Histoire

Guinée: célébrations des 60 ans de
l’indépendance avec de nombreux chefs d’Etat

Conakry, 60e anniversaire indépendance de la Guinée.
© Michèle Diaz

Ce mardi, la Guinée fête les 60 ans de l’indépendance du pays. Un anniversaire célébré comme il se doit, en présence de plusieurs chefs d’Etat étrangers lors d’une grande cérémonie au stade de Conakry, là où 9 ans plus tôt les militaires avaient ouvert le feu sur un rassemblement de l’opposition faisant une centaine de morts. Au programme : un concert, un feu d’artifice et un défilé militaire.

C’est une ambiance des grands jours dans le quartier de Dixinn dans la proche banlieue de Conakry. Des milliers de personnes déferlent depuis le matin et ont envahi le stade mythique du 28-Septembre. L’ambiance est festive. Il faut dire que les Amazones et le Bembeya Jazz sont deux orchestres mythiques de la Ière République, chargés de chauffer le stade.

Cette foule est majoritairement jeune et chante et danse au rythme endiablé des orchestres guinéens. Beaucoup de drapeaux rouge-jaune-vert flottent au-dessus des arbres, cocotiers et autres acacias, qui entourent l’enceinte du stade. Le thème est panafricaniste puisque les portraits de héros de la décolonisation ornent le stade : Lumumba, Nyerere ou encore bien sûr, Ahmed Sékou Touré, le premier président de la République qui reste une figure tutélaire en Guinée.

Boycott de l’opposition

Lors de la cérémonie, le président guinéen Alpha Condé était aux côtés de ses homologues africains qui ont fait le déplacement à Conakry : Idriss Déby, Denis Sassou-Nguesso, Macky Sall, Ibrahim Boubacar Keïta ou encore Ali Bongo. Après la grande parade, impliquant forces de défense et de sécurité, ainsi que différents services de l’administration, sont prévus un grand concert et un feu d'artifice.

Des cérémonies boycottées par l'opposition. En effet, elles se déroulent dans le stade du 28-Septembre, lieu des évènements tragiques de 2009, lorsque l’armée a ouvert le feu sur un rassemblement de l’opposition, faisant une centaine de morts.

 

France: Dans la classe de l’homme blanc – L’enseignement du fait colonial (The Conversation)

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A partir de la IIIe République, le projet colonial est constitutif de la construction nationale.
Flickr/Affiche de l’exposition coloniale de 1931, CC BY

Laurence De Cock, Université Paris Diderot – USPC

Comment transmet-on aux nouvelles générations l’histoire de la colonisation ? Si celle-ci a toujours figuré dans les programmes scolaires, son contenu s’est problématisé et politisé au fil du temps, montre la chercheuse Laurence De Cock dans son livre Dans la classe de l’homme blanc – L’enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours, publié par les Presses Universitaires de Lyon en août 2018. Quelques extraits de son introduction.


Le passé colonial est au cœur de débats souvent vifs. Il sert aujourd’hui des causes politiques diverses dont certaines sont très éloignées des controverses entre historiens ou même entre organisations militantes. Les exemples d’empoignades ne manquent pas. On retiendra ici le très vif échange, en pleine campagne électorale, entre le candidat François Fillon qui avait affirmé dans sa ville de Sablé-sur-Sarthe, au cours de l’été 2016 : « Non, la France n’est pas coupable d’avoir voulu faire partager sa culture aux peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Nord » et Élie Domota, syndicaliste guadeloupéen lui rappelant en direct d’une émission politique télévisée les assises racistes de toute entreprise coloniale.

Les attentats qui ont secoué la France depuis janvier 2015 ont attisé les tensions relatives aux enjeux identitaires. Ils ont déclenché de nombreuses questions autour de l’attachement aux principes et valeurs républicains de certains habitants. Ce faisant, l’école est devenue très vite l’un des lieux de focalisation des attentions. N’est-elle pas l’un des rares espaces de projection de l’avenir auréolés du pari de pouvoir faire devenir le futur d’une société ? Les terroristes sont français, pour la plupart, ils ont suivi le cursus scolaire républicain.

Qu’a-t-il bien pu se passer – se demandent les uns et les autres – pour que certains anciens élèves de l’école publique en arrivent à délaisser l’idéal national-républicain ? Les questions lancinantes et récurrentes depuis près de trente ans se rejouent : crise de la laïcité, crise de l’école, crise d’adhésion aux valeurs républicaines, crise identitaire, etc.

Les réponses ne font pas consensus, les plaies sont sans doute trop vives. En France, l’école est l’un des objets privilégiés de controverse. L’enseignement de l’histoire y occupe en outre une place telle que les débats autour des contenus d’enseignement y sont réguliers et tendus, nous le verrons en détail. Ainsi, lorsque, quelques mois après les attentats, le Conseil supérieur des programmes (CSP) rend publique la réécriture des programmes de l’école primaire et du collège (cycles 3 et 4), ceux-ci provoquent un tollé chez certains : « attentat contre notre identité », s’exclame par exemple Jacques Julliard dans le journal Marianne, qui, par ailleurs, entreprend de lancer une pétition contre la réforme du collège au titre d’« un combat contre la barbarie » ; « Qui ne voit pas que l’enjeu n’est pas politique : c’est un enjeu de civilisation ! » écrivent les pétitionnaires dans le même numéro.

Un révélateur de tensions

Cette référence à la guerre des civilisations, formule inspirée du célèbre ouvrage du politiste américain Samuel Huntington, n’a pas été isolée. Reprise par la droite comme par la gauche, elle a été l’une des grilles de lecture des événements dans les mois qui ont suivi les attentats. Interrogé par Le Figaro le 11 mai 2015, Alain Finkielkraut mobilise les mêmes explications lorsqu’il évoque ces programmes honnis d’histoire :

« Les nouveaux programmes ne se préoccupent absolument pas de faire aimer la France. Ils appliquent à la lettre le dogme de la critique sociale : le mal dans le monde résulte de l’oppression ; c’est l’inégalité qui est la source de toute violence. Le fanatisme islamique, autrement dit, est le produit de la malfaisance coloniale et de sa continuation postcoloniale. Si l’on aborde l’histoire aux XVIIIe et XIXe siècles sous l’angle : “un monde dominé par l’Europe, empires coloniaux, échanges commerciaux, traites négrières”, le nouveau public scolaire retrouvera sa “self esteem”, l’ancien perdra son arrogance et tous les problèmes seront réglés. L’école des savoirs cède ainsi la place à l’école de la thérapie par le mensonge. »

Dans ce diagnostic sans concession, le philosophe opère des corrélations entre le passé colonial, l’islamisme terroriste, le désamour national et la responsabilité de l’école ; corrélations dont il conviendra de retracer les conditions de possibilité, non pour leur accorder ou leur dénier un crédit scientifique ou même politique, mais pour comprendre comment cette position a pu prendre place dans l’espace public et se légitimer comme l’une des grilles d’analyse du social et du politique.

Il n’est pas fortuit que les débats sur les nouveaux programmes se soient cristallisés à ce point sur l’enseignement du passé colonial. Il y a bien désormais quelque chose qui ne va pas de soi – et qui semble déranger dans l’enseignement de ces contenus. Nous touchons ici du doigt l’objet de ce travail, qui consiste à interroger cette progressive problématisation et politisation d’un contenu scolaire devenu l’un des révélateurs des tensions entre l’école, la société, la République et la nation.

[…]

Un segment du « roman national »

Dans ce travail, le fait colonial réfère au passé colonial de la France, qu’il faut entendre au sens large. Sur le plan chronologique, il s’étend à partir des premières colonisations du XVIe siècle et recoupe les thématiques de la traite atlantique et de l’esclavage, même si la focale porte plus fréquemment sur la colonisation du XIXe siècle intrinsèquement liée au projet républicain et au principe d’universalisme ancré dans la logique de progrès.

Plus généralement, le fait colonial étudié dans ce travail recoupe une triple dimension :

  • le projet de s’emparer par la violence de territoires au nom de justifications économiques, géopolitiques, et morales ;
  • les réalisations, qui comprennent aussi bien les modalités de prise de possession que la « situation coloniale », à savoir la coexistence colons/colonisés sous toutes ses formes (domination, soumission, coopération, révoltes, etc.). C’est ici qu’intervient l’esclavage colonial comme accaparement par la violence de terres indigènes et l’ex- ploitation de ces terres avec une domination extrême d’individus réduits à l’obéissance ;
  • le dénouement, à savoir les décolonisations et indépendances.

Au cœur de sa problématique, le fait colonial place ainsi les questions de la violence, de la domination, de la discrimination raciale et des droits de l’homme, mais aussi celles des mélanges, des métissages et des acculturations réciproques. Autant de questions que l’on retrouve dans la société française ici et maintenant.

Un travail mené à partir des archives de l’Éducation nationale, des textes officiels et des manuels scolaires.

Le projet colonial est constitutif de la construction nationale, surtout à partir de la IIIe République. C’est la raison pour laquelle l’histoire coloniale a toujours figuré dans le récit national scolaire comme support de valorisation de la fierté patriotique. La conquête et l’exploitation coloniales sont même un segment très important de ce que l’on appelle communément le roman national. Les manuels Petit Lavisse (pour le primaire) ou Malet et Isaac (pour le secondaire) y consacrent de nombreuses pages, parfois très romantiques, n’hésitant pas à mentionner les violences, mais en accentuant le caractère folklorique des sociétés conquises.

La décolonisation constitue forcément une rupture importante, mais il est dans la tradition de l’histoire scolaire de s’accorder des incursions dans le temps présent. Les nationalismes indépendantistes et les guerres entrent donc rapidement dans les manuels scolaires d’abord, puis dans les programmes. Sources de réflexion sur la violence et sur le déchirement que les décolonisations ont pu causer dans la société française, cette histoire proche nécessite forcément des aménagements des programmes. Quoi qu’il en soit, il n’y a donc pas « apparitions » ou
« disparitions » du fait colonial à l’école, mais bel et bien « mutations » de celui-ci comme contenu d’enseignement.

La production historiographique sur l’histoire coloniale est très importante, aussi bien en France qu’à l’étranger. Elle a subi les influences déterminantes de l’ethnologie ou de l’anthropologie, mais aussi une inflexion majeure au début des années 2000, en s’imprégnant des paradigmes féconds des postcolonial studies. Le fait colonial désigne de plus en plus un mode de relations entre un Occident convaincu de sa supériorité civilisationnelle et des « provinces » longtemps dominées, soucieuses de sortir du modèle imposé par l’Occident et de rendre visibles leurs propres modèles de développement.

Une historiographie en mutation

Les enjeux soulevés par ces approches sont considérables. Scientifiquement, ils imposent de quitter le regard européo-centré et de travailler la dialectique entre l’universalisme et le relativisme culturel. On comprend que, politiquement, ce possible renversement interroge considérablement le principe républicain d’intégration, qui présuppose que les arrivants adoptent le modèle républicain d’un universalisme de l’individu abstrait seul à même de subsumer les différences culturelles dans une citoyenneté partagée ; une certitude à l’origine des finalités de l’enseignement de l’histoire.

Dès lors, si le fait colonial n’est plus l’adjuvant naturel de cet universel républicain, et s’il comporte même un risque de subversion en agissant comme le révélateur des dysfonctionnements républicains, sa place dans le montage narratif est susceptible d’être interrogée, voire retravaillée. Le fait colonial peut alors subir divers usages scolaires dont tout l’enjeu consistera à le rendre compatible avec le projet républicain d’enseignement de l’histoire. Il ne peut pas totalement échapper aux renouvellements historiographiques et aux débats politiques, mais doit opérer des accommodements lui permettant de s’adapter à la forme scolaire.

Comment l’enseignement du fait colonial est-il devenu l’un des contenus scolaires les plus mobilisés dans les débats publics pour, à la manière de la citation d’Alain Finkielkraut donnée plus haut, témoigner d’un malaise dans la République et son école, voire d’un risque pour la nation ?

C’est cette première question qui nous intéresse ici. Elle appelle une analyse pas à pas. Elle charrie un premier implicite : la conviction du caractère performatif de ce qui est enseigné en histoire sur la forme sociale. Par ailleurs, la dramatisation excessive et la croyance en la transitivité entre l’apprentissage des faces sombres du passé colonial et le désamour national témoignent également de l’importance accordée à l’enseigne- ment de l’histoire en France. Dans un essai publié juste après les attentats de 2015 et intitulé Nous sommes la France, Natacha Polony avance même que l’enseignement d’un roman national enchanteur permettrait de lutter contre la radicalisation islamiste des jeunes.

Il est impossible, en outre, de comprendre la sensibilité politique de la thématique coloniale sans se référer à la spécificité de la France, ancienne puissance coloniale et accueillant sur son sol une immigration, dont une grande partie provient des anciennes colonies, et ses descendants. La France est une terre d’immigration coloniale (migrants arrivés du temps des colonies) et postcoloniale (migrants arrivés après la décolonisation). Or le système colonial a été fondé sur le principe d’inégalités juridiques entre les hommes, de domination et d’usage légitime de la violence.

L’enjeu des principes républicains

Il y a donc bien un hiatus entre la transmission des idéaux et valeurs républicains dont se targue la France et la réalité de certaines actions politiques de la République, antinomiques avec les principes dont elle se réclame et qu’elle défend. C’est une contradiction que peuvent déplorer des catégories de populations en France susceptibles de se sentir exclues de ces principes républicains, victimes de différentes formes de discriminations et relégations, dont le racisme et la pauvreté, aggravées par la crise économique depuis les années 1970 ; mais c’est également une contradiction posée par la mission de transmission des valeurs et principes républicains par l’école. Un paradoxe est manifeste : comment convaincre du caractère universel des valeurs et principes républicains en donnant à voir leur violation légitimée par cette même République ? Cette seconde question guidera également notre recherche.

Le passé colonial et son enseignement touchent donc en plein cœur le consensus national-républicain, ce qui en fait une question vive. C’est à partir de ce constat que sa place dans les curricula d’histoire – dans une école construite sur le paradigme de ce consensus national-républicain – est intéressante à interroger.

Ce travail propose d’examiner quelques hypothèses ou idées reçues relatives à l’enseignement du fait colonial. C’est une thématique qui, aujourd’hui, suscite de très nombreux commentaires pouvant varier d’un pôle à l’autre : soit qu’on l’estime trop insuffisamment enseignée, victime de censure ou de tabous ; soit, au contraire, qu’on la fustige comme le reflet d’une idéologie de la « repentance » dictée par le politiquement correct. Les premiers déplorent son insuffisance quand les seconds la voient au contraire partout. Entre les deux, l’enseignement du fait colonial est souvent vu comme potentiellement sensible, surtout dans les classes à forte composante immigrée, dit-on ; on l’imagine suscitant une fébrilité spéciale chez les élèves, entre engouement, colère et demande de réparation. Quiconque ne maîtrise pas leur circuit d’écriture peut donc conjecturer des poussées de suées froides chez les concepteurs de programmes sur le sujet.

Évidemment, les faits sont plus complexes. Comme dans toute étude relative à l’école, on y trouvera tensions, tâtonnements et hésitations dans les décisions. Ce sont ces indéterminations qui nous intéressent ici pour ce qu’elles révèlent de la fragilité des relations entre l’école, son socle républicain et la société.

Laurence De Cock, Docteure en sciences de l’éducation, Université Paris Diderot – USPC

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

Quand les commerçants jula faisaient rayonner l’Afrique de l’Ouest (The Conversation)

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Chikouna Cissé, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)

Comment comprendre les tensions politiques qui agitent la Côte d’Ivoire contemporaine en ignorant les profondes mutations propres à son histoire longue ?

Trop souvent, les analystes résument ces dernières à l’ascension et au parcours de l’ambitieux Alassane Ouattara, l’actuel président qui vient de dissoudre le gouvernement.

Alassane Ouattara appartient au groupe social malinké (aussi appelé mandingue), originaire du Mandé, espace compris aujourd’hui entre le Mali et la Guinée Conakry. C’est de cette communauté que sont issus les Jula (ou Dioula), une importante classe commerçante.

Le pays mandingue sur une carte de 1900.
Wikimedia
Étendue géographique des langues mandingues en Afrique de l’Ouest, 2008. Aire des Bambaras.
Famille.lecamus/Wikimedia, CC BY-ND

Cette communauté aurait tout particulièrement bouleversé les équilibres traditionnels de la société ivoirienne depuis ces dernières décennies, en brisant les cadres sociaux et politiques dans lesquels elle évoluait.

Mais l’émancipation des Jula est-elle si récente ? Cette dernière en effet influencé les pratiques économiques, les transferts culturels et les circulations humaines en Afrique de l’Ouest contemporaine.

Dans un article publié en 1982, Yves Person, spécialiste reconnu de la civilisation mandingue, faisait d’ailleurs remarquer que l’Afrique ne pourrait se comprendre sans prendre en compte la longue histoire du monde mandingue.

Une économie-monde

Le phénomène commercial jula, né au plus tard au XVe siècle, est aujourd’hui encore un agent culturel dont la migration a une projection planétaire. On doit à Fernand Braudel la notion d’économie-monde entendue comme :

« un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique ».

Ce postulat théorique laisse entendre que l’Europe est loin d’être l’unique centre de gravité du commerce mondial au XVIe siècle, ce qui suggère l’existence de divers réseaux commerciaux et culturels à travers la planète.

La célèbre métaphore de l’historien portugais Vittorino Maghalaes Godinho de « la victoire de la caravelle sur la caravane » pour caractériser la suprématie du commerce portugais en Afrique dès le XVe siècle ne rend que partiellement compte de l’insertion du continent noir dans les circuits commerciaux globalisés.

C’est à l’époque médiévale, bien avant la geste portugaise, que les échanges économiques à longue distance se sont imposés en Afrique. Ils étaient animés par les réseaux marchands Jaxanké sur l’axe de la Gambie, Haoussa entre Tchad et Niger et Jula dans la Boucle du Niger.

Une expansion autour de l’or

L’ouverture de la mer commença lorsque l’expansion mandingue relia le Soudan nigérien à la côte Atlantique, depuis la Sénégambie jusqu’à la côte de l’Or. À El mina sur les côtes de l’actuel Ghana les Jula apportaient au XVe siècle des marchandises en provenance de la boucle du Niger. Partis de Djenné et de Tombouctou, ces commerçants musulmans allaient jusqu’à Begho chercher l’or qui était destiné au trafic avec l’Afrique du Nord et l’Europe.

Cet or soudanais allait se trouver au cœur des bouleversements économiques qui redistribueraient les cartes en Europe, au XVe siècle.

Le Soudan occidental (VIIIᵉ-XVIᵉ siècle), issu de Les territoires du médiéviste, « Fabriquer le territoire en Afrique au
Brahim Diop/OpenEdition, CC BY-NC-ND

Durant les premières décades de ce siècle, l’or du Soudan commence à ne plus parvenir, du moins en quantité aussi considérable, jusqu’aux villes d’Afrique du Nord qui font office de relais entre les mines du Soudan et l’Europe, via la Méditerranée. Comme l’explique Braudel, c’est la capture des trafics sahariens par les Portugais dès 1482 qui prive brusquement l’Europe d’une part importante de son ravitaillement en or. À cette époque, les Portugais se présentent sur la côte de la « Mine » avec des tissus, des hambels (les grosses et rustiques couvertures de l’Alemtejo), des bassins de cuivre fournis par le commerce anversois et, denrées plus précieuses encore, des chevaux et du blé marocains.

Ils se procurent en échange des esclaves noirs et de la poudre d’or. Les Portugais détournent à leur profit une grosse part, sinon la totalité, du métal précieux produit par les orpailleurs soudanais. Ils y réussissent en poussant leurs propres marchands, agents politiques, aventuriers, découvreurs de routes et initiateurs de trafics, à travers les États et les tribus indigènes, entre le golfe et le bassin du Niger.

Une ramification jula mondialisée

Il s’agit, pour Braudel, d’un événement capital, de portée mondiale. Le rôle des Portugais est immense : voilà l’or soudanais dérouté vers l’Atlantique. Voilà également comment l’Afrique, par le biais de ses réseaux marchands, celui des Jula en particulier, s’est positionnée comme un acteur majeur du commerce international au XVe siècle. À cet égard, ces réseaux constituèrent un rameau actif des réseaux de l’Ancien Monde qui contribuèrent à intégrer et relier les sociétés locales à l’ensemble du système spatial transcontinental.

Cette pure rationalité économique cadre imparfaitement avec la labilité de l’identité jula irréductible à la seule dimension d’Homo economicus qui a longtemps structuré les études sur leur diaspora marchande.

Je partage sur ce point l’analyse d’Yves Person et de Richard Roberts qui contestent l’approche trop purement économique du commerce de l’ancienne Afrique, notamment à l’œuvre dans le désormais classique Economic History of West Africa de l’historien britannique Gérald Hopkins.

Triade islam-commerce-migration

En effet, les marqueurs identitaires jula, stables sur une longue durée, sont construits autour de la triade islam-commerce-migration. Ils renvoient aux phénomènes d’hybridation qui caractérisent les situations de contact, donc de transferts de culture. Connecteurs d’espaces économiques, mais également passeurs de civilisations, les Jula sont connus pour leur rôle dans l’islamisation de franges importantes des sociétés d’accueil, au gré de leurs longues pérégrinations en Afrique de l’Ouest.

La musique mandingue (dont la kora est l’instrument de base), les fêtes religieuses islamiques (ramadan, tabaski, etc.), le style vestimentaire incarné par le port du boubou traditionnel, etc. ont contribué à asseoir une identité culturelle qui se diffuse encore aujourd’hui grâce à l’existence de communautés diasporiques en Afrique de l’Ouest et ailleurs dans le monde.

La reconversion vers l’entreprenariat politique

Ce champ historique transnational défini par les commerçants jula se révéla décisif au moment des luttes africaines pour l’indépendance entre les années 1940 et 1960. Le Rassemblement démocratique africain (RDA créé en 1946) s’appuya par exemple sur les réseaux économiques et sociaux transfrontaliers jula dans sa lutte contre l’ordre colonial français.

Ce tournant est d’autant plus visible en Côte d’Ivoire, aux lendemains du décès de Félix Houphouët Boigny décédé en 1993 et tout premier Président de la République de Côte d’Ivoire (1960- 1993).

La reconversion d’une frange importante de Jula en entrepreneurs politiques
devient l’une des tendances majeures des mutations à l’œuvre dans le monde malinké dans la Côte d’Ivoire postcoloniale.

Si certaines oppositions violentes à l’expansion jula se sont manifestées chez certains peuples du sud de la Côte d’Ivoire, en raison de leurs accointances avec l’ordre colonial français, il reste que la distribution spatiale des communautés, essentielle dans l’issue des joutes politiques ivoiriennes à fort relent d’ethnicisme, reste sustentée par le maillage territorial à l’œuvre de longue date chez les Jula de Côte d’Ivoire, un maillage toujours aussi puissant aujourd’hui.


Cet article est une version modifiée de celui qui a été publié dans le numéro 39 de Fellows , « Glocalisation ;». Le Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) a accueilli plus de 500 chercheurs internationaux depuis 2007.

Chikouna Cissé, Maître de conférence, histoire de l’Afrique, Université Félix Houphouet Boigny d’Abidjan, Fellows 2012, IEA de Nantes, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

Pascale LEROY-CASTILLO et Sylvaine GUINLE-LOIRET

Etre prisonnier civil
au camp de Garaison


(Hautes-Pyrénées
1914-1919

Editions Cairn
30 euros
Juin 2018
Pages : 239

Durant la Première Guerre mondiale, la France considéra les Allemands, les Austro-Hongrois, les Ottomans, les Bulgares présents sur son sol comme ennemis : ils furent concentrés dans des camps, dont celui de Garaison (Hautes-Pyrénées) , installé dans l'ancien couvent et établissement scolaire des Missionnaires de l'Immaculée Conception.

Il existe sur ce camp un fonds photographique tout à fait exceptionnel et très peu connu, que cet ouvrage présente en partie. Les clichés évoquent les conditions de vie au quotidien ; ils mettent en scène les internés eux-mêmes, souvent accompagnés d'une épouse, d'une compagne, d'enfants ou de parents : Garaison est un camp de familles. Un témoignage très émouvant est ainsi livré.

Des archivistes et des historiens travaillent ensemble et croisent leurs regards pour mettre en lumière l'histoire de ce lieu d'enfermement et tenter de cerner ce que la photographie peut apporter à la compréhension de cette histoire. Ils rendent ainsi hommage à ces femmes, à ces enfants, à ces hommes, dont la Guerre bouleverse la vie en raison de leur nationalité.

Novices Pères Blancs allemands internés en France. (texte de l'archiviste M. Afr)
Pendant la première guerre mondiale, le gouvernement français décida d'interner des civils originaires de nations ennemies (Allemands, Autrichiens, Hongrois et Ottomans). C'est ainsi que Kerlois (qui n'appartenait pas encore aux Pères Blancs) fut réquisitionné pour servir de lieu d'internement pour ces citoyens 'indésirables'. Un camp similaire fut installé dans les Hautes Pyrénées chez Missionnaires de l'Immaculée Conception de Lourdes (alias Pères de Garaison). Une trentaine de Missionnaires d'Afrique allemands y furent internés. C'était des novices frères qui avaient été arrêtés au Noviciat Saint-Joseph de Maison-Carrée et internés au Fort-l'Empereur d'Alger, puis à Berrouaghia avant d'être transférés à Garaison.

Les Rapports Annuels (1915 p 8) disent comment : " Les Novices de nationalité allemande, d'abord internés à Alger au Fort-l'Empereur, puis à Berrouaghia, ont été, le 31 mai 1916, transférés à Garaison dans les Hautes-Pyrénées. Là, ils ont une grande chapelle à leur entière disposition; ils peuvent y conserver le Très Saint Sacrement, et célébrer les offices presque comme à Sainte-Marie, disent-ils. Leur nombre, du reste, n'est plus le même qu'au départ du Noviciat, car plusieurs, durant leur séjour à Berrouaghia, ont renoncé à leur vocation et quitté le groupe dirige par le P. Pfeffermann. " Les archives des Pères de Garaison possèdent un fonds photographique important sur ce camp de civils.

Ces photos, avec un commentaire en français et en allemand, viennent d'être publiées par l'archiviste du diocèse de Tarbes et Lourdes. ( P. Leroy-Castillo & S. Guinle-Lorinet : Etre prisonnier civil au camp de Garaison (Hautes Pyrénées) 1914-1919. Ed Cairn.) Les pages 122-123 sont consacrées à ce groupe de confrères allemands.

Texte de la page 122 avec photos de la page 123
Une trentaine de Missionnaires d'Afrique, tous de nationalité allemande et en provenance de Maison-Carrée furent internés à Alger, au Fort-l'Empereur, puis à Berrouaghia. Ces " Pères Blancs " appartiennent à la congrégation fondée en 1868 par Charles Lavigerie pour évangéliser l'Afrique et refaire de l'Afrique Nord la terre chrétienne des premiers siècles de l'Eglise. Le 31 mai 1916, ils sont transférés au camp de Garaison. La plupart sont des novices d'une vingtaine d'années. Sur les fiches nominatives établies par l'administration, il est mentionné que chacun est " seul à la colonie ". Mais, placés sous la conduite de leur supérieur, le Père Leo Pfeffermann, le plus âgé d'entre eux, ils forment une véritable communauté ; ils peuvent disposer de la chapelle et se rendre à la bibliothèque, comme l'explique Frère Guillaume. Ici deux portent le fez, ce couvre-chef de laine si fréquent en Afrique du Nord ; tous trois posent dans l'habit qui leur vaut leur appellation habituelle. Il s'agit de Friedrich Schuch, 25 ans ; Ernst Friedrich Drissler, 39 ans ; Johann Michels, 26 ans. Ce dernier fut interné plus d'un an à Berrouaghia ; il sera à la fin de la guerre dirigé vers Viviers (Ardèche) avec le convoi du 5 novembre 1918. Selon un rapport du directeur du camp, daté du 15 novembre 1916, il n'a jamais donné lieu à reproche.


(Fonds des Pères de Garaison conservé aux archives diocésaines de Tarbes et Lourdes)

Noviciat Saint-Joseph (texte de l'archiviste M. Afr)
Parlons d'abord des absents, Novices et Postulants, que les événements retiennent loin de nous.
Dès les premiers mois, la guerre avait fait perdre au Noviciat des Coadjuteurs un sujet de choix, le cher Frère Martial, tué près d'Arras en octobre 1914. Durant cette seconde année, elle nous en a enlevé un second, non moins regretté, le bon Frère Daniel, tué le 25 septembre 1915 à l'attaque de Champagne. Nous comptons donc actuellement deux morts sur six mobilisés.

Les Novices de nationalité allemande, d'abord internés à Alger au Fort-l'Empereur, puis à Berrouaghia, ont été, le 31 mai 1916, transférés à Garaison dans les Hautes-Pyrénées. Là, ils ont une grande chapelle à leur entière disposition; ils peuvent y conserver le Très Saint Sacrement, et célébrer les offices presque comme à Sainte-Marie, disent-ils. Leur nombre, du reste, n'est plus le même qu'au départ du Noviciat, car plusieurs, durant leur séjour à Berrouaghia, ont renoncé à leur vocation et quitté le groupe dirige par le P. Pfeffermann.

150ème Anniversaire : Père Maurice Bellière
(PE n° 1093 – 2018/07)

Sa pierre tombale, délaissée et négligée, couverte de mousse, un peu engloutie et sous un angle, a été découverte en 1975 en Normandie française. Une fois nettoyée, une double entrée a été découverte : « Madame Barthélemy, née Louvel, 1841-1907 » avec en dessous le nom de notre confrère : « Maurice Bellière, prêtre, missionnaire d’Afrique ». Dans notre nécrologie, nous trouvons en effet le nom du père Maurice Bellière, ancien missionnaire au Nyasaland (aujourd’hui Malawi). Il mourut le 14 juillet 1907 à Caen. Qui était-il ? Oublié ? Puis redécouvert ? Voici l’histoire d’une vie à la fois tragique et émouvante.

Sa jeunesse

Maurice Bellière est né le 10 juin 1874 en Normandie, une région du nord-ouest de la France. Une semaine après sa naissance, sa mère est morte. Le père a confié le bébé à sa belle-sœur, Mme Barthélemy, et à partir de ce moment-là, il a disparu de sa vie. Le couple Barthélemy, n’ayant pas d’enfants, l’a élevé comme leur propre enfant. Ce n’est que lorsque Maurice a onze ans qu’il découvre qui sont ses vrais parents. Cette découverte a beaucoup affecté ce jeune homme encore fragile et a laissé des traces sur son âme pour le reste de sa vie. Après une vie missionnaire dure et courte, il est décédé à Caen, à 32 ans, sans contact avec les Pères Blancs ; il est mort dans une maison pour malades mentaux, et a été enterré dans le même caveau familial que sa bien-aimée « seconde mère » à Langrune-sur-Mer.

Contact avec Thérèse au couvent des Carmélites de Lisieux

Après son enfance, il n’a trouvé que peu de soutien pendant le temps passé au séminaire. Durant sa jeunesse, il a dû surmonter de nombreuses épreuves et, comme il le dit lui-même, « a traversé de nombreuses tempêtes ». Il croyait qu’il devrait vivre le reste de sa vie avec la pensée d’avoir gaspillé ses meilleures années. Appelé au service militaire et conscient de sa propre fragilité, il craignait le pire pour sa vocation sacerdotale. Incliné sous le poids de son passé de péché et doutant de sa capacité à tenir le coup, il écrivit une lettre à la Prieure du Carmel à Lisieux la suppliant, comme il disait, de « confier à la prière de l’une de vos sœurs le salut de mon âme et d’obtenir pour moi la grâce de rester fidèle à la vocation que j’ai reçue de Dieu ». La jeune Thérèse, qui avait rejoint le Carmel à l’âge de 15 ans, a été choisie par sa mère supérieure pour cette entreprise tout en faisant la lessive hebdomadaire du couvent, en fait la plus humble des tâches quotidiennes. Maurice, qui était en deuxième année de théologie au séminaire diocésain, a ainsi reçu une bouée de sauvetage jetée sur lui par cette religieuse carmélite. C’est ainsi qu’une amitié spirituelle a commencé entre un homme modérément doué et une jeune sœur contemplative exceptionnellement douée. Cette simple jeune sœur sera bientôt connue dans le monde entier sous le nom de « Petite Thérèse de Lisieux » (1873-1897).

Père Maurice Bellière et Soeur Thérèse de l’Enfant Jésus


Maurice et Thérèse ne se sont jamais rencontrés, mais leur destin les a profondément unis. Leur correspondance, qui a commencé deux ans avant la mort de Thérèse, s’élève à 21 lettres et a fait un ajout important à son autobiographie spirituelle, célèbre dans le monde entier, « L’histoire d’une âme», qui a été publiée en 1898, après sa mort. Maurice voulait devenir missionnaire et fut accepté par la Société des Missionnaires d’Afrique, les Pères Blancs. Sa vocation a généré un désir missionnaire chez Thérèse aussi.

A cause de cet enthousiasme missionnaire et sans doute aussi à cause de cet échange de lettres avec un missionnaire – et l’un d’entre nous – l’Eglise l’a déclarée sa sainte Patronne des Missions. Nous, les Pères Blancs, nous pouvons en être fiers à juste titre.

Maurice était un homme qui, à bien des égards, ressemble à chacun d’entre nous, avec ses angoisses facilement reconnaissables et ses capacités humaines limitées. En même temps, nous découvrons dans ses dix lettres que Thérèse est une sainte à la portée de tous, mais aussi qu’elle est une personne vraiment mystique, capable d’amitié spirituelle. Leur amitié s’est formée autour de leur idéal commun, un désir commun pour l’amour, la simplicité et la cordialité du Christ. L’amitié entre un Docteur de l’Eglise en spiritualité et ce jeune aspirant au sacerdoce montre une affection mutuelle qui n’a pas peur des mots de tendresse. Ils s’appellent « petit frère » et « petite sœur » . « Rien de profane ne perturbe le secret de notre intimité », diraient-ils eux-mêmes. Il devient pour elle le frère qu’elle n’a jamais eu, et elle est devenue pour lui la sœur qui lui manquait. L’histoire qui émerge ici mérite, à notre avis, d’être connue de tous les « petits frères » de Thérèse aujourd’hui, qu’ils soient déjà Missionnaires d’Afrique ou aspirants missionnaires. Ils ont sûrement besoin de ces mots d’encouragement.

Thérèse était déjà gravement malade ; la tuberculose dont elle souffrait était déjà à un stade avancé et aucun remède n’était encore disponible. Malgré cela, elle écrivit de magnifiques lettres à son « petit frère»  incertain pour l’encourager dans sa vocation. Le dernier mot qu’elle lui a envoyé était un gribouillis laborieux au dos d’un certificat de communion : « Souvenir final d’une âme qui est proche ». Dès sa toute première lettre, elle rappelle la loi qui dominera sa vie future, c’est-à-dire les tentations et les épreuves qui accompagnent nécessairement chaque apôtre. Il devra apprendre à les accepter. A cet égard, les lettres de Maurice expriment parfois des mots justes et des sentiments nobles, mais Thérèse tentera de l’emmener plus loin. Il devra tout lâcher, en suivant l’exemple de Jésus :  « Tu vas devoir souffrir beaucoup », écrit-elle. Ses paroles portent un accent prophétique.

Thérèse s’était très tôt rendu compte que les prêtres étaient « des hommes à la fois fragiles et faibles ». Cela semblait particulièrement vrai dans le cas de Maurice, son frère prêtre qui, selon ses propres mots « a dû regretter beaucoup de trébuchements inouïs et beaucoup de folie ». Mais, comme elle l’écrit : « Aucune fragilité humaine ne peut être un obstacle à la prédication de l’Évangile tant que la flamme de l’amour brûlera au cœur de l’Église ». Plus tard, Maurice relira ces lettres à plusieurs reprises et fera même une collection de ses passages de choix lors de ses études à Carthage. Plus tard encore, au Malawi, alors qu’il était déjà malade et plutôt découragé, il a certainement trouvé dans son message le remède contre le désespoir.

Sa formation à la vie missionnaire

Le 30 septembre 1897, Maurice s’embarque à Marseille pour traverser la Méditerranée jusqu’au noviciat des Pères Blancs en Afrique du Nord. Le soir même, l’agonie de Thérèse a commencé après une longue lutte contre la maladie. Elle aussi faisait maintenant sa propre traversée vers une autre vie. Maurice et Thérèse « sont partis ensemble ». C’est à ce moment-là qu’elle a donné le coup d’envoi d’une expansion missionnaire mondiale, dont les effets sont encore visibles aujourd’hui dans toute l’Afrique et dans le monde entier. Peut-être Maurice n’en a-t-il pas perçu la signification prophétique, mais leur amitié est restée pour lui « une grande force et une source de confiance… ; du ciel, elle veille sur moi ; ceci, je le sens clairement » écrit-il. Lorsque, à Carthage, en novembre 1898, il parvient à être l’un des premiers au monde à mettre la main sur l’autobiographie de Thérèse de « l’histoire d’une âme », il est ravi. Il avait à peine terminé la lecture de la première partie quand il s’exclama : « Dieu est ici »  Il devait méditer dessus pendant longtemps et, ainsi, à partir de ses écrits, il la comprendra mieux, elle et « sa petite Voie ».

Bien avant l’arrivée de Maurice en Afrique, les Pères Blancs avaient tenté avec courage d’atteindre l’Afrique de l’Ouest à travers le Sahara, où ils avaient, dès 1872, établi leur première antenne à Laghouat. En Afrique du Nord, les guides touaregs ont massacré six Pères Blancs. En Afrique centrale, en 1886, les premières communautés chrétiennes sont sorties du sang versé par les martyrs ougandais, après que les caravanes des Pères Blancs ont atteint cette région par la mer Rouge et Zanzibar. La Société est encore très jeune et compte peu de membres, mais onze de ses membres ont déjà été assassinés et cinquante-six sont morts prématurément à cause de la maladie, de la fièvre et des dépravations de toutes sortes. Au total, ils représentaient 29% de ses jeunes missionnaires, seulement 19 ans après la naissance de la Société.  Les engagements missionnaires du cardinal Lavigerie ne pouvaient se faire que sous le signe de la croix.

Au noviciat , à Maison-Carrée

C’est dans ce contexte que Maurice a commencé sa formation : un an au noviciat de Maison-Carrée en 1887 et trois ans de théologie à Carthage (1898-1901). L’atmosphère était celle de la générosité et de la sainteté. Lavigerie avait toujours insisté sur ses hommes : « Pour un apôtre, il n’y a pas de voie médiane entre la sainteté totale et la perversion absolue ».

Thérèse de Lisieux lui instillerait le même avertissement dans sa lettre de juin 1897, disant qu’avec toutes ses angoisses et contradictions, il ne pouvait pas être un demi saint : «Tu es un saint pleinement et complètement ou tu n’es pas un saint du tout !» Elle connaissait son désir de sainteté et même de martyre et ne pensait pas que ce désir était présomptueux.

Le noviciat de Maison-Carrée était à dix kilomètres du port d’Alger. C’est ici que Maurice a vécu jusqu’en août 1898. Il est presque instantanément tombé amoureux de l’Afrique et était à l’aise avec ses cinquante co-novices venant de plusieurs pays. Mgr Livinhac, le Supérieur général, qu’il y a rencontré, était la bonté même et faisait preuve d’une humanité profonde. Il avait été membre des premières caravanes héroïques vers les Grands Lacs et il avait fondé la première mission en Ouganda en 1879. Il est devenu le premier évêque Père blanc en 1884 et le premier Vicaire général de la Société en 1889. Maurice a travaillé à ses côtés en tant que premier secrétaire privé en raison de sa connaissance de l’anglais. Plus tard, lors de ses heures sombres de 1905-1906, il a trouvé en Livinhac un père compréhensif.

Son maître des novices était le père Paul Voillard, 37 ans, tout à fait différent de Livinhac ; il avait des yeux aiguisés et perçants avec un tempérament ardent. Malgré cela, il ferait une profonde impression sur les gens. Inspiré par la spiritualité de saint Ignace, il conduisait sérieusement son petit troupeau avec des mots d’encouragement et un enthousiasme contagieux. A cette époque, Voillard a également été contacté par le bienheureux Charles de Foucauld pour être son conseiller spirituel. C’est ainsi que Maurice a pu se tenir aux côtés de cet « Ermite du Sahara » pendant une semaine entière. Quelque temps plus tard, en 1916, de Foucauld fut assassiné par des Bédouins à Tamanrasset. Le père Voillard est devenu le deuxième Supérieur général de la Société. En Afrique du Nord, près de Livinhac et de Voillard, Maurice était en de bonnes mains.

Départ pour le Nyasaland

Maurice reçut sa nomination pour le Nyasaland et devint l’un des fondateurs de la nouvelle mission. Une photo de Maurice, prise à cette époque, montre un jeune homme souriant qui semble regarder l’avenir avec confiance. Le 29 juillet 1902, il embarque à Marseille pour partir avec dix autres missionnaires pour un long voyage de 67 jours. Le voyage les a vu traverser Port Saïd, le canal de Suez, la mer Rouge, puis Eden au Yémen sur la péninsule arabique, autour de la pointe la plus orientale de l’Afrique, pour finalement naviguer dans l’océan Indien. Ils atteignirent Chiwamba au Nyasaland le 4 octobre 1902, où la nouvelle station missionnaire devait être fondée et où il passa les neuf premiers mois de sa vie missionnaire dans des conditions de grande insécurité.

Le Père Maurice et ses compagnons au départ pour le Nyassaland


La vie apostolique semblait beaucoup plus difficile qu’il ne l’avait prévue, mais cela ne pouvait qu’exciter ses rêves romantiques de sacrifices et de conquêtes spirituelles. Il a commencé à travailler à Chiwamba avec les pères Guyard, Perrot, Honoré et le frère hollandais Sebastian. Maurice avait toujours eu besoin d’amitié et d’affection et n’était pas fait pour vivre seul. Déjà en Afrique du Nord, ses supérieurs l’avaient décrit comme «ouvert et plein de vie», doté d’une «compréhension cordiale». La «règle des trois», si chère aux Pères Blancs, lui convenait bien et, de toute évidence, il avait bien atterri. Malgré des accès de fièvre fréquents et durables et une mauvaise alimentation, les missionnaires ont commencé assez rapidement leurs activités pastorales, comme la célébration de l’Eucharistie et la catéchèse. Maurice ne pouvait pas consacrer suffisamment de temps à l’apprentissage de la langue en raison de problèmes de santé récurrents. Dans le passé, Thérèse, dans son Carmel, avait entendu parler des difficultés rencontrées et elle écrivait : « Là-bas, au loin, il y a un apôtre qui s’efforce et – pour éclairer sa fatigue – j’offre la mienne à Dieu », et plus loin elle dit : « J’ai fait un accord avec Dieu, afin qu’il donne un peu de temps libre à ces pauvres missionnaires malades pour qu’ils trouvent un peu de temps pour prendre soin d’eux-mêmes ».

En 1902, l’administration coloniale britannique a été transférée à Lilongwe et, par conséquent, le poste de mission de Chiwamba a également été fermé, car on pensait que c’était une bonne chose si la mission était suffisamment proche de l’administration coloniale. Ainsi, le nouveau poste de Likuni a été fondé en novembre 1904, à environ huit kilomètres de Lilongwe. Maurice, en raison de sa connaissance de l’anglais, a été nommé supérieur de ce nouveau poste.  

La même année, Mgr Dupont revient de France et commence bientôt à visiter les différents postes de son Vicariat, en compagnie de Maurice, son secrétaire. Le surnom de « Motomoto « que les Africains avaient donné à l’évêque Dupont était adéquat : « moto » signifie « feu » et doubler le mot signifiait un superlatif : « feu flamboyant », pour ainsi dire. ‘Accendatur’ – qu’il brûle – était en fait la devise de l’évêque Dupont. Plus tard, Maurice devrait souffrir un peu de ce caractère ardent. Il voyageait avec son évêque vers des régions comme la terre de Bemba, le lac Bangweolo et la vallée de Luangwa que le père Guillemé décrivait comme « un pays sans grand attrait ». Il rapporte que lui et ses collègues ont été épuisés par la chaleur intense et déshydratés par la soif… Les nuages de moustiques ne leur ont donné aucun répit… Ils ont été réveillés par le ricanement des hyènes et le rugissement des lions. Dans ces circonstances difficiles, les efforts quotidiens coûteraient cher à ces missionnaires.

Menacé par des fièvres mortelles

En 1903, Maurice écrivit une lettre à un prêtre-ami en France. Il lui dit qu’il souffrait de la fièvre des eaux noires, une forme réduite mais très dangereuse de paludisme ; l’urine devient sombre et la mort suit rapidement. Maurice le savait et s’attendait à mourir. Cependant, il a survécu, parce qu’il a été diagnostiqué à temps et parce que les médicaments, qui étaient disponibles à l’époque, lui ont été donnés. Bientôt il fut de nouveau actif, bien que dans les journaux intimes on ne trouve pas beaucoup d’informations sur ses activités pastorales quotidiennes. De plus, Maurice lui-même n’écrit pas grand-chose à ce sujet. Les opinions de Nyasa à son sujet étaient fragmentaires. Nous savons qu’il s’est heurté à un confrère qui, lui-même, avait de graves problèmes de santé et souffrait de dépression. Au contraire, le frère hollandais Sebastian, qui tenait le journal de Likuni, était toujours plein d’éloges pour Maurice. Maurice lui-même était partagé entre, d’une part, l’humilité que Thérèse lui avait inculquée et, d’autre part, sa fierté de parler anglais et ses ambitions mondaines, remontant à sa carrière militaire. Il ne s’entendait pas bien avec ses confrères. Mgr Dupont lui-même n’était pas un homme facile à cause de ses accès de goutte et était un supérieur exigeant et sévère. Il pouvait être très dur avec Maurice et exiger beaucoup de ses hommes. Cela, ainsi que ses affrontements avec ses confrères, ont conduit Maurice au bord du découragement total.

Départ anticipé du Nyasaland

Après huit ans, en octobre 1905, Maurice décide de quitter l’Afrique, en homme brisé. Il s’est rendu à Maison-Carrée pour « déposer les armes » aux pieds de son vieux supérieur et bon ami, Mgr Livinhac. Il avait avec lui toutes les lettres de Thérèse, ainsi que la première version de « L’histoire d’une âme » avec une photo d’elle dans un cadre ovale. Au revers, il avait écrit une prière qu’il avait reçue de Thérèse : « Je te demande, ô Jésus, un cœur qui t’aime, un cœur qui ne peut être vaincu, préparé à reprendre le combat après chaque tempête, un cœur qui est libre et ne se laisse pas séduire, un cœur qui est droit et qui ne suit pas les chemins tortueux ». Il était sur le point d’entrer dans une impasse. Thérèse – et aussi le Cardinal Lavigerie – l’avait prédit, il était sur le point d’escalader son Calvaire.  

Déjà en 1903, il avait attrapé la fièvre des eaux noires et la maladie du sommeil et souffrait de problèmes rénaux qui, peut-être, affectaient son cerveau et le laissaient parfois confus. A cause de tout cela, ses confrères pensaient qu’il n’était plus entièrement responsable de ses actes. De plus, parce qu’il avait quitté son champ d’apostolat sans l’autorisation de ses supérieurs, il a été appelé à venir rendre compte au Conseil général, après son arrivée en Europe. Ses réponses n’ont pas été satisfaisantes, mais il n’a pas été sévèrement puni. Au contraire, il a reçu l’ordre de retourner à sa mission. Cependant, comme il continuait à souffrir d’accès de fièvre, son médecin pensait qu’un retour en mission constituerait un grave danger pour sa santé.

Il fut envoyé à Autreppe, en Belgique, dans une maison de repos pour missionnaires malades, mais peu de temps après, le médecin décida qu’il valait mieux pour lui d’aller respirer l’air frais de Langrune, dans son pays natal de Normandie. Il n’est pas facile de savoir qui, à partir de ce moment, était responsable de lui après les Pères Blancs. Une chose est certaine, sa mère adoptive bien-aimée est morte cinq mois plus tard. Après sa mort, il est devenu encore plus confus et à partir de ce moment, il s’est rapidement détérioré physiquement et mentalement. Il perdait l’esprit de plus en plus ; il errait sans but et un jour, son prêtre-ami, le père Adam, l’a placé dans un Institut pour malades mentaux à Caen. C’est là qu’il mourut le 14 juillet 1907, cinq semaines après son 33e anniversaire.

Autrefois, ces institutions étaient cruellement appelées « maisons de fous ». Pour Thérèse, ce mot serait aussi un coup de couteau au cœur. En effet, c’est dans une institution de ce genre que son propre père a été admis et est mort après trois ans et demi. Combien elle aurait souffert de connaître les derniers jours de son petit frère bien-aimé Maurice.

Un homme comme nous

Il y a une lacune dans les détails sur ses derniers jours. Il est certain qu’il a dû beaucoup souffrir, même si nous ne connaissons pas la nature précise de sa maladie. Dans le journal de Likuni, il est écrit qu’il souffrait de la maladie du sommeil, causée par des piqûres de mouches tsé-tsé. Il est également suggéré que, peut-être, il avait une tumeur au cerveau. En tout cas, le Maurice malade n’était pas le Maurice que les Pères Blancs avaient connu en Afrique du Nord : « Un jeune homme ouvert et plein de vie », qui avait une « relation chaleureuse avec les autres ». Le déroulement de la vie de Maurice nous rappelle les paroles que Thérèse a écrites en 1897 : « Quand j’entrerai dans la vie, la souffrance de mon petit frère sera transformée en paix et en joie ».

La pierre tombale jadis enfoncée en angle et couverte de mousse, à Langrune-sur-Mer, a cédé la place à un beau monument funéraire sur lequel on peut lire à l’entrée : « Maurice Bellière, frère spirituel et protégé de Sainte Thérèse ». C’est une épitaphe émouvante ! L’échange de lettres entre lui et Thérèse l’a sorti de l’oubli et l’a rendu digne d’un titre de grandeur coûteuse.

La petite Thérèse nous a révélé que Dieu ne demande pas plus que ce que nous pouvons donner. Se confier à Dieu qui n’est « rien d’autre qu’Amour et Tendresse », c’est ce qu’elle demande à Maurice. Sa vie a pu sembler se terminer par un échec apparent ; son idéal était grand et ses rêves illimités. Tout bien considéré, sa fin n’a certainement pas été un échec.

Piet van der Pas, M.Afr.