Flickr/Affiche de l’exposition coloniale de 1931, CC BY
Laurence De Cock, Université Paris Diderot – USPC
Comment transmet-on aux nouvelles générations l’histoire de la colonisation ? Si celle-ci a toujours figuré dans les programmes scolaires, son contenu s’est problématisé et politisé au fil du temps, montre la chercheuse Laurence De Cock dans son livre Dans la classe de l’homme blanc – L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, publié par les Presses Universitaires de Lyon en août 2018. Quelques extraits de son introduction.
Le passé colonial est au cœur de débats souvent vifs. Il sert aujourd’hui des causes politiques diverses dont certaines sont très éloignées des controverses entre historiens ou même entre organisations militantes. Les exemples d’empoignades ne manquent pas. On retiendra ici le très vif échange, en pleine campagne électorale, entre le candidat François Fillon qui avait affirmé dans sa ville de Sablé-sur-Sarthe, au cours de l’été 2016 : « Non, la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord » et Élie Domota, syndicaliste guadeloupéen lui rappelant en direct d’une émission politique télévisée les assises racistes de toute entreprise coloniale.
Les attentats qui ont secoué la France depuis janvier 2015 ont attisé les tensions relatives aux enjeux identitaires. Ils ont déclenché de nombreuses questions autour de l’attachement aux principes et valeurs républicains de certains habitants. Ce faisant, l’école est devenue très vite l’un des lieux de focalisation des attentions. N’est-elle pas l’un des rares espaces de projection de l’avenir auréolés du pari de pouvoir faire devenir le futur d’une société ? Les terroristes sont français, pour la plupart, ils ont suivi le cursus scolaire républicain.
Qu’a-t-il bien pu se passer – se demandent les uns et les autres – pour que certains anciens élèves de l’école publique en arrivent à délaisser l’idéal national-républicain ? Les questions lancinantes et récurrentes depuis près de trente ans se rejouent : crise de la laïcité, crise de l’école, crise d’adhésion aux valeurs républicaines, crise identitaire, etc.
Les réponses ne font pas consensus, les plaies sont sans doute trop vives. En France, l’école est l’un des objets privilégiés de controverse. L’enseignement de l’histoire y occupe en outre une place telle que les débats autour des contenus d’enseignement y sont réguliers et tendus, nous le verrons en détail. Ainsi, lorsque, quelques mois après les attentats, le Conseil supérieur des programmes (CSP) rend publique la réécriture des programmes de l’école primaire et du collège (cycles 3 et 4), ceux-ci provoquent un tollé chez certains : « attentat contre notre identité », s’exclame par exemple Jacques Julliard dans le journal Marianne, qui, par ailleurs, entreprend de lancer une pétition contre la réforme du collège au titre d’« un combat contre la barbarie » ; « Qui ne voit pas que l’enjeu n’est pas politique : c’est un enjeu de civilisation ! » écrivent les pétitionnaires dans le même numéro.
Un révélateur de tensions
Cette référence à la guerre des civilisations, formule inspirée du célèbre ouvrage du politiste américain Samuel Huntington, n’a pas été isolée. Reprise par la droite comme par la gauche, elle a été l’une des grilles de lecture des événements dans les mois qui ont suivi les attentats. Interrogé par Le Figaro le 11 mai 2015, Alain Finkielkraut mobilise les mêmes explications lorsqu’il évoque ces programmes honnis d’histoire :
« Les nouveaux programmes ne se préoccupent absolument pas de faire aimer la France. Ils appliquent à la lettre le dogme de la critique sociale : le mal dans le monde résulte de l’oppression ; c’est l’inégalité qui est la source de toute violence. Le fanatisme islamique, autrement dit, est le produit de la malfaisance coloniale et de sa continuation postcoloniale. Si l’on aborde l’histoire aux XVIIIe et XIXe siècles sous l’angle : “un monde dominé par l’Europe, empires coloniaux, échanges commerciaux, traites négrières”, le nouveau public scolaire retrouvera sa “self esteem”, l’ancien perdra son arrogance et tous les problèmes seront réglés. L’école des savoirs cède ainsi la place à l’école de la thérapie par le mensonge. »
Dans ce diagnostic sans concession, le philosophe opère des corrélations entre le passé colonial, l’islamisme terroriste, le désamour national et la responsabilité de l’école ; corrélations dont il conviendra de retracer les conditions de possibilité, non pour leur accorder ou leur dénier un crédit scientifique ou même politique, mais pour comprendre comment cette position a pu prendre place dans l’espace public et se légitimer comme l’une des grilles d’analyse du social et du politique.
Il n’est pas fortuit que les débats sur les nouveaux programmes se soient cristallisés à ce point sur l’enseignement du passé colonial. Il y a bien désormais quelque chose qui ne va pas de soi – et qui semble déranger dans l’enseignement de ces contenus. Nous touchons ici du doigt l’objet de ce travail, qui consiste à interroger cette progressive problématisation et politisation d’un contenu scolaire devenu l’un des révélateurs des tensions entre l’école, la société, la République et la nation.
[…]
Un segment du « roman national »
Dans ce travail, le fait colonial réfère au passé colonial de la France, qu’il faut entendre au sens large. Sur le plan chronologique, il s’étend à partir des premières colonisations du XVIe siècle et recoupe les thématiques de la traite atlantique et de l’esclavage, même si la focale porte plus fréquemment sur la colonisation du XIXe siècle intrinsèquement liée au projet républicain et au principe d’universalisme ancré dans la logique de progrès.
Plus généralement, le fait colonial étudié dans ce travail recoupe une triple dimension :
- le projet de s’emparer par la violence de territoires au nom de justifications économiques, géopolitiques, et morales ;
- les réalisations, qui comprennent aussi bien les modalités de prise de possession que la « situation coloniale », à savoir la coexistence colons/colonisés sous toutes ses formes (domination, soumission, coopération, révoltes, etc.). C’est ici qu’intervient l’esclavage colonial comme accaparement par la violence de terres indigènes et l’ex- ploitation de ces terres avec une domination extrême d’individus réduits à l’obéissance ;
- le dénouement, à savoir les décolonisations et indépendances.
Au cœur de sa problématique, le fait colonial place ainsi les questions de la violence, de la domination, de la discrimination raciale et des droits de l’homme, mais aussi celles des mélanges, des métissages et des acculturations réciproques. Autant de questions que l’on retrouve dans la société française ici et maintenant.
Le projet colonial est constitutif de la construction nationale, surtout à partir de la IIIe République. C’est la raison pour laquelle l’histoire coloniale a toujours figuré dans le récit national scolaire comme support de valorisation de la fierté patriotique. La conquête et l’exploitation coloniales sont même un segment très important de ce que l’on appelle communément le roman national. Les manuels Petit Lavisse (pour le primaire) ou Malet et Isaac (pour le secondaire) y consacrent de nombreuses pages, parfois très romantiques, n’hésitant pas à mentionner les violences, mais en accentuant le caractère folklorique des sociétés conquises.
La décolonisation constitue forcément une rupture importante, mais il est dans la tradition de l’histoire scolaire de s’accorder des incursions dans le temps présent. Les nationalismes indépendantistes et les guerres entrent donc rapidement dans les manuels scolaires d’abord, puis dans les programmes. Sources de réflexion sur la violence et sur le déchirement que les décolonisations ont pu causer dans la société française, cette histoire proche nécessite forcément des aménagements des programmes. Quoi qu’il en soit, il n’y a donc pas « apparitions » ou
« disparitions » du fait colonial à l’école, mais bel et bien « mutations » de celui-ci comme contenu d’enseignement.
La production historiographique sur l’histoire coloniale est très importante, aussi bien en France qu’à l’étranger. Elle a subi les influences déterminantes de l’ethnologie ou de l’anthropologie, mais aussi une inflexion majeure au début des années 2000, en s’imprégnant des paradigmes féconds des postcolonial studies. Le fait colonial désigne de plus en plus un mode de relations entre un Occident convaincu de sa supériorité civilisationnelle et des « provinces » longtemps dominées, soucieuses de sortir du modèle imposé par l’Occident et de rendre visibles leurs propres modèles de développement.
Une historiographie en mutation
Les enjeux soulevés par ces approches sont considérables. Scientifiquement, ils imposent de quitter le regard européo-centré et de travailler la dialectique entre l’universalisme et le relativisme culturel. On comprend que, politiquement, ce possible renversement interroge considérablement le principe républicain d’intégration, qui présuppose que les arrivants adoptent le modèle républicain d’un universalisme de l’individu abstrait seul à même de subsumer les différences culturelles dans une citoyenneté partagée ; une certitude à l’origine des finalités de l’enseignement de l’histoire.
Dès lors, si le fait colonial n’est plus l’adjuvant naturel de cet universel républicain, et s’il comporte même un risque de subversion en agissant comme le révélateur des dysfonctionnements républicains, sa place dans le montage narratif est susceptible d’être interrogée, voire retravaillée. Le fait colonial peut alors subir divers usages scolaires dont tout l’enjeu consistera à le rendre compatible avec le projet républicain d’enseignement de l’histoire. Il ne peut pas totalement échapper aux renouvellements historiographiques et aux débats politiques, mais doit opérer des accommodements lui permettant de s’adapter à la forme scolaire.
Comment l’enseignement du fait colonial est-il devenu l’un des contenus scolaires les plus mobilisés dans les débats publics pour, à la manière de la citation d’Alain Finkielkraut donnée plus haut, témoigner d’un malaise dans la République et son école, voire d’un risque pour la nation ?
C’est cette première question qui nous intéresse ici. Elle appelle une analyse pas à pas. Elle charrie un premier implicite : la conviction du caractère performatif de ce qui est enseigné en histoire sur la forme sociale. Par ailleurs, la dramatisation excessive et la croyance en la transitivité entre l’apprentissage des faces sombres du passé colonial et le désamour national témoignent également de l’importance accordée à l’enseigne- ment de l’histoire en France. Dans un essai publié juste après les attentats de 2015 et intitulé Nous sommes la France, Natacha Polony avance même que l’enseignement d’un roman national enchanteur permettrait de lutter contre la radicalisation islamiste des jeunes.
Il est impossible, en outre, de comprendre la sensibilité politique de la thématique coloniale sans se référer à la spécificité de la France, ancienne puissance coloniale et accueillant sur son sol une immigration, dont une grande partie provient des anciennes colonies, et ses descendants. La France est une terre d’immigration coloniale (migrants arrivés du temps des colonies) et postcoloniale (migrants arrivés après la décolonisation). Or le système colonial a été fondé sur le principe d’inégalités juridiques entre les hommes, de domination et d’usage légitime de la violence.
L’enjeu des principes républicains
Il y a donc bien un hiatus entre la transmission des idéaux et valeurs républicains dont se targue la France et la réalité de certaines actions politiques de la République, antinomiques avec les principes dont elle se réclame et qu’elle défend. C’est une contradiction que peuvent déplorer des catégories de populations en France susceptibles de se sentir exclues de ces principes républicains, victimes de différentes formes de discriminations et relégations, dont le racisme et la pauvreté, aggravées par la crise économique depuis les années 1970 ; mais c’est également une contradiction posée par la mission de transmission des valeurs et principes républicains par l’école. Un paradoxe est manifeste : comment convaincre du caractère universel des valeurs et principes républicains en donnant à voir leur violation légitimée par cette même République ? Cette seconde question guidera également notre recherche.
Le passé colonial et son enseignement touchent donc en plein cœur le consensus national-républicain, ce qui en fait une question vive. C’est à partir de ce constat que sa place dans les curricula d’histoire – dans une école construite sur le paradigme de ce consensus national-républicain – est intéressante à interroger.
Ce travail propose d’examiner quelques hypothèses ou idées reçues relatives à l’enseignement du fait colonial. C’est une thématique qui, aujourd’hui, suscite de très nombreux commentaires pouvant varier d’un pôle à l’autre : soit qu’on l’estime trop insuffisamment enseignée, victime de censure ou de tabous ; soit, au contraire, qu’on la fustige comme le reflet d’une idéologie de la « repentance » dictée par le politiquement correct. Les premiers déplorent son insuffisance quand les seconds la voient au contraire partout. Entre les deux, l’enseignement du fait colonial est souvent vu comme potentiellement sensible, surtout dans les classes à forte composante immigrée, dit-on ; on l’imagine suscitant une fébrilité spéciale chez les élèves, entre engouement, colère et demande de réparation. Quiconque ne maîtrise pas leur circuit d’écriture peut donc conjecturer des poussées de suées froides chez les concepteurs de programmes sur le sujet.
Évidemment, les faits sont plus complexes. Comme dans toute étude relative à l’école, on y trouvera tensions, tâtonnements et hésitations dans les décisions. Ce sont ces indéterminations qui nous intéressent ici pour ce qu’elles révèlent de la fragilité des relations entre l’école, son socle républicain et la société.
Laurence De Cock, Docteure en sciences de l’éducation, Université Paris Diderot – USPC
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.