En France, depuis 2006, le 10 mai est la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition. Pour La Croix, des descendants des affranchis de 1848 racontent leur quête de racines et leur lutte pour réhabiliter leurs aïeux.
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Sa famille peut dire de Christian Lomba qu’il est un homme persévérant. Il a sonné, des années durant, chez les oncles, les tantes et les cousins. Il a fouillé, chaque soir entre 18 heures et 1 heure, dans les histoires de famille et les recoins d’Internet, pour parvenir, en 2019, à retrouver le premier de ses ancêtres à avoir foulé le sol guadeloupéen : « Guillaume, matricule 516 », énonce-t-il avec douceur. Juste un prénom et un numéro, « comme le bétail », insiste Christian, amer de n’avoir jamais pu mettre la main sur l’acte de naissance de son aïeul. Sa lignée, juridiquement parlant, n’est née qu’en 1848.
« Chacun y va de sa technique »
En avril, un décret abolit officiellement l’esclavage. Dès l’été, l’état civil est submergé. 87 000 individus – sur une population d’environ 130 000 habitants – affluent, pour réclamer des droits et une citoyenneté. Ces hommes et ces femmes, que l’on appelle les « nouveaux libres », s’apprêtent à fonder les Antilles françaises. « Ils se présentaient devant le maire ou l’adjoint, qui faisait office d’officier d’état civil. Celui-ci les inscrivait au registre, en précisant le prénom usuel, l’habitation à laquelle ils étaient attachés, l’âge, le numéro de matricule. Et surtout, il leur attribuait – leur inventait la plupart du temps – un nom patronymique », décrit Gérard Lafleur, historien guadeloupéen.
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Chacun y va de sa technique : le maire de Bouillante choisit l’Antiquité comme source d’inspiration. Celui de Morne-à-l’Eau préfère les villes et les régions de France. À la Désirade, où l’adjoint est un géologue, les nouveaux libres se voient attribuer des noms de roche. D’autres encore font des anagrammes avec les prénoms et les surnoms. Certains affranchis, ceux qui ne sont pas nés créoles, cherchent dans leurs souvenirs. «Il semblerait que Moueza indique un lieu à proximité de la Tanzanie », rapporte ainsi Olivier Moueza, informaticien et habitant des Abymes.
Des filiations incomplètes
Sa quête à lui a commencé en 2003, aux urgences de l’hôpital Bicêtre, à Paris. C’est là qu’un médecin l’aborde, qui collabore avec une association recensant la diaspora africaine. Et lui apprend que son nom s’écrit sans doute « Mbouza ». L’immense majorité des nouveaux libres n’étant pas lettrés, l’orthographe de leur patronyme dépendait de celui qui l’écrivait dans le registre d’état civil. Pour Olivier Moueza, cette rencontre fortuite marque le début de quinze années de recherches généalogiques. Il parvient à remonter à 1848, pas au-delà.
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« Passé la frustration, on se résigne. Et on s’attelle à retracer la vie d’après, la manière dont nos ancêtres ont consommé leur liberté », rapporte Christian Lomba. Rapidement, il trouve un acte de mariage. En 1849, Guillaume épouse X, qu’il a rencontrée sur l’habitation dans laquelle il travaillait. « En 1848, les familles ont été reconstituées, rapporte Gérard Lafleur. En général, parents et enfants se présentaient ensemble et recevaient le même nom. Quand un membre de la famille avait été affranchi avant 1848, son nom de libre était repris pour les autres. »
Les filiations de l’état civil, toutefois, demeurent incomplètes. Tous les pères ne reconnaissent pas leur progéniture. D’autres enfants disparaissent. La deuxième fille Moueza par exemple, faite libre deux jours avant ses parents, le 19 septembre 1848, quitte aussitôt l’habitation et ne sera retrouvée, et reconnue, que des années plus tard.
Aucune réparation financière
Sur le plan socio-économique, la liberté n’entraîne pas la prospérité. Beaucoup d’affranchis désertent les lieux de leur labeur. Mais alors que les colons sont indemnisés, aucune réparation, qu’elle soit pécuniaire ou foncière, n’est accordée aux victimes de l’esclavage. Un fait vécu, encore aujourd’hui, comme une inacceptable injustice, source d’inégalités sociales séculaires et irréductibles. «Il fallait bien manger, alors certains sont revenus pour retrouver leurs jardins et leurs cases et ont repris le travail contre une rémunération », explique Gérard Lafleur.
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Le fils aîné des Lomba, Alphonse, choisit, lui, de rester huit ans dans l’habitation de Sainte-Anne avant d’acquérir, en 1856, grâce à ses économies, 14 hectares à Baie-Mahault. «Il avait, semble-t-il, une vision particulière de la liberté : il pensait qu’on ne pouvait pas être libre sans la liberté de travailler où l’on veut et quand on veut. C’est lui qui nous a véritablement émancipés et c’est à son époque, à Baie-Mahault, que notre lignée a fleuri et que nos branches ont essaimé », assure Christian Lomba.
Besoin de repères
En juillet 2019, ce dernier réunit une centaine de descendants de ces multiples branches, et leur présente le fruit de ses recherches. « La première chose qu’ils ont voulu connaître a été le pays d’origine », raconte Christian Lomba, qui a opté pour le Congo, le nommant désormais sa « terre mère ». « Nous sommes un peuple déraciné, nous avons besoin de ces repères dont on nous a privés depuis toujours », considère de son côté Thierry Césaire, enseignant à l’université des Antilles. Lui était adolescent lorsqu’il s’est adonné à la généalogie pour la première fois : il travaillait aux archives régionales afin de financer ses études. S’il a bien identifié sa branche européenne, il connaît peu ses ancêtres africains. « Mais je me sens intimement lié à ce continent », continue-t-il.
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À tous, un travail de filiation, d’acceptation et de réhabilitation semble désormais nécessaire. « La solution n’est pas de donner de l’argent. Elle est de rappeler que nos aïeux étaient des hommes et des femmes, avec des savoir-faire, qui ont permis aux pays européens d’obtenir leur puissance actuelle », souligne Thierry Césaire. Des militants réclament, en ce sens, que le terme « esclave » soit remplacé par « personne réduite en esclavage » : une évolution sémantique qui, selon eux, redonnerait un visage humain aux victimes. « Les mots doivent être justes, sourit Thierry Césaire, pour que chacun se réconcilie avec son passé. »
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Deux cents ans d’esclavage
1635. La France prend possession de la Guadeloupe, où la production de tabac et de canne à sucre se développe. La traite étant autorisée depuis 1642, l’archipel compte 4 267 esclaves en 1656 et 90 000 en 1789.
1794. La Convention nationale abolit l’esclavage. La mesure est appliquée en Guadeloupe, ensuite marquée par l’agitation des troupes, majoritairement composées de Noirs et de métis.
1802. Un corps expéditionnaire débarque en Guadeloupe pour mettre au pas l’armée « de couleur » et mater la résistance dans le sang. Le 16 juillet, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage par décret.
1848. Le 27 mai, l’esclavage est aboli pour la deuxième fois en Guadeloupe, le gouverneur du territoire appliquant un décret du 27 avril.