Le 22 janvier dernier s’ouvrait le procès de l’ex–« employeuse » d’une employée de maison, 12 ans après que cette dernière porte plainte pour la situation de servitude domestique subie chez l’accusée.
Originaire du Mali et arrivée en France à l’âge de 13 ans, elle est hébergée dans les Hauts-de-Seine par des amis de sa famille, restée en Afrique, pour lesquels elle effectuait gratuitement les tâches ménagères, sans aller à l’école.
Non rémunérée, sans papiers puisque confisqués par la famille d’accueil, maltraitée et travaillant 18 heures par jour, elle a vécu cinq ans d’exploitation avant de fuir et de porter plainte, et d’attendre, malgré les dénis de son bourreau, que justice soit faite au tribunal de Nanterre.
Un sujet tabou ou insoutenable
Un tel procès n’est pas le premier du genre en France. Le 17 novembre 2017 comparaissait un couple pour « traite d’être humain », en l’occurrence d’une femme indonésienne ramenée de Dubaï. Le 31 juillet 2017, un couple était mis en examen pour avoir réduit en esclavage un SDF. Le 23 décembre 2016, un homme était condamné pour avoir exploité un Ivoirien reclus à son domicile.
On pourrait continuer à remonter les mois et les années pour voir éclater, de temps à autre, de telles situations d’esclavage, qui sont toutefois bien discrètes dans les médias, loin de susciter le même émoi que les effets de la vente à prix cassés de pots de Nutella. Comme si l’exploitation du corps d’un homme par un autre via le travail domestique s’inscrivait dans le tabou d’une histoire de l’esclavage désormais désuète, ou dans une réalité trop insoutenable pour y croire et s’y arrêter.
On s’attriste qu’il ait lieu en Libye, et on se rassure qu’un pays aussi développé et éduqué que la France soit à l’abri de ces pratiques inhumaines.
L’exploitation des domestiques, une réalité française
Pourtant, le Comité contre l’esclavage moderne, créé en 1994, rappelle régulièrement que l’esclavage domestique est loin d’être une légende en France. Si le Comité a aidé à lui seul plusieurs centaines de victimes à s’en sortir, beaucoup de situations d’asservissement lui échappent encore.
Le recours à la main d’œuvre domestique, à temps plein ou à temps partiel, prenant en charge les enfants, les personnes âgées, servant une famille ou une personne seule, s’occupant du ménage, de la cuisine, et de toutes les autres tâches qui rythment la vie des foyers dans lesquels elle travaille, est loin d’être une pratique marginale.
Au cours de ces dernières années, l’Insee, l’IRCEM (groupe de protection sociale des droits de la famille) et la FEPEM (Fédération des Particuliers-Employeurs), estiment à plus d’1,5 million le nombre de personnes qui travaillent chaque année au domicile de particuliers-employeurs.
Les historiens, économistes et sociologues qui travaillent sur le secteur des services à la personne et sur la domesticité mettent en évidence, par leurs recherches, qu’une partie des travailleurs domestiques – incertaine mais loin d’être négligeable – échappe à ces chiffres, puisque leur travail est souvent partiellement ou pas tout déclaré.
Concernant le travail domestique effectué chez autrui, celui-ci demeure dans l’ombre, peu connu, peu publicisé, peu syndiqué, effectué par des personnes aux profils sociaux et économiques variés, qui ne disposent pas toutes des ressources propices à la connaissance et à la revendication de leurs droits.
Si certaines parviennent parfois à demander de l’aide en cas d’abus, comme le fait la victime du procès du 22 janvier 2018, à des amis ou des connaissances les encourageant à se diriger vers le Comité contre l’esclavage moderne et/ou à porter plainte, l’isolement, la honte et la peur des employeurs exploiteurs les maintiennent dans le silence. A cet égard, la question posée par la présidente de ce même procès – « Pourquoi ne pas avoir parlé ? » – paraît presque déplacée.
Une inspection du travail absente des domiciles des particuliers
Tous les employés de maison et les autres travailleurs des services à la personne à domicile ne sont pas exploités – fort heureusement. Les abus ne sont, quant à eux, pas du seul ressort d’une population-cible bien définie : riches envers les pauvres mais aussi pauvres envers les pauvres, Français envers les étrangers ou immigrés, Français envers les Français, étrangers et immigrés envers les étrangers et les immigrés…
Les données statistiques sur la domesticité échappent à la justice et aux savoirs politique et scientifique. Cette ignorance s’explique, en partie, par l’aberrante absence quasi-totale de l’Inspection du travail dans le contrôle du travail domestique au domicile des particuliers-employeurs.
Des restrictions conventionnelles aux prérogatives légales de l’ex-CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) concernent le domicile privé, dans lequel ses droits d’entrée sont ambigus. « L’exercice des missions du CHSCT ne peut faire obstacle aux droits et libertés individuelles des personnes bénéficiaires des services d’aide et de soin à domicile » (CCN BAD, article 29, préambule).
Autrement dit, l’intervention de l’Inspection du travail au domicile des particuliers peut être juridiquement répréhensible car considérée comme une atteinte à leur vie privée.
Pourtant, quand on interroge pourtant les inspecteurs du travail qui s’intéressent à ce sujet, le code du travail n’est pas si clair et n’établit pas d’interdiction stricte au contrôle des domiciles. Comme l’explique l’un d’eux :
Si l’Inspection du travail n’intervient pas au domicile des particuliers-employeurs, c’est surtout parce qu’elle donne la priorité à d’autres organisations salariales plus connues pour leurs déviances en matière de droit du travail, et que ses interventions n’émanent pas de nulle part : elles sont, dans la majeure partie des cas, précédées par des signalements qui nous alertent, et vont nous conduire sur le terrain pour aller voir ce qu’il s’y passe. »
Plus qu’un interdit figé par la loi, l’absence de contrôle de l’Inspection aux domiciles privés semble donc davantage reposer sur le fonctionnement de ses services, des consignes et des priorités que leur fixe le ministère que par une réelle interdiction.
L’esclavage, une situation extrême qui devrait faire (ré)agir
Longtemps exclus du droit du travail et des conventions collectives, les travailleurs domestiques demeurent, au XXIe siècle, négligés par l’État.
En favorisant la création d’agences intermédiaires de placement par le plan Borloo en 2005, censé réguler le secteur des services à la personne, le gouvernement ne parvient pas à regarder au-delà de son obsession pour la déclaration des salariés des particuliers-employeurs. Comme si elle était une réponse aux problèmes structurant le secteur. Un secteur des services à la personne d’ailleurs très flou, qui regroupe des métiers, des emplois et des situations de travail extrêmement diverses, dont l’agrégation a bien peu de sens.
Or, il est possible de déclarer au CESU son ou ses employés, aux salaires adéquats plafonnés pour bénéficier des déductions fiscales, sans pour autant écrire de contrat, ou en écrivant des contrats illégaux, qui de toute façon, ne sont jamais lus et contrôlés. Sans se faire battre ou dormir à même le sol, il existe un large éventail de situations de travail, qui ne sont pas de l’esclavage mais qui sont à la limite de la légalité.
Abolir la domesticité ?
Face à ces constats, il faut oser reposer la question suivante : que faire de la domesticité aujourd’hui en France ? À revenir sans cesse au cours de l’Histoire, cette question semble irrésoluble, tant les réponses et les solutions sont difficiles à apporter.
Pourtant, on ne peut pas dire que l’État a tout essayé. Est-ce qu’une inspection systématique des lieux de travail serait une solution ? On ne peut pas le savoir tant qu’elle n’a jamais été mise en place.
Est-ce qu’il faudrait abolir la domesticité, en y trouvant des alternatives ? Cette proposition est celle qu’avancent certains chercheurs spécialistes du sujet (voir, entre autres, Devetter et Rousseau ou Raffaella Sarti).
Malgré ses airs provocateurs, elle aurait peut-être, face aux situations abusives dans lesquelles se trouvent bien des personnes, le mérite qu’on la discute sérieusement.
Alizée Delpierre, Doctorante au CSO, Sciences Po – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation