Moses, l'un des fils de Mamadou Doumbia, dans son studio d'enregistrement, à Yopougon © Issam Zejly pour JA
Disparu il y a vingt ans, le fondateur de l’Orchestre de l’Entente, musicien phare des années 1960-1980, a découvert Alpha Blondy et comptait Houphouët-Boigny parmi ses fans.
Les souvenirs d’Amy sont confus. Les dates se mélangent, les noms et les lieux sont parfois approximatifs, mais elle est sûre d’une chose : ces années-là étaient heureuses et festives. Et c’est en souriant qu’elle raconte « ses » années 1960 passées à parcourir la Côte d’Ivoire du sud au nord et à écumer les scènes des pays voisins à la rencontre d’un public conquis d’avance qui dansait jusqu’au bout de la nuit.
Amy est la première femme de Mamadou Doumbia. Star ivoirienne de la chanson des années 1960 à 1980, ce dernier est considéré comme le père de la musique mandingue moderne avec son groupe Trio de l’Entente.
Il avait entraîné Amy dans cette aventure. Elle, la Ghanéenne qui n’avait jamais imaginé devenir musicienne. « Je jouais des maracas dans le groupe », dit-elle en mimant le geste, assise sur une chaise, dans la pénombre de son modeste salon de Yopougon Terminus-40 (surnom du quartier de Yopougon-Kouté), au cœur d’Abidjan.
Autodidacte et rebelle
C’est au Ghana, dans son pays natal, qu’Amy fait la connaissance de Mamadou Doumbia. Le jeune homme originaire d’Odienné (nord-ouest de la Côte d’Ivoire) gagne sa vie comme mécanicien. Il se passionne pour les arts plastiques et pour la musique, qu’il apprend en autodidacte. Son père, chef spirituel, voit d’un mauvais œil les talents de guitariste, de compositeur et d’interprète de son fils.
« Ça a été difficile ! Sa mère n’y était pas opposée, mais son père ne voulait pas qu’il soit musicien. Il estimait que la musique ce n’était pas pour eux. Il voulait mieux. C’était une question de caste », explique Didier Depry, journaliste culturel dans les années 1990-2000 et ami très proche du musicien, qui l’appelait « fils ». Peine perdue pour ses parents : Mamadou Doumbia embrassera la carrière d’artiste.
À son retour en Côte d’Ivoire, des cousins l’aident à acheter du matériel et des instruments. En 1962, il crée le Trio de l’Entente (renommé plus tard Orchestre de l’Entente) et, en 1963, écrit son premier titre en dioula, sa langue maternelle : « Le destin est comme une ardoise sur laquelle on écrit et qu’on ne peut effacer ». La même année, Mamadou Doumbia signe son premier tube, Super bébé, superbe berceuse, également chantée en dioula sur de doux rythmes afro-cubains, idéale pour endormir les enfants… et faire danser les parents.
Soutenu par Houphouët
Parmi ses fans de la première heure, Félix Houphouët-Boigny, dont l’un des titres préférés, composé un peu plus tard, était Ne Mousso Masse. « Le président Houphouët-Boigny était un mécène, il a beaucoup aidé les artistes », rappelle Didier Depry.
Pendant plus de vingt ans, ce soutien permettra de voir fleurir les formations musicales, comme le Yapi-Jazz, de Yapi René, ou l’Ivoiry Band, d’Anoman Brouh Félix, et à l’Orchestre de l’Entente, de Mamadou Doumbia, d’aller enregistrer un album à New York, dans les années 1980. « À l’époque, il vivait dans le centre d’Abidjan, à Adjamé, et tout le quartier était sorti pour lui souhaiter bon voyage », se souvient l’un de ses fils, lui-même nommé Mamadou Doumbia.
Le nom de l’orchestre fait-il référence au Conseil de l’Entente, créé en 1959, la doyenne des institutions régionales ouest-africaine, devant laquelle l’orchestre joua, lors de l’un des sommets du Conseil, à l’invitation de Félix Houphouët-Boigny ? Amy explique que le nom a été trouvé par un cousin du musicien.
« Mamadou Doumbia était panafricaniste, très rassembleur, et il n’y avait pas que des Ivoiriens dans son orchestre. Personnellement, je pense donc que son nom vient de cette vision-là », estime Didier Depry.
Un artiste rassembleur
Bazo se souvient d’un homme « très gentil, qui aimait tout le monde ». Lui aussi cherche à rassembler les morceaux de cette vie passée aux côtés de la star, dont il a été le choriste pendant de longues années. Depuis la mort du « Vieux », Bazo vit avec sa famille à Yopougon, chez Amy.
« Tout le monde aimait sa musique. Quand il arrivait dans une ville, tous les habitants s’appelaient pour se prévenir les uns les autres et accouraient pour le rencontrer », renchérit Tantie Céline, la seconde épouse de l’artiste, qu’elle a rencontré au milieu des années 1970 lors d’un concert à Man, grande ville de l’Ouest ivoirien.
Un rectangle en Plexiglas est incrusté dans le mur du salon familial. « Ici, c’était le studio d’enregistrement et, là-bas derrière, c’était la salle de répétition », sourit Tantie Céline.
« Tiken Jah Fakoly a enregistré sa première maquette dans ce studio », intervient un autre fils de l’artiste, Moses Doumbia, qui, depuis 2002, possède lui aussi son propre studio, une modeste pièce décorée de photos de son père. Des tirages sépia où l’on voit Mamadou Doumbia tout sourire, posant seul ou en compagnie de ses musiciens, toujours très chic et coiffé de son incontournable chapeau.
« Il aimait être entouré d’autres artistes. Tout le monde se retrouvait à la maison. Et il aidait les jeunes à se lancer dans la musique. Alpha Blondy a pris le micro pour la première fois avec lui », se souvient Moses.
Bientôt un festival ?
« Malheureusement, la jeune génération l’a oublié. À sa mort, en 2000 [il est décédé au CHU de Yopougon de complications liées à un diabète], le zouglou était en vogue, et les jeunes ne se reconnaissaient plus dans sa musique », regrette Didier Depry.
Le journaliste aurait aimé un hommage national. « Je regrette que l’État ivoirien n’ait rien organisé. Ça me fait mal. Quelqu’un qui a été aussi important pour la vie du pays aurait dû avoir des obsèques à la hauteur de ce qu’il a apporté et représenté. »
De grands artistes continuent cependant de s’inspirer de sa musique et reprennent ses titres, comme ses compatriotes Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly, ou comme le compositeur, tromboniste et chanteur béninois Michel Pinheiro, avec son African Salsa Orchestra.
Plusieurs proches et membres de sa famille travaillent à la création d’un festival autour de l’héritage musical de Mamadou Doumbia, pour que jamais ne meure la bande-son de « toute une époque », laquelle, tous l’assurent, fut très belle.