Justice et Paix

" Je suis homme, l'injustice envers d'autres hommes révolte mon coeur. Je suis homme, l'oppression indigne ma nature. Je suis homme, les cruautés contre un si grand nombre de mes semblables ne m'inspirent que de l'horreur. Je suis homme et ce que je voudrais que l'on fit pour me rendre la liberté, l'honneur, les liens sacrés de la famille, je veux le faire pour rendre aux fils de ces peuples l'honneur, la liberté, la dignité. " (Cardinal Lavigerie, Conférence sur l'esclavage africain, Rome, église du Gesù)

 

NOS ENGAGEMENTS POUR LA JUSTICE T LA PAIX
S'EXPRIMENT DE DIFFÉRENTES MANIÈRES :

En vivant proches des pauvres, partageant leur vie.
Dans les lieux de fractures sociales où la dignité n'est pas respectée.
Dans les communautés de base où chaque personne est responsable et travaille pour le bien commun.
Dans les forums internationaux pour que les décisions prises ne laissent personne en marge.

Dans cette rubrique, nous aborderons différents engagements des Missionnaires d'Afrique, en particulier notre présence auprès des enfants de la rue à Ouagadougou et la défense du monde paysan.

 

CPI: l'affaire Gbagbo, nouveau révélateur des faiblesses du bureau du procureur

Luis Moreno-Ocampo, à gauche, avec Fatou Bensouda, à droite, après une cérémonie de prestation de serment à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, Pays-Bas, le vendredi 15 juin 2012.
Luis Moreno-Ocampo, à gauche, avec Fatou Bensouda, à droite, après une cérémonie de prestation de serment à la Cour pénale internationale (CPI) à La Haye, Pays-Bas, le vendredi 15 juin 2012. © AP Photo/Bas Czerwinski, Pool

La chambre d’appel de la Cour pénale internationale a confirmé les acquittements prononcés en faveur de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé en janvier 2019. Les deux hommes sont désormais libres. Mais l’affaire aura jeté une lumière crue sur les profonds dysfonctionnements du bureau du procureur et terni le bilan déjà fragile de la procureure Fatou Bensouda. Son successeur, Karim Khan, est attendu en juin pour réformer. 

De notre correspondante à La Haye, 

L’affaire avait tous les atouts pour donner à la Cour le crédit dont elle rêve. Un ancien chef d’État et son ex-ministre placés au banc des accusés, jugés pour des crimes perpétrés lors d’un conflit dont l’apogée n’aura duré que quatre mois, et jouissant d’une coopération assurée des autorités du pays.

L’affaire Gbagbo réunit tous les ingrédients des échecs de l’accusation. Un cocktail d’instrumentalisation politique, d’enquêtes menées sans expertise et sans vérifications, de méconnaissance du terrain et de lecture superficielle du conflit. Pour nombre d’observateurs de la Cour et de juristes, une justice qui acquitte n’est pas défaillante. Mais quand non-lieux et acquittements se succèdent, le problème devient systémique. L’affaire Gbagbo forme l’échec le plus cinglant de la procureure Fatou Bensouda. Un échec dont les origines sont à rechercher dans les fondations même du bureau du procureur, bâties par le premier élu de cette Cour établie en juillet 2002, Luis Moreno. Ocampo, dont la gambienne fut l’adjointe.

Acquittements et non-lieux

Dès l’affaire intentée contre le Congolais Thomas Lubanga en 2006, l’accusation révélait ses défauts. Le chef de milice a été condamné pour avoir enrôlé des enfants dans ses troupes. Mais le premier témoin de l’histoire de la Cour avait dû avouer à la barre avoir menti aux enquêteurs, alors que dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) avait été organisé un lucratif commerce de témoins. Si Thomas Lubanga fut finalement condamné, la Cour enregistrait le premier acquittement dès le second procès. Mathieu Ngudjolo était acquitté, quand son co-accusé, Germain Katanga, était condamné sur une partie très partielle des charges initiales. S’ensuivent alors les premiers non-lieux d’affaires qui ne passent pas la mise en accusation, contre Idriss Abou Garda, le rebelle soudanais, ou le Rwandais Callixte Mbarushimana.

Sur le papier, l’affaire Kenya avait des allures de mini Nuremberg. L’affiche était impressionnante, alignant six accusés, ministres et chefs de la police. L’un d’entre eux, Uhuru Kenyatta, deviendra chef d’État en surfant sur un nationalisme outré face aux ingérences supposées de la CPI. Le président kényan s’en sortira par un non-lieu en décembre 2014, comme les cinq autres suspects. En juin 2018, l’acquittement de Jean-Pierre Bemba par la chambre d’appel provoque un séisme. La libération de l’ex-vice-président de la République démocratique du Congo (RDC) commence enfin à faire ciller les 123 États parties à la Cour, ceux-là même qui la financent, et les ONG.

L’audit de la Cour

L’échec de la procureure dans l’affaire Gbagbo n’est donc pas un accident de parcours. Mais avec l’affaire Bemba, ce dernier épisode des mésaventures de l’accusation a alerté les 123 États parties à la Cour. Son Assemblée a donc décidé, en 2019, de conduire une forme d’audit, sous l’autorité du juge sud-africain Richard Goldstone, ancien procureur général des tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda.

Le 9 novembre 2020, il remettait un rapport de 348 pages à l’Assemblée. Dans la partie réservée à l’accusation, le diagnostic est sévère, mais juste. Les auditeurs relèvent l’« absence de planification stratégique à long terme » dans les enquêtes. Estiment que sans plan et sans vision d’ensemble, « les équipes travaillent sans orientations précises et en sont réduites à un processus de prise de décision réactif. » Soulignent que les enquêteurs ne restent sur le terrain que deux à trois semaines, par roulement, et jugent la méthode « inefficace », ajoutant qu’elle « doit être complètement remanié », d’autant qu’elle conduit à une « méconnaissance des pays » où sont conduites les enquêtes.

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Les experts s’appuient notamment sur l’affaire Gbagbo. Dans la décision d’acquitter, le président de la chambre de première instance, Cuno Tarfusser, écrivait que « des témoins de tous les milieux sociaux ont contribué à brosser devant la Chambre un tableau de la Côte d’Ivoire tout simplement incompatible avec celui dépeint par le procureur ».

La Cour n’a pas de force de police propre. Pour enquêter et arrêter les suspects, elle a besoin de la coopération des États. Dans leur rapport, les experts épinglent les États pour leur retard à répondre aux demandes d’assistance du bureau du procureur, leurs réponses hors sujet ou la transmission de documents inutilisables parce qu’expurgés de leur substance. Des techniques classiques d’obstruction lorsqu’un pays ne souhaite en réalité pas coopérer, une obligation, pourtant, qui s’imposent aux États membres de la Cour. Mais dans les faits, obtenir la coopération judiciaire passe souvent par un bras de fer, surtout si elles bousculent les intérêts diplomatiques des capitales sollicitées.

Le procureur de la réforme

Le procureur « doit faire preuve de détermination et d’esprit stratégique afin de s’assurer la coopération nécessaire », écrivent les rapporteurs. Or la coopération est un rouage essentiel de la justice internationale, mais une mécanique délicate. Il nécessite un subtil exercice d’équilibriste que, contrairement à d’autres procureurs des tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda ou la Sierra Léone, ni Luis Moreno Ocampo, ni Fatou Bensouda n’ont su mener. Tous deux ont nourri une vision plus clientéliste de leurs rapports avec les États, qui les ont élus et qui financent la Cour.

En son temps, l’Argentin avait créé une division spécifique dédiée à la coopération, toujours en place. Ses fonctionnaires se voient en diplomate, dénonce le rapport. Un défaut de naissance, hérité des années Ocampo. À l’époque, des fonctionnaires de la Cour dénonçaient avec ironie « le ministère des Affaires étrangères » de l’Argentin. Suite à son élection, en 2003, Luis Moreno Ocampo avait embauché dans son bureau tous les diplomates, britanniques, canadiens, argentins, qui l’avaient fait élire. Tout naturellement, ces derniers ont fait de la diplomatie, oubliant qu’un procureur est un serviteur de justice et altérant ainsi pour longtemps les fondations même du bureau du procureur.

L’audit de la Cour a été publié alors même que les États parties tentaient d’identifier celui qui serait le troisième procureur de la Cour. Élu en février, Karim Khan, aujourd’hui chef de l’enquête de l’ONU sur Daech à Bagdad, devra être le procureur de la réforme. Outre la réforme, le Britannique pourrait orienter sa politique pénale vers plus de « complémentarité », accentuer la pression sur les États pour qu’ils conduisent les procès devant leurs propres tribunaux et ainsi faire échec à l’impunité.

Sénégal : la question migratoire au centre de la visite du chef du gouvernement espagnol

Le président sénégalais Macky Sall (à gauche) a reçu le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez, le 9 avril 2021.
Le président sénégalais Macky Sall (à gauche) a reçu le chef du gouvernement espagnol Pedro Sanchez, le 9 avril 2021. AFP - SEYLLOU

Suite et fin vendredi de la visite officielle du président du gouvernement espagnol à Dakar. Pedro Sanchez a rencontré le président Macky Sall. Un échange consacré notamment à la lutte contre l’émigration clandestine : L’archipel espagnol des Canaries fait face depuis l’an dernier à un afflux de migrants partis d’Afrique de l’Ouest. Une visite axée aussi sur le renforcement des relations économiques. 

Avec notre correspondante à Dakar, Charlotte Idrac

Une politique de « migration circulaire », autrement dit de séjours temporaires en Espagne, c’est le sens de la convention signée vendredi. Sur la table également : la reprise des vols de rapatriement de migrants clandestins vers le Sénégal, sans précisions sur les modalités, un calendrier, ni le nombre de personnes concernées.

« Nous avons naturellement parlé des vols retour, autrement nous pouvons organiser des départs saisonniers puisque l’Espagne a des besoins de mains d’œuvre, a avancé le président sénégalais Macky Sall. J’ai déjà mis en place une task force pour sélectionner des jeunes pour aller durant une période. Après la saison, ils reviennent. »

Cette « migration circulaire » pourrait être « un tournant » dans la coopération entre Madrid et Dakar sur la question migratoire, ajoute le président du gouvernement espagnol.

Sur le plan économique, l’Espagne, déjà présente dans les secteurs de l’agriculture ou de l’hôtellerie, cherche à renforcer ses relations bilatérales avec le Sénégal. « L’Espagne se rapproche du Sénégal, de l’Afrique, a expliqué Pedro Sanchez. Nous travaillons main dans la main dans des domaines comme la paix et la sécurité. Nos entreprises veulent investir, il y a des secteurs dans lesquels nous sommes à la pointe comme les énergies renouvelables, l’eau et l’assainissement, les infrastructures… »

Signes concrets de cette volonté de rapprochement : l’installation à Dakar d’une chambre de commerce espagnole, et l’ouverture prochaine d’un Institut culturel Cervantès, le premier en Afrique subsaharienne.

Plus de 70 000 Sénégalais résident légalement en Espagne

Présidentielle au Bénin: des routes bloquées perturbent le déploiement du matériel électoral

Des camions bloqués, au Bénin, suite à des manifestations et des barricades érigées par  des manifestants anti-Talon, le 7 avril 2021.
Des camions bloqués, au Bénin, suite à des manifestations et des barricades érigées par des manifestants anti-Talon, le 7 avril 2021. © AFP - YANICK FOLLY

L'élection présidentielle se tiendra demain, dimanche 11 avril, au Bénin. À moins de 24 heures du scrutin, le blocage des voies par les manifestants anti-Talon perturbe l’acheminement du matériel électoral vers les bureaux de vote du nord du pays. Des camions ont été bloqués. Pourtant, le matériel doit être en place rapidement pour accueillir les électeurs dès 7h, dimanche matin. C’est une course contre la montre qui commence.

Avec notre correspondant à Cotonou, Jean-Luc Aplogan

Ces derniers jours, la campagne a été marquée par des tensions et des violences, des mouvements de contestation qui auraient fait deux morts et des blessés dans le centre du pays, à Savè mais il n'y a aucun bilan officiel. Le président Patrice Talon brigue un deuxième mandat. Il fera face à deux adversaires, mais les grandes figures de l’opposition n’ont pas pu se présenter.

Voyage interrompu

Seize camions, au total, transportaient le matériel électoral pour le nord du pays mais dans la nuit de vendredi à ce samedi 10 avril, aucun n’était arrivé à destination. Pourtant, ils avaient bien pris la route, les uns par l’est du Bénin, les autres par l’ouest. Le voyage sera très vite interrompu par les manifestations violentes et les barricades.

Traîner, rester coincé dans les files de voitures était risqué. Le matériel transporté est sensible et il sert à un vote dont l’affiche est contestée. Du coup, les seize camions ont fait demi-tour et, par sécurité, ils sont en stationnement dans une garnison, à 200 km de Cotonou et à 50 km  de Savè

Troncs d'arbres

Les routes sont toujours entravées par des troncs d’arbres, des pneus, des camions et des pavés. Aussi, deux options sont sur la table, à savoir reprendre la route mais à condition que l’armée lève rapidement toutes les barrières ou bien tout convoyer par avion.

À lire aussi: Présidentielle au Bénin: la situation se tend un peu plus à deux jours du scrutin

Cacao, la Côte d’Ivoire baisse le prix payé aux producteurs

La Côte d’Ivoire et le Ghana avaient réussi à s’entendre en octobre dernier pour verser un prix « juste » aux planteurs de cacao. La Côte d’Ivoire vient de revenir en arrière en baissant les prix de 25 %. Les ONG dénoncent l’influence des multinationales.

  • Amandine Réaux (à Abidjan), 

Lecture en 3 min.

Cacao, la Côte d’Ivoire baisse le prix payé aux producteurs 
La Côte d’Ivoire devrait produire plus de 2,1 millions de tonnes de cacao en 2020-2021, soit plus de 40 % de la production mondiale.JEAN-LUC FLÉMAL/BELPRESS/MAXPPP

Le revenu décent pour les planteurs de cacao a fait long feu. Mercredi 31 mars, le conseil café cacao (CCC), l’organe public ivoirien qui régule la production de l’« or brun », a annoncé que le prix payé aux planteurs serait revu à la baisse. Il passe de 1 000 francs CFA (1,52 €) le kilo à 750 francs CFA (1,14 €).

Une surproduction de 100 000 tonnes

Cette réduction de 25 % s’explique, selon le CCC, par des « difficultés » de commercialisation sur le marché mondial dans un contexte de baisse de la consommation due à la pandémie de coronavirus. Par ailleurs, la filière est confrontée à une surproduction estimée à 100 000 tonnes : « Il faut que les planteurs arrêtent de planter [de nouveaux vergers, NDLR] pour limiter la production à son niveau actuel », a déclaré Yves Koné, directeur général du CCC. La Côte d’Ivoire devrait produire plus de 2,1 millions de tonnes de cacao en 2020-2021, soit plus de 40 % de la production mondiale, selon les prévisions de l’Organisation internationale du cacao.

Un prix « juste »

Cette annonce a surpris, la Côte d’Ivoire et le Ghana ayant réussi à s’entendre sur un prix « juste » pour les planteurs en octobre 2020, soit quelques semaines avant des élections présidentielles dans les deux pays. Ces géants du cacao (deux tiers de la production mondiale à eux deux) avaient mis en œuvre une prime de 400 dollars par tonne appelée « différentiel de revenu décent » (DRD), afin d’améliorer les conditions de vie des planteurs. La moitié d’entre eux vit sous le seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale.

« Même si le prix au kilo était de 5 000 francs CFA, les planteurs ne seraient pas contents », grince Moussa Sawadogo. Cet acheteur de cacao voit le verre à moitié plein : il estime que ce prix à la baisse « permettra d’écouler les stocks » car « à cause du covid-19, on a du mal à vendre le cacao ».

Des tentatives de contournement

Depuis le début de l’année, des tonnes de fèves sont bloquées dans les deux grands ports ivoiriens, Abidjan et San Pedro. Une source du secteur confie à La Croix que les multinationales essaient de contourner le leadership de la Côte d’Ivoire et du Ghana en encourageant la production de cacao dans d’autres pays.

Dans un communiqué publié vendredi, 28 organisations ont d’ailleurs accusé les multinationales du chocolat de se livrer à un « bras de fer indécent » avec les planteurs. Selon le collectif Commerce Équitable France et ses co-signataires (Réseau ivoirien du commerce équitable et Secours Populaire français), « en coulisses, les multinationales ont fait plier le gouvernement ivoirien », préférant « freiner leurs achats de cacao et puiser dans leur stock, pour faire pression » sur les prix. « À la veille de Pâques, grande période de consommation de chocolat » dans le monde, ils appellent « à un sursaut massif pour dénoncer cette situation intolérable » et réclamer « des prix rémunérateurs pour les producteurs ».

Travail des enfants et pauvreté

Cette baisse de prix est d’autant plus décevante, pour ces organisations, que la hausse des prix payée aux producteurs laissait espérer l’éradication progressive des travers de la cacaoculture : déforestation, travail des enfants et pauvreté des agriculteurs.

« Le Ghana a maintenu le prix de 1 000 francs CFA le kilo, il y a un risque d’augmentation de la contrebande en provenance de Côte d’Ivoire, d’autant que la frontière est poreuse, déplore Ousmane Ouédraogo, journaliste et consultant spécialiste du cacao. Comment faire chemin ensemble avec le Ghana si les deux pays adoptent une stratégie différente ? »

6 % du prix d’une tablette pour les cacaoculteurs

La filière cacao pèse lourd dans l’économie ivoirienne : elle représente 10 % à 15 % de son PIB, près de 40 % de ses recettes d’exportation et fait vivre 5 à 6 millions de personnes, soit un cinquième de la population, selon la Banque mondiale. Or, seulement 6 % du prix d’une tablette de chocolat revient au cacaoculteur. Le secteur souffre d’un trop faible taux de transformation, un quart seulement de sa production, même si le gouvernement ivoirien souhaite atteindre 100 % de transformation locale d’ici à 2025. « Dans cette situation et sans capacité de stockage, la Côte d’Ivoire donne les armes aux multinationales : il leur est très facile de mettre la pression sur la filière ivoirienne », relève Ousmane Ouédraogo.

Présidentielle au Tchad : l’enrôlement des électeurs a-t-il dérapé ?

| Par - Envoyé spécial à N'Djamena


Un bureau de vote lors de l’élection présidentielle de 2016, à N’Djamena.

Un bureau de vote lors de l'élection présidentielle de 2016, à N'Djamena. © Abakar Mahamad/AP/Sipa

 

L’enrôlement biométrique des électeurs était censé apporter un gage de transparence et de qualité à la prochaine élection présidentielle. Mais, à quelques jours du premier tour du 11 avril, ce sont les problèmes d’acheminement et des soupçons de fraudes qui retiennent l’attention.

La Commission électorale nationale et indépendante (Ceni) a-t-elle délivré des cartes d’électeurs à des Tchadiens mineurs ? Selon plusieurs documents que Jeune Afrique a pu consulter, des cas d’enrôlement biométrique d’enfants n’ayant pas atteint l’âge légal du droit de vote (18 ans) ont en tout cas été constatés, notamment dans le département de Biltine (région de Wadi Fira, dans l’est du pays et à la frontière avec le Soudan).

Sur plusieurs récépissés d’inscription sur les listes électorales dont JA a obtenu copie (voir ci-dessous), les photographies des enrôlés sont en effet celles d’adolescents ou de jeunes garçons. Or, ces clichés ont, selon nos sources, été pris le jour même de leur enrôlement dans un bureau de vote. On peut d’ailleurs observer que le fond des photographies est le même pour chacune. Les dates de naissance indiquées (2001 ou 2002, chaque fois le 1er janvier) ne semblent pas correspondre avec l’âge réel des jeunes garçons.

Craintes de fraudes et retards dans l’acheminement

Contactés par Jeune Afrique, le bureau de la Ceni, présidé par l’universitaire Kodi Mahamat Bam, a « émis des doutes sur l’authenticité de ces documents », sans donner davantage de précisions. Le porte-parole du gouvernement et ministre de la Communication, Mahamat Zene Cherif, n’a quant à lui pas donné suite à nos sollicitations. Selon une source au sein d’une organisation de la société civile, des cas similaires ont pu être observés à de multiples reprises.

Toujours selon nos informations, d’autres dysfonctionnements inquiètent la direction nationale de campagne du Mouvement patriotique du salut (MPS, au pouvoir). Des témoignages font état de cartes imprimées en multiples exemplaires, faisant craindre qu’une seule personne puisse voter à plusieurs reprises sous des noms différents (voir ci-dessous). Dans d’autres cas, le nom et/ou le prénom de l’électeur ne figure pas sur le document, où seule la photographie ferait alors foi.



 Cartes d’électeurs associant plusieurs noms à une seule et même photographie. 
 
Mais c’est surtout l’acheminement des précieux sésames qui semblent aujourd’hui poser le plus de problèmes. Dans plusieurs bureaux de vote de la capitale tchadienne, N’Djamena, Jeune Afrique a pu constater que les listes électorales avaient été publiées (conformément au chronogramme qui impose leur affichage sept jours avant le vote), bien que les cartes d’électeurs n’aient pas encore été distribuées dans la circonscription correspondante.

La livraison au Tchad et la remise des cartes d’électeurs à N’Djamena et surtout dans les provinces a pris un retard important et des quantités de documents n’ont pas pu être distribuées, à une semaine du premier tour de la présidentielle. Les documents réalisés à l’aide de machines (livrées au Tchad en juillet 2020) de la société néerlandaise HSB Identification (qui a déjà travaillé avec Djibouti) doivent être imprimées loin du Tchad, par une entreprise spécialisée en France.

Le gouvernement tente d’accélérer la distribution

À la suite de ces retards, le gouvernement et la présidence (où le chef de l’État Idriss Déby Itno avait déjà tapé du poing sur la table en juin 2020) ont été poussés à prendre des mesures d’urgence. Selon nos sources, un avion a été affrété par l’État tchadien, pour un peu plus de 150 000 euros, afin de faire la livraison des cartes de Paris à N’Djamena. Mais, de l’aveu même d’une source au MPS, l’acheminement jusqu’aux électeurs pourrait toutefois intervenir trop tard.

Le gouvernement envisage de publier une directive selon laquelle les électeurs tchadiens seraient autorisés à utiliser leur sésame de 2016 (la précédente présidentielle) lors du premier tour du 11 avril. Problème : bon nombre de Tchadiens, nouveaux majeurs ou non, n’en disposent pas ou plus. Certains enrôlés de l’année 2020 et 2021 pourraient donc alors ne pas pouvoir voter, faute de carte.

« Des Tchadiens ne pourront pas aller voter, alors qu’ils se sont inscrits. D’autres pourront voter plusieurs fois grâce à des cartes imprimées en deux, trois, voire huit exemplaires. La logique voudrait qu’on reporte l’élection pour arranger cela », explique un acteur de la société civile. Selon une source gouvernementale, un report est cependant inenvisageable, Idriss Déby Itno s’étant engagé à tenir la présidentielle en avril puis les législatives avant la fin de l’année 2021, sans doute au mois d’octobre.