Ces dernières semaines, les confréries ont joué un rôle clé dans l’apaisement du pays, rappelant une fois de plus leur rôle d’acteurs politiques incontournables.
Touba n’a jamais été une ville comme les autres. Les évènements, pourtant inédits, de ces dernières semaines l’ont une nouvelle fois démontré. Quand début mars, à la suite de l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko accusé de viols, Dakar, Thiès, Saint-Louis ou Ziguinchor se soulèvent, la deuxième plus grande agglomération du pays, située à 200 km à l’est de la capitale, reste étonnamment calme. Berceau du mouridisme, la confrérie d’obédience soufi créée en 1883 par Cheikh Ahmadou Bamba, Touba a respecté à la lettre les consignes de Serigne Mountakha Bassirou Mbacké, l’actuel khalife général. Aucune manifestation n’est venue troubler la sérénité de la ville sainte.
Touba a pourtant suivi de près cette explosion de colère. Le 12 mars, neuf jours après l’arrestation d’Ousmane Sonko, cinq émissaires convoqués « en urgence » par le khalife sont dépêchés à Dakar. Car si la situation s’est apaisée depuis la libération du président du parti Pastef, le 8 mars, les tensions restent vives. Le 13, le Mouvement de défense de la démocratie (M2D) a d’ailleurs appelé à une grande manifestation pacifique. Pacifique… mais à haut risque.
Émissaires
Et pour cause : l’arrestation d’Ousmane Sonko, dont beaucoup considèrent qu’elle fait partie d’un vaste complot, a attisé l’exaspération d’une partie de la population, économiquement asphyxiée par les mesures destinées à stopper la propagation du Covid-19. Une dizaine de jeunes sont morts dans des circonstances qui restent à éclaircir, mais qui impliquent sans doute certains éléments des forces de sécurité qui, parfois, ont tiré à balles réelles sur les manifestants. Dans le centre-ville de Dakar, les blindés de l’armée restent positionnés devant les bâtiments stratégiques et les institutions.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LA VÉRITÉ, C’EST QU’AU SÉNÉGAL, VOUS POUVEZ MOBILISER UNIQUEMENT SI LE KHALIFE LE PERMET »
Le 12 mars, c’est dans ce climat tendu que les émissaires du khalife rencontrent Ousmane Sonko et ses alliés au sein du M2D. Ils sont porteurs d’un message de Serigne Mountakha Bassirou Mbacké. Sitôt la réunion terminée, l’opposition annonce le report de la manifestation prévue le lendemain, et transmet au khalife, via sa délégation, un cahier de doléances. « La casse, la mort des manifestants, la mise à sac de certains magasins ont choqué beaucoup de monde, confie Ndeye Fatou Blondin Diop, l’une des figures de la contestation. Nous avons décidé de donner une chance à cette médiation. Certains étaient réticents à l’idée d’abandonner la lutte, mais il nous fallait gagner la bataille de l’opinion avant tout. »
Un proche d’Ousmane Sonko est plus direct : « Nous avons pesé le pour et le contre, bien sûr. Mais la vérité, c’est qu’au Sénégal, vous pouvez mobiliser uniquement si le khalife le permet. » Quel autre choix avait alors le M2D que celui de s’en remettre au khalife et de « laisser la pression du religieux peser sur le chef de l’État » ?
« Il appartient au khalife de décider de la suite »
Le M2D fait donc parvenir un mémorandum en dix points au chef religieux. Le premier, et le plus urgent, de l’avis des signataires, est la libération des militants arrêtés en marge de l’affaire Sonko. Trois des plus connus d’entre eux (Guy Marius Sagna, coordinateur du mouvement Frapp-France dégage, qui ne compte plus les arrestations, et les activistes Clédor Sène et Assane Diouf) ont été libérés, le 24 mars. Deux membres du Pastef, dont Birame Souleye Diop, le numéro deux du parti de Sonko, ont également été placés en liberté provisoire le lendemain. Un geste d’apaisement, derrière lequel il est difficile de ne pas voir la main de Serigne Mountakha Bassirou Mbacké.
Celui-ci a mandaté deux de ses neveux : Serigne Bassirou Mbacké Porokhane, et Serigne Bassirou Mbacké, chef du parti Jot sa reew, qui a milité aux côtés du Pastef au sein de la coalition Jotna. Trois personnalités politiques sont également missionnées par Touba : Mamadou Diop Decroix, Moctar Sourang et Madické Niang, ancien cadre du Parti démocratique sénégalais (PDS), candidat à la présidentielle de 2019 et officiellement retiré de la politique aujourd’hui.
« Le khalife nous a choisi en tant que disciples, et parce que nos familles sont historiquement liées à Touba », explique Moctar Sourang, coordonateur du Front de résistance national (FRN, opposition), auquel appartient également Mamadou Diop Decroix. Le khalife leur a confié une mission claire : « Tout faire pour que la paix revienne ». « Il voulait avoir une compréhension exhaustive de ce qui se passait. Il nous a donc chargé de rencontrer les acteurs et de revenir le voir avec l’ensemble de leurs griefs, détaille Moctar Sourang. Ceci étant, nous ne sommes que des missionnaires. Il appartient au khalife de décider de la suite à donner à chaque étape de cette médiation. »
Influence
Au sein de la majorité, ce terme de « médiation » déplaît. « C’est inapproprié, balaie un membre du gouvernement. Il s’agit d’une mission de bons offices. Les religieux ont un poids politique et l’ont utilisé. Les mécanismes de régulation sociale ont fonctionné. » Une façon de présenter les choses qui minimise quelque peu la formidable influence des confréries sur la vie politique sénégalaise.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">LES HOMMES POLITIQUES ONT TOUJOURS EU BESOIN DES MARABOUTS POUR EXISTER ET FONDER LEUR LÉGITIMITÉ »
Macky Sall a en réalité reçu à son domicile, dès le 7 mars, une délégation du Cadre unitaire de l’islam au Sénégal (Cudis), qui regroupe les principales confréries musulmanes du pays. Ce jour-là, le chef de l’État leur promet de « faire tout son possible » pour apaiser la situation. Ousmane Sonko sera libéré le lendemain, et le M2D renoncera à trois jours de mobilisation.
« Cette dynamique unitaire des khalifes est une vraie rupture, analyse Cheikh Gueye, secrétaire général du Cudis. Contrairement aux médiations précédentes, les religieux travaillent de manière rapprochée et suivie. Cela tranche avec les négociations habituelles, qui étaient souterraines et ponctuelles. » Une approche nouvelle qui pourrait faire date, selon Cheikh Guèye, et qui s’explique par la gravité de la crise traversée par le Sénégal.
Le contrat social à trois piliers – les religieux, les citoyens, l’État – continue de tenir bon, dans un pays qui demeure résolument laïc. « Avant même la colonisation, les royautés étaient déjà conseillées par des chefs religieux dans le processus d’islamisation des cours royales, rappelle Cheikh Guèye. Les autorités coloniales ont par lui suite elles aussi fini par comprendre qu’elles devaient nouer des relations privilégiées avec les autorités maraboutiques. La naissance de la vie politique moderne s’est faite ainsi : les hommes politiques ont toujours eu besoin des marabouts pour exister et fonder leur légitimité. »
Pouvoir
Si l’époque des ndiguël de vote semble désormais révolue, une consigne électorale dont Abdou Diouf a été le dernier à bénéficier, les religieux ont conservé leur pouvoir légitimant. Avant Ousmane Sonko et ses alliés, ils avaient œuvré à la libération de Karim Wade, le fils de l’ex-président Abdoulaye Wade, et de Khalifa Sall, l’ancien maire de Dakar.
Et ce n’est pas un hasard si, sitôt libérés, tous deux ont réservé leur première visite aux autorités religieuses : les mourides pour Karim Wade, gracié le 23 juin 2016 ; les tidianes pour Khalifa Sall, libéré le 29 septembre 2019. Chacun sait qu’il doit – du moins en partie – sa libération à l’intervention des dignitaires religieux.
https://www.jeuneafrique.com/wp-content/themes/ja-3.0.x/assets/img/mondial2018/quote-article.png") left top no-repeat;">AU FINAL MACKY SALL A COURU DERRIÈRE LES MARABOUTS TOUT AU LONG DE SON MANDAT. IL A TOUT FAIT POUR LEUR FAIRE PLAISIR »
C’est d’ailleurs en présence du khalife général que la réconciliation entre Abdoulaye Wade et Macky Sall avait été scellée, de manière officieuse puis officielle, à l’occasion de l’inauguration de la mosquée Massalikoul Djinane, en septembre 2019. Une réconciliation qui aurait notamment mené à la grâce dont a bénéficié Khalifa Sall.
L’arrivée de Macky Sall au pouvoir avait pourtant un temps laissé croire que les religieux pourraient perdre l’influence qui était la leur du temps d’Abdoulaye Wade. Fervent talibé mouride, ce dernier n’avait pas hésité, en 2001, à se prosterner devant l’ancien khalife, Serigne Saliou Mbacké, peu de temps après son élection. Macky Sall au contraire avait pris quelques distances avec les marabouts, qu’il avait eu l’imprudence de qualifier de « citoyens ordinaires » et dont il avait fait confisquer certains des véhicules et passeports diplomatiques.
« Cette déclaration était malheureuse, mais au final Macky Sall a couru derrière les marabouts tout au long de son mandat, sourit Cheikh Guèye. Il a tout fait pour leur faire plaisir, notamment via son projet de modernisation des villes religieuses. » Et Ousmane Sonko lui-même, qui n’appartient pas à une confrérie, a choisi de s’afficher dès le début de ses déboires judiciaires avec un marabout mouride, Serigne Abdou Mbacké, qui avait aussitôt rejoint Touba pour plaider sa cause.