eux, et surtout qu’ils leur donnent des témoignages particuliers d’affection qui renferment d’ordinaire les plus réels dangers et quelques fois les dernières hontes : qu’ils y prennent bien garde : rien n’est indifférent dans ces matières et les moindres négligences dans les commencements peuvent amener des conséquences fatales. » (7)
Camp de l’orphelinat établi par Mgr Lavigerie à Ben-Aknoun (Algérie)
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Le Cardinal Lavigerie interpelle donc ses fils et ses filles sur les risques qui peuvent exister, et sur la difficulté à savoir ce qui habite le cœur et ce que peut cacher un geste d’affection. Il est aussi très conscient que dans certaines cultures, il existe des comportements d’abus, et les gestes des missionnaires peuvent être interprétés de manière négative, même si l’intention était honnête. Par conséquent, pour le Cardinal la règle de prudence veut que les missionnaires s’abstiennent de gestes ou comportements qui pourraient être mal interprétés :
« Cela est particulièrement vrai dans un pays où les vices contre nature sont malheureusement trop connus et où, par conséquent, l’esprit des enfants est particulièrement éveillé de ce côté à soupçonner le mal en incriminant les actes les plus innocents en eux-mêmes. » (8)
C’est donc pour ces raisons que le Cardinal Lavigerie interdira à ses missionnaires, mais aussi à tout le personnel servant dans les institutions éducatives d’être seuls avec les enfants :
« Aussi dans un collège comme celui de Saint-Louis, la règle doit-elle être de ne jamais toucher un enfant sous quelque prétexte que ce soit. Si on les touche avec colère pour les corriger, on fera dire qu’on les maltraite. Si on les touche avec bonté, on fera dire qu’on veut abuser d’eux. Il faut totalement s’abstenir de ces habitudes et se rappeler en particulier que l’autorité ecclésiastique d’Alger a pris, dès l’origine les précautions nécessaires pour éviter même le soupçon d’un tel mal. Elle a défendu sous peine d’interdit ipso facto aux directeurs et professeurs quels qu’ils soient de se trouver jamais seuls enfermés volontairement avec un enfant, en aucun endroit de la maison, études, classes, chambres. » (9)
Il est clair que pour un homme de son temps, le Cardinal Lavigerie, en plus du souci des enfants, portait aussi le souci de la réputation de l’Église, conscient qu’il était que l’abus d’un enfant qu’il soit physique, sexuel, spirituel, est le pire contre-témoignage à l’évangélisation. Au lieu de cacher le problème, le Cardinal Lavigerie a toujours pris courageusement des décisions parfois douloureuses et impopulaires. Certains ont mis en doute la détermination du Cardinal Lavigerie dans le domaine de la protection des plus vulnérables, l’accusant de vouloir favoriser le déploiement de ses « chers fils » les Missionnaires d’Afrique. Une lecture attentive des correspondances de notre fondateur raconte une autre histoire, celle d’un homme déterminé à protéger les enfants de l’abus, protéger l’Église du scandale, et protéger le sacerdoce de comportements immoraux. Pour faire cela, le Cardinal Lavigerie n’hésita pas à prendre des mesures drastiques et il renvoya même 14 membres d’un même Institut pour des raisons d’abus d’enfants. Il est intéressant de noter que ces prêtres mis en cause ont répandu des calomnies sur les motivations du Cardinal, mais la vérité est plus dramatique encore comme l’écrit son secrétaire dans le brouillon d’une lettre du 12 août 1882, que le Cardinal voulait envoyer à la congrégation qui lui transmettait les infamies racontées sur sa personne :
« Quant à la lettre vraiment incroyable que vous adresse votre frère visiteur, je n’ai qu’une chose à vous en dire, c’est qu’elle est un tissu d’inventions odieuses et ridicules et je m’étonne qu’un homme de votre expérience, après avoir vu le Cardinal et ses œuvres et être venu lui-même en Afrique, ait pu conserver le moindre doute à cet égard. Depuis son arrivée en Algérie, il y a 18 ans, Son Excellence a été naturellement obligée de frapper de peines ecclésiastiques des prêtres ou des religieux coupables de faits graves. Dans l’une des congrégations dont vous parlez, il a dû faire partir trois prêtres, l’un coupable de sodomie, l’autre d’actes différents contre les mœurs, le troisième de révolte ouverte. Dans une autre Société, il n’a pas eu à sévir sur moins de 14 sujets, coupables d’attentats contre les enfants. Et ainsi du reste. Naturellement les sujets exclus ne disent pas pourquoi et ils inventent des histoires fausses qui font le tour de la France ou ils donnent aux faits un caractère tout différent de celui qu’ils ont eu. » (10)
Comme dans d’autres domaines, le Cardinal Lavigerie a su montrer sa détermination et son courage à rendre la « Famille-Église » plus sûre pour les enfants et les personnes vulnérables. Puisse son courage et sa détermination nous soutenir dans notre travail pour la protection des plus vulnérable au cœur de nos sociétés.
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- Les textes cités ici, sont issus de nos archives (Archives – MG), ou bien du livre intitulé : « Instructions aux Missionnaires » publié par les Editions Grands Lacs à Namur en 1950 (IAM1950).
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N’ayant pas pour l’instant la possibilité de comparer avec ce qui se passait dans les autres Instituts missionnaires ou Congrégations religieuses, nous ne pouvons que subodorer que le Cardinal fut un précurseur.
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1 Co 10, 12 : « Ainsi donc, que celui qui pense être debout, prenne garde de tomber » (Trad. TOB)
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Archives MG – N. 1270 (copie de C III-54).
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Archives MG – N°3.142 (207), copie de T.992
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IAM1950, page 38.
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IAM1950, page 156.
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Ibid.
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Ibid.
- Archives MG – N°3.139 (276) B.3.131.
Stéphane Joulain, M.Afr.