Histoire

« Les Lettres de prison »: un épistolier
prolifique nommé Nelson Mandela

Nelson Mandela en 1961. Une des dernières photos de Mandela avant son entrée dans les ténèbres des bagnes sud-africains en 1962.
© AFP

A l’occasion du centenaire de Nelson Mandela, les éditeurs américains Liveright Publishing Corporation publient les Lettres de prison du plus célèbre militant anti-apartheid. Au cours de ses 27 longues années d’emprisonnement Mandela a entretenu une correspondance prolifique avec sa famille, les autorités et une grande diversité d’hommes et de femmes croisés sur son parcours de militant anti-apartheid. Rassemblée en un seul volume, cette sélection de 255 lettres paraît cette semaine simultanément en anglais, en allemand, en hollandais, en portugais, en italien, et en traduction française aux éditions Robert Laffont. Ces lettres écrites dans la solitude des cellules de prison éclairent des aspects méconnus de la personnalité intime de Madiba.

1918-2018. Le 18 juillet, la date de naissance de l’ancien président, est devenue désormais la Journée internationale Nelson Mandela. Centenaire oblige, durant les prochaines semaines et mois, les médias vont de nouveau beaucoup parler de ce premier président noir de l'Afrique du Sud de la période post-apartheid. La publication mondiale de ses Lettres de prison marque

Le programme des hommages et des festivités prévus pour cette occasion a été dévoilé dès 2017. Le clou des célébrations sera sans doute la Conférence annuelle du 17 juillet en l’honneur de Nelson Mandela à Johannesburg, prononcé cette année par l’ancien président américain Barack Obama. Lancée en 2003, du vivant de Madiba, la conférence a pour thème cette année : « Renouveler l’héritage de Nelson Mandela et promouvoir la citoyenneté active dans un monde en mutation ».

Saisis en temps réel



Fac-similé d'une lettre à Winnie Mandela (1969) © Robert laffont

Pour connaître et comprendre les circonstances dramatiques de la naissance et de la fabrication de cet héritage, il faudra, selon Jean Guiloineau, traducteur des Lettres de prison de Mandela et aussi son biographe, lire les correspondances de Mandela plutôt que ses mémoires parus sous le titre Un long chemin vers la liberté (1996).

A la sortie de prison de Mandela, il y avait un besoin de récits pour remplir les cases vides concernant la vie de cet homme voué à prendre les rênes du pays, après la chute de l’apartheid. Selon Verne Harris, directeur du service des archives à la Fondation Nelson Mandela à Johannesburg, Mandela faisait partie du mythe de création de la nouvelle Afrique du Sud. Ce qui explique que ses mémoires ont dû passer par les fourches caudines des écrivains professionnels, notamment de Richard Stengel du Time magazine, alors que les correspondances qui paraissent cette semaine, restituent sans médiation la réalité brute des faits et des sentiments, saisis en temps réel, permettant aux lecteurs de toucher du doigt l’homme privé et intime derrière le masque de l'homme d'Etat.

L’idée de publier les Lettres de prison est sans doute née de ce besoin du public sud-africain de connaître le vrai Mandela. A en croire Sahm Venter, chercheuse à la Fondation Nelson Mandela à Johannesburg et Verne Harris, directeur à la même institution, l’idée serait née en 2004 lorsqu’ils sont tombés sur les archives du Département des prisons. Les correspondances de Mandela remplissaient 59 classeurs, comportant également les carnets à couverture rigide dans lesquels le futur président recopiait ses lettres avant de les remettre pour qu’elles soient envoyées à leurs destinataires. Cela montre déjà le trait de caractère de l’expéditeur, qui savait que ses lettres étaient lues par le bureau de la censure. Ce dernier pouvait très bien ne pas les envoyer, ce qui était souvent le cas, notamment quand les censeurs estimaient que les expéditeurs contrevenaient aux règles « draconiennes » concernant les courriers des prisonniers politiques. Pendant les premières années de leur incarcération, ils avaient le droit d’écrire ou de recevoir une lettre de cinq cents mots, pas un de plus. Certains mots tels que « guerre » étaient bannis tout comme des sujets portant sur les conditions de détention. D’ailleurs, dans sa plainte sur les comportements vexatoires des autorités, Mandela avait attiré l’attention sur la rétention de ses courriers comme stratégie pour l’isoler de l’extérieur et le briser psychiquement.

Portrait intime et méconnu

« Malgré la censure permanente des bureaucrates, le prisonnier Nelson Mandela est devenu un épistolier prolifique », écrit Sahm Venter, l’éditrice du volume qui paraît cette semaine. Ce volume est le fruit d’un travail de plus de dix ans, avec des centaines de lettres recueillies dans différentes collections et archives, triées, déchiffrées, certaines censurées au point d’être illisibles, retardées ou jamais envoyées par le service des courriers. Le volume compte en tout 255 lettres, dont certaines ont été publiées dans un précédent livre (Conversations avec moi-même, 2010), mais la plupart sont inédites. Elles s’adressent aux autorités carcérales, au gouvernement, aux compagnons de lutte de Madiba, et surtout à la famille, à son épouse Winnie Mandela et à ses cinq enfants et plus tard, à ses petits-enfants.


Fac-similée d'une lettre à Winnie Mandela (1984) © Robert Laffont

Les lettres les plus poignantes du volume concernent la famille. Elles révèlent l’aspect méconnu de la personnalité intime de Mandela. Oui, le père de la nation était un homme amoureux de sa femme Winnie dont il admirait l'engagment sans faille à la cause des Noirs et sa force de caractère. Il s’inquiétait du sort de ses filles abandonnées à elles-mêmes quand leur mère, elle aussi, était arrêtée et qu'elles devaient dépendre du bon vouloir de la proche famille pour les accueillir et les nourrir.

Divorcé de sa première compagne, Mandela a eu deux filles avec Winnie qu’il a épousée en secondes noces. Zenani a trois ans et sa sœur Zindzi deux ans, lorsque leur père est arrêté et emmené en 1962. Le futur président n’aura pas le droit de voir ses filles avant qu’elles aient 16 ans.  La grande tragédie de la vie de cet homme est d’avoir été trop longtemps séparé de sa famille.

Les lettres que Nelson Mandela adresse à ses filles, déchirantes de tendresse, témoignent du sentiment de culpabilité d’un père qui est conscient d’avoir manqué à ses devoirs paternels. Il s'en veut à lui-même, à l’histoire de son pays qui exige ce genre de sacrifices inacceptables de ses citoyens, aux autorités pénitentiaires, comme l’illustre son courrier de réclamations au directeur de prisons auprès duquel il se plaint du non-envoi de ses lettres : « Je souhaite parfois, écrit-il, que la science invente des miracles et que ma fille reçoive ses cartes d’anniversaire disparues, qu’elle ait le plaisir de savoir que son père l’aime, pense à elle et fait des efforts pour lui parler quand c’est nécessaire. Il est significatif que ses tentatives répétées pour me joindre et les photos qu’elle m’a envoyées aient disparu sans laisser des traces. »

Une vie hors l'apartheid

Enfin, ce qui frappe aussi dans ces Lettres de prison, c’est le rapport d’égal à égal que leur auteur entretenait avec les autorités. le ton est donné dès les premières lettres datées des années 1960, plaidant pour que les droits des prisonniers soient respectés, pointant du doigt les injustices du régime, ou faisant au ministre de la Justice des leçons d’histoire. Emerge à travers ce volume de plus de 750 pages, l’image d’un homme toujours digne, sans la moindre obséquiosité dans la tonalité même quand son auteur demande des services pour lui-même ou les siens emprisonnées avec lui.

« On découvre que dans sa tête cet homme est totalement libre, car il sait qu’il a raison devant l’Histoire », explique Jean Guiloineau. Et le traducteur de poursuivre : « La vie de Mandela avant la prison, c’était déjà une vie hors l’apartheid. On prend conscience de cela dans ces correspondances qui s’adressent aussi aux amis de Nelson Mandela, qui sont avocats, médecins, universitaires, hommes politiques. Ils sont blancs, noirs, métis, indiens… Bref, c’est une société moderne dans une Afrique du Sud qui est retardataire dans l’Histoire. »

C’est sans doute cela la véritable leçon des Lettres de prison de Nelson Mandela. Dans ces pages, c’est avec ses mots que le futur père de la nation déconstruit l’apartheid et construit cette société multiculturelle et juste qu’il voudrait installer.




Publication internationale des Lettres de prison de Nelson Mandela, à l'occasion du centenaire de l'ancien président sud-africain.. © Robert Laffont

Les Lettres de prison de Nelson Mandela. Editions Robert Laffont, 768 pages, 22 euros.

►Retrouvez Nelson Mandela ce dimanche 15 juillet sur RFI l’émission La marche du monde de Valérie Nivelon consacrée à la sortie des Lettres de prison de Madiba.


Restituer les biens culturels à l’Afrique :
idée d’avenir ou dépassée ? (The Conversation)

 

File 20180604 175400 1mq2i9g.jpg?ixlib=rb 1.1

Samuel Fosso: « Le Chef, celui qui a vendu l’Afrique aux colons », 1997. C-print monté sur aluminium, collection Gervanne et Matthias Leridon.
RFI

Jean-Jacques Neuer, Université Paris 13 – USPC

Lorsque nous restituons le patrimoine artistique africain, célébrons-nous la modernité ou tentons-nous de réparer l’histoire ? Sommes-nous tournés vers l’avenir ou vers le passé ? L’idée s’inscrit incontestablement dans une tendance qui prolonge un mouvement amorcé dès la seconde moitié du XXe siècle, consécutif à la décolonisation. Le texte de référence est la Convention Unesco de 1970 qui oblige les États signataires à restituer le patrimoine sorti illicitement (pillages, trafics etc.). Ce texte est efficace s’agissant d’objets entrés illégalement dans les collections publiques. Il l’est beaucoup moins lorsqu’ils sont passés en mains privées. Dans ce cas, il existe deux systèmes juridiques susceptibles d’interférer avec la convention de 1970.

Statue royale anthropo-zoomorphe, dite bochio, de style Fon. Provenance : Abomey, royaume du Danhomé (aujourd’hui Bénin).
Quai Branly/Wikipédia

Dans les pays de droit anglo-saxon, la règle est qu’il n’est pas possible de transmettre un droit de propriété défectueux : « Nemo dat quod non habet ». On ne transmet pas ce que l’on n’a pas. Cette règle a par exemple, dans le cas des biens spoliés aux juifs, permis au portrait de Judith Bloch Bauer de Klimt, alors exposé dans un musée autrichien, d’être restitué aux héritiers de son légitime propriétaire. Dans les États de droit civil, à commencer par la France, patrie du Code Napoléon, le principe qui prévaut est qu’en matière de meubles, possession vaut titre.

En d’autres termes, si un acquéreur entre en possession de bonne foi d’un objet mal acquis, il en devient propriétaire. Ce qui rend la restitution illusoire. Fondamentalement donc, en matière de droit, le débat – placé non pas sous le vocable de « retour » mais celui de « restitution » (« rendre quelque chose qu’on possède indûment ») – du patrimoine africain aux pays dont il provient pose, de manière implicite, la question de la légalité des acquisitions effectuées sur le continent à l’époque coloniale.

Schémas et désirs occidentaux

Quelle sera la portée du débat sur les restitutions lancé par Emmanuel Macron le 28 novembre 2017 à Ouagadougou ? Celui-ci affirme avec force l’idée d’une restitution du patrimoine artistique à l’Afrique, ce qui invite dans un premier temps à examiner si, dans les collections des musées de France, des objets doivent être restitués au regard des conventions déjà signées.

La seconde étape, qui est la véritable portée de ce discours, portera sur les collections des musées de France constituées avant l’entrée en vigueur à l’égard de la France et des États d’origine concernés de la Convention de 1970. En clair, le discours prononcé par le Président de la République a manifestement une ambition politique créatrice de droit. Un élan de l’esprit qui vise à bousculer le vieux principe issu de l’Edit de Moulins de 1566 de l’inaliénabilité des collections publiques. Finie l’époque où l’on accumule sans jamais rendre, de cette vision immobile d’une société pétrifiée et satisfaite ! Place à la générosité, au dynamisme et à la modernité !

Oui, mais cela risque de tourner très vite à un exercice académique et de faire long feu si on projette sur l’Afrique des schémas, des concepts et surtout des désirs occidentaux. Ou encore, si on entraîne les États africains à s’exprimer selon notre propre voix, ce qui revient pratiquement au même. Schématisons avec les risques que cela comporte : pour les Occidentaux, l’art dialogue avec l’esthétique et la beauté, pour les Africains, la beauté est presque symptomatique. Dans les arts classiques du continent, elle révèle l’efficacité de l’objet. Picasso décrivait la relation des Africains à l’art à partir de l’idée d’intercession. L’objet a une fonction : celle de permettre le dialogue entre les esprits et les hommes. Cela ne signifie pas que la beauté n’est pas un sujet, mais que le beau est efficient.

Pablo Picasso dans l’atelier du Bateau-Lavoir, en 1908 (Burgess Gelett Frank, 1866-1951).
Musée national Picasso

À l’origine des musées sur le continent africain

Dès l’époque coloniale, le Musée sur le continent africain n’a pas été le seul fait des pouvoirs administratifs, mais selon les cas, le fruit de la colonisation, un enjeu de pouvoir, l’expression identitaire d’un peuple, ou un rêve d’ethnologue ou d’archéologue. Dans un article très éclairant, « La Maison du Pays », Marguerite de Sabran, Directrice du département des arts d’Afrique et d’Océanie chez Sotheby’s, décrit la manière dont le patrimoine est exposé dans les musées privés d’Afrique de l’Ouest et du Cameroun.

Mosé Yeyap.
Wikipédia, CC BY

Le premier musée camerounais est créé en 1922 par le Sultan Njoya à l’intérieur du palais de Foumban afin d’asseoir son pouvoir face aux Français et de rappeler l’histoire du Royaume Bamum. En réaction, les Français chargèrent un interprète converti au christianisme, Mosé Yeyap, de créer un centre appelé « Artisanat », rassemblant les artistes qui avaient travaillé pour le roi. À l’époque, on est en pleine colonisation. L’art sert des ambitions politiques. Une deuxième vague de musées d’initiative privée voit le jour lorsque la colonisation s’achève. Au Ghana, en 1952, en réaction à l’ouverture d’un musée militaire par les Anglais, les Ashantis créent l’Asante Culturel Centre.

Au Nigeria, les musées d’Esie, de Jos et d’Oron sont créés par l’administration coloniale. En 1940, s’ouvre dans la ville de Bénin le musée des collections du souverain Oba et à Ife celui du souverain Oni. « En valorisant une tradition artistique fondée sur la royauté, l’Oba de Bénin et l’Oni d’Ife rappelaient que même s’ils avaient perdu leur autonomie politique, les anciens royaumes conservaient une forte cohésion appuyée sur les traditions, les héritages et sur les autorités coutumières détenant encore des pouvoirs puissants », explique Marguerite de Sabran.

Le sultan Ibrahim Njoya.
Wikipédia

À Abomey, le musée naît de la coopération de Français (Institut d’Afrique Noire, IFAN) avec les membres de la famille royale sous l’autorité de laquelle ils sont placés. Après la défaite du roi Gbéhanzin et l’incendie de son palais lors de la conquête du royaume par les Français en 1892-1894, il s’agissait en 1944 de consolider et de légitimer l’accession au trône du roi Gléglé.

D’autres musées servent à affirmer un pouvoir religieux : en 1958, à Vavoua, en Côte d’Ivoire. Plus récemment, en 1991, le musée sert à affirmer une identité : la Culture Sérère et Fatick au Sénégal ; les cultures Dan et Guéré en Côte d’Ivoire. En 1973, les Eotilé demandent à l’archéologue Jean Polet de créer un musée destiné à légitimer leur souveraineté sur des îles situées à l’extrême sud-est du réseau lagunaire Ivoirien dont ils avaient été chassés par les Anyi au XVIIIe siècle. C’est le cas d’autres peuples que Marguerite de Sabran donne en exemple : comme les Abouré dans la région de Bonoua. Une vague de création de musées intervient dans les années 1990 à l’initiative d’archéologues occidentaux : Bertrand F. Gérard à Pobé Mengao au Burkina Faso (Culture Kurumba), musée du Poni par l’ethnologue Madeleine Père en pays Lobi au Burkina Faso également. En réaction, en 1995, l’homme d’État Malien Alpha Oumar Konaré met en garde contre l’approche occidentale du patrimoine des Africains. Car certains objets peuvent être interdits à la vue des femmes, revendique Z. Parfait Bambara concernant le musée provincial du Houet au Burkina Faso.

Le musée historique d’Abomey.
Bénin tourisme

À travers ces illustrations, on constate que l’approche muséale des peuples d’Afrique est à la fois récente et influencée directement par l’Occident ou en réaction à son hégémonie. La conquête coloniale n’est jamais loin des querelles de revendication. On se souvient de la restitution en 2005 par l’Italie à l’Éthiopie de l’Obélisque d’Axoum qui avait été spolié par Mussolini en 1937, de la demande du Bénin présentée à la France en 2016 sollicitant la restitution des biens emportés lors de la prise d’Abomey.

Sans titre (Femme assise en robe à chevrons), Seydou Keïta, 1956.
MET

Une terre d’art vibrante et créative

L’Afrique demeure aujourd’hui une terre d’art vibrante et créative. Des expositions d’art contemporain sont organisées dont celle de la remarquable collection Pigozzi en 2017 à La Fondation Louis Vuitton. Des photographes comme Seydou Keïta ont pu émouvoir un large public lors de la rétrospective qui lui a été consacrée à la RMN en 2016. L’AKAA, foire d’art contemporain et de design d’Afrique, a attiré en 2017 au Carreau du Temple plus de 15 000 visiteurs en seulement trois jours. À cet égard, l’art contemporain est probablement un point d’entrée intéressant pour réfléchir à la question des restitutions.

Qu’il me soit permis d’évoquer ici une anecdote personnelle. Il y a de cela des années, Jacques Giès, alors directeur du musée Guimet, m’avait fait, plus que comprendre, « sentir » l’art contemporain en exposant des œuvres extrêmement contemporaines à côté d’œuvres anciennes. J’avais alors vu et surtout ressenti que les Indiens ou les Chinois d’aujourd’hui utilisaient à travers des œuvres particulièrement transgressives un alphabet artistique millénaire. C’est toujours le même fil qui sous-tend la création. Et le fait de laisser aux artistes et à la jeunesse africaine le soin d’inventer des solutions nous semble une piste à explorer. Quelle est l’alternative ? Il faudrait faire une plongée dans les collections africaines.

Dépasser le passé

Si on commence par restituer l’art en se basant sur des critères historiques, liés à la culpabilité de l’occident, le résultat risque d’être décevant et de se traduire par du dépit, de la colère et des frustrations. Cela raviverait des blessures profondes au regard de la culpabilité indéniable des Portugais, des Anglais, des Français, des Hollandais notamment envers l’Afrique. On se rappellerait aussi que les Africains eux-mêmes sont parties prenantes à ce commerce d’art. Il ne faut pas oublier le passé mais il vaut mieux l’intégrer dans un projet d’avenir tout en se gardant d’une pure approche victimaire de l’Afrique.

Sur ce continent, une jeunesse extraordinaire est prête à écrire une page importante du XXIe siècle. Déjà, des initiatives existent qui traduisent la relation spécifique de l’Afrique à l’objet et au patrimoine. Dans un contexte traditionnel, la pièce originelle peut être détruite lorsqu’elle est usagée et que l’on peut transférer sa puissance vers la nouvelle pièce. Toujours, cette idée d’intercession, qu’avant tous, Picasso avait comprise. Ce qui compte plus que l’objet c’est la charge. Citons aussi l’exemple récent des banques culturelles qui se sont développées au Mali, où des musées créés dans les villages rassemblent des œuvres confiées par leur propriétaire qui en garde la possession et l’usage occasionnel.

The ConversationFaisons dialoguer artistes, collectionneurs, patrons de musées, créons une effervescence participative autour de cette question des restitutions. L’art, depuis toujours, suit les lignes de force du monde : la guerre et l’argent. Le projet du retour de l’art africain à l’Afrique est grand et ambitieux. Il comporte une dimension évidemment rédemptrice et messianique. Il ne peut aboutir par la seule raison ou la seule méthode. Pour réussir, il faudra laisser place aux artistes, à la jeunesse du monde, à l’originalité et à un brin de folie car l’histoire des hommes et de l’art est aussi faite de cela.

Jean-Jacques Neuer, Docteur en droit – Habilité à Diriger les Recherches. Avocat – Solicitor – Arbitre ICC, Université Paris 13 – USPC

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

Un Mai 68 africain

 

Les événements de Mai 68 ont aussi installé une fièvre révolutionnaire du côté de la jeune diaspora africaine de Paris. Pour ces étudiants, dont l’historien Elikia M'Bokolo faisait partie, les revendications étaient spécifiques : le destin des Africains-Américains, l'aboutissement du processus de décolonisation...

Tribune. Faut-il, comme d’aucuns le clament, jeter aux orties l’année 1968 et son héritage de ruptures, d’innovations et de postures fécondes ? Bien sûr que non ! D’abord, on ne refait pas l’Histoire. Ensuite, ça serait fermer les yeux au nécessaire impératif de vigilance et de créativité dont cette année a illustré la fécondité.

Le monde est alors secoué de convulsions inattendues. Le premier abcès de fixation est le Vietnam, qui s’était libéré de la colonisation française en 1954 pour se couper presque aussitôt en deux États, le Nord révolutionnaire soutenu par le bloc communiste, et le Sud, soutenu par les États-Unis. Présents sur le terrain dès 1955, ceux-ci s’engagent dans une terrible « escalade » avec plus de 500 000 soldats en 1968 et n’hésitent pas à utiliser des bombes au napalm. Cette « escalade » – incapable de faire céder le Vietnam du Nord et les patriotes du Viêt-cong au Sud – suscite des mouvements de protestation partout dans le monde, principalement parmi les jeunes nés du baby-boom d’après la Seconde Guerre mondiale et qui, grâce à la télévision, assistent à une guerre en direct. Certains basculent dans des mouvements révolutionnaires. Maoïstes, trotskistes, anarchistes, tous scandent le slogan lancé par Mao Zedong pendant la Révolution culturelle : « On a raison de se révolter ! »

Les enjeux de la diaspora africaine

Je venais d’intégrer Normal sup’, à Paris, l’un de ces bastions de la contestation étudiante. Élève du communiste Louis Althusser, qui prônait une nouvelle approche du marxisme, scientifique et philosophique, j’appartenais à l’ultragauche. Parmi les Africains qui partageaient peu ou prou mes convictions, le Sénégalais trotskiste Blondin Diop, décédé plus tard au Sénégal dans des conditions controversées. Principal représentant de la très combative Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (Feanf), Alpha Condé aussi était proche de nous. Assistant à la faculté de droit de l’université Paris‑1, il nous disait souvent, bienveillant : « C’est bien de se battre en politique, mais la première chose à faire, c’est de brillantes études. » Autre future personnalité dans notre cercle, le psychanalyste congolais Abdoulaye Yerodia Ndombasi, membre de l’école freudienne de Paris, qui fréquenta le Che.

Pour nos amis français, le nouveau serait automatiquement du côté des Africains, ce qui était un leurre

Certes, les revendications de nos camarades français étaient les nôtres, mais nous avions des exigences spécifiques. Par exemple, la fin de la déportation des enfants réunionnais vers la Creuse, organisée par Michel Debré, alors député de la Réunion. Nous voulions aussi nous rapprocher de nos « frères » des foyers d’immigrés, qui nous étaient interdits parce que l’immigration était une. Les autorités françaises, elles, n’entendaient pas lier le sort des élites africaines en devenir à celui des travailleurs immigrés.

La gauche française avait souvent trahi l’Afrique, et rien ne prouvait que l’extrême gauche n’en ferait pas autant

Commençait aussi à se poser la question de la Maison d’Afrique à la Cité universitaire. On voulait la rebaptiser « Lucien Paye ». La Maison d’Afrique avait été construite avec les impôts des Africains sur le continent. Il était donc impensable de lui donner le nom d’un simple recteur d’une université plus française qu’africaine, qui avait en plus refusé Cheikh Anta Diop parmi ses professeurs. Pour nos amis français, l’urgence était de changer le pouvoir en France : le nouveau serait automatiquement du côté des Africains. Ce qui était un leurre car les questions de fond comme la présence militaire française sur le continent ou le franc CFA n’étaient jamais abordées. La gauche française avait souvent trahi l’Afrique, et rien ne prouvait que l’extrême gauche n’en ferait pas autant.

Indépendance factice

Dans le Paris de 1968, nous cogitions donc sur le Vietnam, Cuba, le destin des Africains-Américains (le républicain Richard Nixon s’étant fièrement déclaré « candidat des non-Noirs et des non-jeunes ») quand Martin Luther King fut assassiné. Nous pensions qu’il avait payé pour son extrême bonté. Alors que Gandhi avait prôné la non-violence en s’appuyant sur la philosophie hindoue, Martin Luther King se fondait sur un livre religieux qui n’a rien d’africain et sur lequel les Européens se sont appuyés pour légitimer l’esclavage. Nous admirions son courage, mais nous le rêvions davantage politique, indépendant, radical. Les Black Panthers nous semblaient plus producteurs de changement. Martin Luther King restait néanmoins très populaire en Afrique. Bien avant Nelson Mandela, il démontrait que, même privé de tout, il est possible de résister.

Pour nous, étudiants à Paris, voir de Gaulle – et par ricochet Foccart – chavirer était un motif d’espoir

Loin de tout suivisme, des groupes d’Africains se dressaient, eux, pour un aboutissement du processus de décolonisation. À leurs yeux, l’indépendance obtenue au début des années 1960 était factice, les soi-disant pères de la nation avaient revêtu des costumes de roi, les vrais chefs, tel Kwame Nkrumah, avaient été défaits. « Ce n’est qu’un début, continuons le combat », l’un des slogans de Mai 68, s’appliquait aussi à l’Afrique. Voir de Gaulle – et par ricochet Foccart – chavirer faisait naître l’espoir.

Loin de l’effervescence révolutionnaire, l’Afrique vit se créer une image négative d’elle-même qui lui colle encore à la peau

La fièvre révolutionnaire ne s’était pas pour autant installée sur le continent. Grâce à un savant panache de répression et de distribution de la manne de l’État, les régimes du parti unique parvenaient à se maintenir. À la moindre menace, ils déployaient une violence inouïe. À preuve l’assassinat à Kinshasa, le 3 octobre 1968, du révolutionnaire Pierre Mulele, attiré dans un guet-apens et découpé vivant par des militaires que les succès de ses troupes avaient humiliés pendant les « rébellions » des années 1963-1965.

Loin de l’effervescence révolutionnaire, l’Afrique vit se créer une image négative d’elle-même qui lui colle encore à la peau. C’est en 1968 en effet que, face à la guerre civile opposant l’État nigérian et la région du Biafra, la presse et les ONG occidentales se mirent à parler de « génocide » ! Un terrible qualificatif que personne n’avait osé employer pour qualifier, par exemple, les atrocités commises quotidiennement dans les interminables guerres de libération de Rhodésie, du Mozambique, de l’Angola et de la Guinée-Bissau.

Les minorités musulmanes et issues de l’islam :
histoire d’une non-reconnaissance

 

File 20180416 584 5rqoox.jpg?ixlib=rb 1.1

Tableau de Jean-Baptiste Huysmans représentant le chef algérien l’émir Abd-el-Kader, protégeant les chrétiens à Damas en 1860, lors des massacres commis par les Druzes.
Gros et Delettrez, catalogue de vente publique Orientalisme et Art islamique,/Wikimedia
Pierre-Jean Luizard, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Pierre-Jean Luizard est intervenant au séminaire «Liberté de religion et de conviction en Méditerranée : les nouveaux défis» du Collège des Bernardins.

« L’islam est la religion de l’État »… Telle une litanie, on retrouve l’expression dans toutes les Constitutions arabes (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte, Irak, Jordanie, Yémen, Oman, Émirats arabes unis, Qatar, Bahreïn, Koweït) et en Iran. Là où il n’y a pas de Constitution (Arabie saoudite), la religion musulmane est la seule autorisée. Ensuite vient s’ajouter la référence à la sharî’a et le degré plus ou moins grand où les lois doivent s’inspirer de celle-ci, ce qui aboutit à des formulations diverses.

Gouverner au nom d’Allah a pris bien des aspects différents. La Syrie risque cette affirmation: « La religion du président de la République est l’islam. » Le Liban vit, depuis sa création en 1920, les affres du confessionnalisme politique qui instaure des quotas pour chacune des 18 confessions reconnues en 1943.

Seule la Turquie ne fait pas référence à la religion dans ses textes constitutionnels. La laïcité est, en revanche, explicitement nommée comme fondatrice de l’État-nation turc. Mais il ne s’agit aucunement d’une laïcité de séparation, l’État contrôlant l’islam à travers la présidence des Affaires religieuses (Diyanet). La reconnaissance officielle des confessions non musulmanes en Turquie (chrétiennes et juives) s’inspire finalement du droit musulman et du système ottoman des millets qui leur octroie une relative autonomie interne.

En revanche, les sectes issues de l’islam ne jouissent d’aucune reconnaissance et n’ont donc pas d’existence légale, à l’image des alévis. Quant aux chiites duodécimains, sans être officiellement reconnus, ils bénéficient d’une tolérance qui se mesure à l’aune des relations avec l’Iran voisin. Istanbul a en effet la tradition d’accueillir les opposants iraniens au pouvoir en place à Téhéran.

C’est donc l’absence de séparation entre religion et État qui domine dans le monde arabe, en Iran et en Turquie, qu’on soit en contexte officiel musulman ou laïque.

Une source supplémentaire de conflits

Dans un tel contexte, le sort des minorités musulmanes ou issues de l’islam – 42 millions de croyants dans le monde (ibadites, alaouites, druzes, alévis, yézidis, bahaïs, ahmadis, etc) – ajoute une source de conflits à celui généré par des États à la légitimité souvent fragile, notamment en ce qui concerne les États arabes.

L’histoire des statuts des minorités chiites (zaydites, ismaéliennes) et sunnites (en pays chiites) est également questionnée. On va de la non-reconnaissance officielle (sunnites/chiites) à l’anathème (yézidis, bahaïs, ahmadis), en passant par différents degrés de rejet. Les gouvernements s’inspirent pour cela de la position des autorités religieuses du pays où elles sont majoritaires. La question du pluralisme interne à l’islam, centrale dans les conflits en cours, est ainsi posée. Quant aux athées, qui n’ont aucune visibilité sociale, ils se heurtent souvent à des lois qui les obligent à se cacher.

C’est un islam fortement influencé par le réformisme musulman qui s’est imposé. Il inspire tous les acteurs religieux et politiques et peut être considéré comme une idéologie dominante. Plusieurs cas de figure se présentent selon les pays et les minorités en question :

  • La reconnaissance officielle, comme c’est le cas pour les yézidis en Irak depuis 2005, des sunnites, des chiites et des druzes au Liban.

  • La non-reconnaissance officielle : l’exemple des relations sunnites-chiites-ibadites.

  • La non-reconnaissance des minorités se réclamant, malgré des divergences internes, de l’islam (alaouites, alévis, druzes). A l’exception du Liban pour les druzes.

  • Les anathèmes sur les sectes accusées d’être « hérétiques » et sorties de l’islam (bahaïs, ahmadis, yézidis).

Il convient de rappeler brièvement la situation des communautés les plus engagées dans des conflits.

Les alaouites

Les alaouites (1,8 million, entre 10 et 12% de la population syrienne) ont des croyances et des pratiques hétéroclites : mélange de conceptions chiites ismaéliennes, mésopotamiennes antiques et chrétiennes. Les alaouites n’ont aucun rituel musulman, mais ils se conforment au rite dominant pour se protéger. Ils vivent dans le Jabal Ansâriyye et le long du littoral méditerranéen en Syrie, mais aussi au Liban et dans le Hatay aujourd’hui turc (sandjak d’Alexandrette). Ils sont péjorativement appelés nusayris (de Nusayr, mort en 880).

Bachar al-Assad, le président syrien, lors d’une visite au Brésil en 2011.
Fabio Rodrigues Pozzebom / Wikimedia, CC BY

Le mandat français les a reconnus pour la première fois à travers un État (ou Territoire) des Alaouites (1920-1936). Depuis le début du XXème siècle, un rapprochement avec les chiites duodécimains s’est amorcé à l’initiative d’ulémas chiites libanais. La victoire de la République islamique en Iran a encore accéléré ce rapprochement.

Les alaouites ont pris le contrôle du parti Baas et de l’armée syrienne dans les années 1960 à travers le clan des Assad, aujourd’hui en guerre contre la majorité arabe sunnite du pays (69% de la population syrienne).

Les yézidis

Les yézidis (800 000 âmes dans le monde, dont 600 000 en Irak et en Syrie – 150 000 personnes -, en Turquie, Arménie, Russie). Il s’agit d’une secte dualiste kurde qui ne se revendique pas musulmane, mélange de soufisme et de manichéisme iranien, avec une réhabilitation d’Iblis (Satan), devenu l’Ange Paon (Malek Tawus), parmi sept autres anges vénérés. Le tombeau du fondateur de la secte, cheikh Adi (VIIIème ou XIII ème siècles). à Lalesh, près de Mossoul, est leur lieu le plus sacré.

Rencontre au XIXème siècle entre des leaders yézidis et le clergé chaldéen en Mésopotamie.
Wikimedia

La société yézidie est organisée selon un système de castes : Mîr (Prince, chef spirituel et religieux), Baba Cheikh (Pape), Cheikh, Pîr (Vieux), Murid (simple croyant). Les yézidis ont une conception ethnique de leur groupe : on naît et on meurt yézidi et aucune conversion n’est possible.

Les yézidis ont été soumis à des persécutions répétées de la part des tribus bédouines arabes Shammar, en 1840 et 1892, mais aussi en 1935, pour les soumettre à la conscription dont les Ottomans les avaient dispensés en 1872 à cause de leurs tabous alimentaires concernant certains légumes jugés impurs.

Eux-mêmes souvent persécutés, les yézidis ont cependant participé en 1932 au massacre des Assyro-chaldéens par le général kurde Békir Sidqi. En 2014, l’État islamique a tenté d’éradiquer la communauté dont plusieurs milliers de membres ont été tués ou réduits en esclavage.

Les druzes

Sultan Pacha al Atrash, leader druze de la révolution en Syrie dans les années 20.
Wikimedia

Les druzes (1,2 million d’âmes répartis entre le Liban – 400 000 -, la Syrie – 600 000 -, Israël – 120 000 et la Jordanie) sont une secte ésotérique qui se rattache à l’ismaélisme fatimide. Al-Hâkim (VIème calife fatimide et Imam ismaélien mort au Caire en 1021) serait, selon eux, une manifestation de l’intellect universel. Au Liban, deux grandes familles rivales, les Jumblatt et les Yazbaki, ont longtemps dominé la communauté.

En compétition avec les maronites du Mont-Liban contre lesquels ils se sont engagés dans des massacres de grande ampleur, ils ont été reconnus en 1842 par la Porte à travers un double caïmacamat maronito-druze pour la montagne libanaise. Depuis 1920, les druzes sont reconnus au Liban comme l’une des confessions libanaises.

Certaines communautés (alaouites, druzes) se sont orientées vers les partis nationalistes arabes ou syriens pour échapper à leur condition de minorités. La démarche s’est soldée par un échec avec un retour à une dynamique identitaire.

Les alévis

Les estimations divergent sur leur nombre : officiellement, les alévis sont entre 10 et 15 % de la population turque; mais, d’après les sources alévies, ils représenteraient entre 20 à 25 % de la population nationale. On avance le chiffre de 15 à 20 millions d’alévis. Majoritairement turque, la communauté compte une minorité kurde.

Suite aux répressions exercées sous l’Empire ottoman et la République, les communautés alévies ont pris l’habitude de pratiquer leur culte en secret (taqîya). L’alévisme se rattache au chiisme à travers le sixième Imam (Ja’far al-Sâdiq) et Haci Bektas Veli (1209-1271), fondateur de l’ordre des Bektachi, dont la généalogie remonte au sixième Imam. Très imprégné de traditions soufies et chamanistes, ses croyances sont assimilables à une forme de panthéisme.

Longtemps attirés par les partis de la gauche laïque et soutien du kémalisme, ses membres ont depuis peu une démarche identitaire alévie qui va de la revendication d’une reconnaissance officielle à une séparation de la religion et de l’État.

Les bahaïs

Les bahaïs sont une ramification au XIXème siècle de la secte bâbie de Perse, elle-même issue du cheikhisme, émanant au XVIII ème siècle du chiisme duodécimain. En 2011, cette religion mettait en avant dans ses documents le chiffre de 7 millions de membres appartenant à plus de 2 100 groupes ethniques, répartis dans plus de 189 pays. Son centre spirituel et administratif est situé à Haïfa et Acre en Israël. Baha Allâh (1817-1892) se proclama en effet Porte ouverte sur l’Imam (bâb) à Haïfa.

Des Bahais à Baku (en 1909)
Wikimedia

Le bahaïsme a évolué vers un mélange accommodant de syncrétisme, d’humanisme, de pacifisme et d’amour universel. En Iran, les bahaïs sont considérés comme hérétiques et persécutés avec une extrême rigueur.

La Ahmadiyya

On compte environ 10 millions d’ahmadis dans le monde, dont environ 600 000 ahmadis en Afrique de l’Ouest. Il s’agit d’une secte hétérodoxe réformiste messianiste fondée par Mirza Ghulâm Ahmad (1835-1908). Mirza Ghulâm s’est proclamé mahdi et prophète. Les sunnites les considèrent comme sortis de l’islam. Depuis une scission en 1914, ce mouvement comprend deux courants distincts, la Communauté musulmane Ahmadiyya (qadiyani) et le Mouvement Ahmadiyya de Lahore.

Après la partition de l’Inde et la naissance du Pakistan en 1947, le rameau qadiani s’est installé au Pendjab. Il est considéré comme une déviation de l’islam. Les Lahorites sont bien plus l’objet de répression. En 1999, le mouvement revendiquait 4,7 millions de membres au Pakistan, ce qui était contesté par les autorités musulmanes. Environ 130 000 ahmadis se seraient réfugiés en Inde.

Les zaydites

Les zaydites sont des chiites reconnus comme une branche de l’islam par les chiites duodécimains (dont ils ne reconnaissent que les cinq premiers Imams) et par les sunnites. Ils ont dominé les hauts plateaux du Yémen du XXème siècle jusqu’en 1962. Le printemps arabe de 2011 a accéléré un processus identitaire zaydite qui a abouti à la guerre civile à grande échelle au Yémen et à la constitution d’une coalition militaire sunnite dirigée par l’Arabie saoudite pour combattre les rebelles houthistes (du nom d’un chef zaydite).

Alaouites, druzes et alévis, issus pour certains des ghûlât (ceux qui divinisent Ali), ont en en commun de pratiquer le culte du secret (sirr) et la dissimulation (ketmân, taqîya) avec une transmission traditionnellement orale des principes de leur religion. Le recours à l’écrit, du fait notamment de la diaspora consécutive aux conflits, a engagé un processus identitaire nouveau.

Les processus à l’oeuvre vont dans le sens d’affirmations identitaires généralisées rendant difficiles, voire impossibles, toutes reconnaissances réciproques. De ce fait, l’avenir des minorités musulmanes ou issues de l’islam dans le monde musulman n’a jamais été plus hypothétique qu’aujourd’hui.

The ConversationLe Collège des Bernardins est un lieu de formation et de recherche interdisciplinaire. Acteurs de la société civile et religieuse entrent en dialogue autour des grands défis contemporains, qui touchent l’homme et son avenir.

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche, responsable du programme du GSRL, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

Il y a 10 ans disparaissait Aimé Césaire,
le chantre de la négritude

media

Aimé Césaire, le poète-rebelle de la Martinique. AFP

Disparu il y a dix ans, le poète martiniquais Aimé Césaire était, avec ses compères Senghor et Damas, le principal chantre de la négritude. Important mouvement littéraire, ce courant fut à l'origine d'une véritable épiphanie poétique. La négritude  participa aussi à la réhabilitation de l'homme noir, en lui insufflant la fierté retrouvée d'être « noir » et partant, la force de prendre son destin en main. Cette célébration de l'expérience noire n'a pas été totalement exempte d'ambiguïtés que les contemporains de Césaire comme ses héritiers n'ont pas manqué de souligner.

Aimé Césaire s’est éteint il y a dix ans, le 17 avril 2008, à l’âge de 95 ans. En lui accordant des funérailles nationales qui se sont déroulées au cimetière La Joyau à Fort-de-France, trois jours après le décès, la France a rendu hommage à ce grand Français, qui fut maire, député de sa Martinique natale et surtout l’immense poète célébré aujourd’hui dans le monde entier. Dans l’imaginaire populaire, avec ceux du poète président sénégalais Léopold Sédar Senghor et du Guyanais Léon-Gontran Damas, le nom de Césaire reste associé à tout jamais au mouvement de la négritude de langue française. Ce courant a marqué la prise de conscience de l’homme noir de son identité historique et a créé les conditions intellectuelles pour la libération du monde noir francophone dominé et colonisé.

« J’habite une blessure sacrée/ j’habite des ancêtres imaginaires/j’habite un vouloir obscur/j’habite un long silence /j’habite une soif irrémédiable… ». Rien ne témoigne mieux l’importance et la centralité de la prise de conscience incarnée par la négritude dans la vie même de Césaire, que ces vers extraits d’un de ses derniers recueils, inscrits sur la pierre tombale du poète défunt. Ce poème dit mieux que toutes les nécrologies le sens du combat que l’homme a mené avec ses deux compères pour conduire le peuple noir vers son affranchissement qui n’a pas été que politique.

Retrouver l’Afrique

C’est en 1939, alors qu’il est encore étudiant à Paris, que Césaire publia la première version de son opus magnum Cahier d’un retour au pays natal, considéré avec Pigments (1937) de Damas comme les premiers grands ouvrages littéraires inspirés par la thématique de la négritude. La légende veut que c’est en découvrant pendant un voyage en Yougoslavie de l’île de Martiniska, située au large de la côte dalmate et dont le nom et le paysage lui rappelaient sa Martinique natale, que le jeune poète, âgé alors seulement de vingt-deux ans, se lança dans la rédaction de son poème au long cours.

Nourri de la poésie africaine-américaine de la Negro-Renaissance qui battait son plein à Harlem au début du siècle denier, Césaire revient poétiquement dans son opus sur le parcours de la population antillaise esclavagisée, colonisée et dominée, mais appelé à se libérer en prenant en main sa propre histoire. Pour le poète, cette renaissance passe par le rejet de ses habits d’emprunt pour entrer en communion avec son moi profond. « Mais attention, pour moi, martiniquais, Césaire n’eut cesse de l’affirmer, retrouver le moi profond, c’était me dépouiller de toutes les défroques occidentales et françaises, et retrouver l’Afrique. »


Aimé Césaire est l'auteur de huit recueils de poèmes, de deux essais et de quatre pièces de théâtre AFP

Or, quand il vivait à la Martinique, Césaire ne connaissait pas l’Afrique. Profondément aliénés par leur éducation française qui reléguait le continent noir du côté de la barbarie, les Martiniquais issus de l’esclavage avaient soigneusement refoulé la part africaine d’eux-mêmes, préférant s’identifier à la France et aux valeurs occidentales en général. La littérature martiniquaise de l’époque, qu’on appelait doudouiste, se signalait à l’attention par son imitation quasi parfaite des avant-gardes métropolitaines. C’est à Paris que le futur poète découvrit l’Afrique, grâce à sa rencontre avec Senghor, à Louis-le-Grand, le jour de son inscription en hypokhâgne. Une rencontre qui est entrée depuis dans la mythologie fondatrice de la francophonie littéraire africaine.

Aimé Césaire a souvent raconté comment en sortant du secrétariat du lycée, il a été abordé dans le couloir par un jeune homme en blouse grise, étudiant en khâgne et originaire du Sénégal. Il voulait que le Martiniquais, de sept ans son cadet, devienne son « bizut ». L’interlocuteur s'appelait Léopold Sédar Senghor. Les deux hommes ne se sont depuis plus jamais quittés, du moins intellectuellement, comme Césaire l’a expliqué au journaliste français Patrice Louis venu l’interroger en 2003, pour les 90 ans du barde. «  En parlant, avec Senghor, de l’histoire de la Martinique, je me suis aperçu que beaucoup de choses qui me surprenaient à la Martinique s’éclairaient à la lumière de ce qu’il me disait, a raconté Césaire à longueur d’interviews. Mon africanité inconsciente se révélait quand Senghor m’expliquait les choses. Alors nous avons beaucoup bavardé. Nous étions très amis, et beaucoup des livres que j’ai lus, c’est grâce à Senghor. » (1)

Ensemble, sur le banc de l’université parisienne qu’ils fréquentaient alors, ils ont bricolé le concept de la négritude, cette « simple reconnaissance du fait d’être noir ». La démarche n’allait pourtant pas de soi car elle relevait aussi bien de la défiance que de l’invention, comme l’a souvent rappelé Césaire dans ses interviews avec la presse : « ce mot nègre qu’on nous jetait, nous l’avions ramassé (…) mot-défi transformé en mot fondateur ». Ils ont inversé le stigmate attaché à la couleur de leur peau pour en faire l’emblème d’une singularité culturelle et existentielle (« être-dans-le-monde-noir »).

Pour le Martiniquais, la démarche valait aussi l’acceptation de son destin de noir, de son histoire et de sa culture. Il en fera d’ailleurs le thème central de son œuvre à venir, de sa poésie, mais aussi de ses nombreux essais et ses pièces de théâtre qui se lisent comme autant d’explorations de l’histoire de la négritude et de son affirmation en Caraïbe comme en Afrique. C’est particulièrement vrai dans les livres que Césaire a consacrés à Haïti qu’il considérait à cause l’antériorité de sa révolution (1804) comme le lieu emblématique de l’avènement de l’homme noir dans l’histoire. « Haïti où la Négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité », écrira le poète dans le Cahier d’un retour au pays natal.

La négritude, «un racisme anti-raciste»

Jusqu’à la fin, Aimé Césaire est resté fidèle à la doctrine de la négritude qui a irrigué et articulé toutes les facettes de son activité, son œuvre littéraire comme son action politique en tant que maire et député de Fort-de-France pendant près d’un demi-siècle. « Nègre je suis, nègre je resterai  » (2), dira-t-il à la chercheuse Françoise Vergès qui l’a interviewé en juillet 2004, une poignée d'années avant sa disparition. Cette affirmation prend tout son sens dans le contexte des contestations que la théorie de la négritude a soulevées quasiment dès sa conception.

Qualifiée de « racisme anti-raciste », la négritude ne devait être pour Sartre qu’une étape vers une société planétaire : « La négritude apparaît comme le temps faible d’une progression dialectique : l’affirmation théorique et pratique de la suprématie du Blanc est la thèse ; la position de la négritude comme valeur antithétique est le moment de la négativité. Mais ce moment négatif n’a pas de suffisance par lui-même et les Noirs qui en usent (…) savent qu’il vise à préparer la synthèse ou réalisation de l’humain dans une société sans races. Ainsi la négritude est pour se détruire, elle est passage et non aboutissement, moyen et non fin dernière », écrivait l’auteur de Qu’est-ce que la littérature ? dans sa préface à l’Anthologie de la poésie nègre et malgache éditée par Senghor en 1948.

L’essentiel des critiques de la négritude césairienne est toutefois venu de la Caraïbe. Alors que Frantz Fanon, faisant sienne la qualification sartrienne de « racisme anti-raciste », reprochait aux inventeurs de la négritude de réagir contre les colonialistes avec les moyens du colonialisme, le poète haïtien René Depestre pointait du doigt le danger de voir la négritude, de mouvement de contestation littéraire et artistique qu’elle a été à ses débuts, se transformer en une «  idéologie d’Etat  », comme cela s'est passé en Haïti sous Les Duvalier.

Ces critiques ont conduit Césaire à rappeler que sa conception de la négritude n’était pas biologique, mais avant tout culturelle et historique. «  Je crois qu’il y a toujours un certain danger à fonder quelque chose sur le sang que l’on porte (…), a-t-il déclaré à l'africaniste Lilyan Kesteloot. Je crois que c’est mauvais de considérer le sang noir comme un absolu et de considérer le sang noir comme un absolu et de considérer toute l’histoire comme le développement à travers le temps d’une substance qui existerait préalablement à l’histoire »(3). Contrairement à Senghor qui avait tendance à racialiser la Négritude (« l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir ») en l’opposant à l’Europe (« l’émotion est nègre, comme la raison hellène »), Césaire n’a jamais quitté le terrain politique. Pour lui, la négritude était avant tout un instrument de prise de conscience et de lutte contre la colonisation. Loin de toute tentation essentialiste, la négritude césairienne n’a jamais été ce « racisme anti-racisme  » auquel les critiques occidentaux  ont voulu la réduire. « Les gens qui me connaissent savent, a-t-il expliqué, qu’il n’y a aucun racisme là, je ne suis pas raciste du tout. (…) La Négritude, c’était pour moi une grille de lecture de la Martinique ! »

Une grille de lecture qui sera dans les années 1980 violemment prise à partie par les écrivains martiniquais partisans de la créolité. Tout en reconnaissant leur dette envers Césaire, les « jeunes loups » des lettres antillaises (notamment le trio Chamoiseau, Confiant et Barnabé) ont reproché au poète du Cahier d'un retour au pays natal d’avoir, avec la négritude, réduit la complexité plurielle de l’âme antillaise à son versant africain. Cette critique a eu un grand retentissement aux Antilles comme en Afrique où la négritude est désormais passée de mode. Le premier souci des écrivains noirs est d'être des écrivains tout court, plutôt que d'être des écrivains « nègres ».