Les cultes traditionnels et les biens culturels burkinabés sont la cible de groupes armés dans le nord et l’est du pays. L’insécurité fait craindre une recrudescence du trafic illicite de biens culturels.
Ouagadougou (Burkina Faso)
De notre correspondante
Sous son chapeau rouge de chef coutumier, le visage du chef du village perle de sueur. Sur ses épaules, le poids de son monde : une cinquantaine de bouches à nourrir, celles des habitants de sa commune qui ont fui les violences terroristes. « C’est la faim qui va nous tuer », se désole-t-il. Mais celui qui cherche inlassablement de la nourriture pour les siens a un second objectif : mettre leurs masques sacrés en sécurité.
Au Burkina Faso, des milliers de masques sont portés lors de rituels, pratiques coutumières et cérémonies traditionnelles, telles que les funérailles. Loin de n’être qu’un objet d’art ou folklorique, le masque incarne l’identité, les valeurs et les croyances mystiques d’une communauté. « Quand les djihadistes ont attaqué nos villages, poursuit le chef coutumier, ils ont brûlé trois maisons où se trouvaient des masques. Dans notre fuite, nous en avons laissé quelques-uns, nous en avons enterré d’autres, et nous en avons emmené certains avec nous. »
Pour le professeur Oumarou Nao, historien de l’art et spécialiste des masques, les représentants et les pratiquants des cultes traditionnels entrent peu à peu dans la ligne de mire des groupes terroristes. « Cela fait des années qu’ils s’en prennent aux administrations, aux écoles, aux centres de santé et même aux imams, rappelle-t-il. Or, le masque est une institution, le tissu identitaire d’une société. Les autochtones en disposaient déjà à la fin du XVe siècle. Je pense que le prochain sur la liste des terroristes est le culte traditionnel, parce qu’il va à l’encontre de l’idéologie qu’ils veulent imposer. Ces gens sont en situation de détruire tout ce qu’ils veulent. » À l’instar d’autres objets sacrés, les masques appartiennent aux populations qui en font usage. Il n’existe pas d’inventaire exhaustif de ce patrimoine. Difficile, dès lors, de mesurer ce qui doit être protégé. Dans le nord-ouest du pays, deux autels de sacrifice ont été détruits et des masques ont disparu, confie un acteur culturel. Dans l’est, la pratique de la géomancie a été « frappée d’interdit par des hommes armés », selon plusieurs habitants joints par téléphone. Dans cette même région, la fréquentation de forêts et de grottes, lieux de rites et de cultes sacrés, parfois liés aux « sorties » des masques, est impossible du fait de leur occupation par des groupes terroristes.
Le 1er janvier 2019, la première incursion terroriste dans la commune de Pobé-Mengao, dans la région du Sahel, a visé la case abritant les fétiches de la communauté. « Les terroristes nous ont toujours considérés comme des mécréants parce que notre culture koromba est restée très vivante, explique Adama Sawadogo, gestionnaire du musée de Pobé-Mengao. La première chose qu’ils ont faite a été de brûler la maison sacrée qui renfermait nos fétiches. Le message était très clair. » Autrefois touristique, connue pour ses gravures rupestres et son musée archéologique et ethnographique, Pobé-Mengao s’est vidée de ses habitants. « J’ai vite compris qu’il fallait délocaliser les 2 000 objets du musée, ajoute Adama Sawadogo, menacé à l’époque. J’ai tout caché en lieu sûr. »
Parmi la trentaine de musées publics et privés que compte le Burkina Faso, un tiers serait fermé. Dans la zone sahélienne des trois frontières (aux confins du Niger et du Mali), le musée d’Oursi, accolé à un site archéologique d’habitat vieux de mille ans, a été vandalisé fin 2019. « On sait que des objets archéologiques ont été emportés, témoigne un administrateur. Mais aujourd’hui, les terroristes rôdent dans cette zone, c’est devenu trop dangereux d’y aller. » En 2019, les projets d’exfiltration des collections de ces deux musées ont échoué. Deux tiers des objets du musée de Kaya, plus au sud, ont en revanche pu être acheminés à Ouagadougou.
Le patrimoine des communautés et des musées n’est pas la seule victime de l’insécurité. Inscrits au patrimoine mondial de l’Unesco en 2019, les sites de métallurgie ancienne du fer sont composés d’une quinzaine de fourneaux en argile de 4 à 6 mètres de hauteur dans l’ouest et le nord du Burkina Faso. « Le plus ancien date du VIIIe siècle avant J.-C., explique le docteur Lassina Simporé, enseignant-chercheur en archéologie à l’université Joseph-Ki-Zerbo de Ouagadougou. Un site de patrimoine est comme un malade, il a besoin du contact de ses riverains et de ses gestionnaires, car même les animaux peuvent les abîmer. » En 2020, trois de ces fourneaux classés ont été vandalisés. « Aujourd’hui, les gens ont fui, et on n’a pas de nouvelles de certains sites de métallurgie. Bien sûr, dans le contexte d’insécurité, nous, spécialistes, sommes gênés de faire du plaidoyer pour la protection du patrimoine. Mais je pense qu’il faut déclarer l’intégralité de nos sites en danger à l’Unesco. »
À l’heure où 40 % du territoire burkinabé échappe au contrôle de l’État et où les urgences sont sécuritaires et humanitaires, la Direction générale du patrimoine culturel (DGPC) tente de faire entendre sa voix. « On est en train de faire le point sur les biens abandonnés, pillés ou saccagés, mais on n’a pas de vision globale, reconnaît le directeur général, Moctar Sanfo. Presque tous les biens situés dans les zones d’insécurité sont menacés, surtout les biens mobiliers qui peuvent circuler librement. Cette situation ouvre la porte au trafic illicite de biens culturels, une activité très lucrative qui permet le financement du terrorisme. »
Pour Hamidou Zi, chargé du contrôle et de la circulation des biens culturels à la DGPC, si le trafic illicite est peu visible, il est continu et de grande ampleur, particulièrement dans le Sud-Ouest, près des frontières de la Côte d’Ivoire et du Ghana. « On voit des locaux dérober des objets précieux des mains des communautés et les dilapider à vil prix aux antiquaires. C’est vu comme une voie royale pour s’enrichir. »
Qu’il s’agisse d’objets archéologiques, de statuettes, de masques ou encore de pièges à éléphant, chaque année apporte son lot de saisies et de restitutions. « Plus on documentera nos biens culturels et plus on sensibilisera nos hommes aux frontières, mieux on devancera ces trafiquants », espère le contrôleur. C’est ainsi que Mamio est devenu le premier objet communautaire sacré inventorié par la DGPC. Volée en 1991 à Pobé-Mengao, cette statuette de fécondité en granit de la communauté koromba avait été localisée chez un collectionneur allemand à Munich, avant d’être restituée en 2001.
Sous son chapeau rouge, le chef du village garde les yeux rivés sur son téléphone. Entre les demandes d’assistance alimentaire et les appels à l’aide pour mettre leurs masques en sécurité, une négociation débute par messages interposés. « Je cherche des acheteurs pour les masques. Le prix ? Ça dépend du client. » Puis botte en touche. « On n’a pas le choix. »