Abdennour BIDAR, Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde. Éd. Les liens qui libèrent, France, avril 2018,208 p.208.
L’auteur, docteur en philosophie, connu pour ses appels de cœur notamment dans ses ouvrages « Plaidoyer pour la fraternité » et « Lettre ouverte au monde musulman », écrit ce livre pour mobiliser, relier et rassembler tous ceux qui veulent « réparer le tissu déchiré du monde » et surtout construire ensemble un monde plus humain.
Il appelle « Tisserands » les acteurs de ces nombreuses « révolutions tranquilles » dans le monde actuel et des temps à venir. En effet, écrit-il, il est temps de rassembler les hommes « contre d’ énormes forces de destruction, qui sur la planète entière aggravent continuellement ces multiples déchirures et divisions dont nous souffrons tous à un degré ou à un autre : la séparation de l’homme avec son âme, les inégalités et les fractures sociales, les absurdes guerres culturelles, l’épouvantable divorce entre l’homme et la nature » (p. 8).
Il s’agit, selon lui, de « créer une nouvelle culture, fondée sur la restauration de la qualité de tous les liens endommagés et rompus : le lien d’écoute et d’estime entre soi et soi, le lien de solidarité et de fraternité avec autrui, le lien de symbiose avec la nature » (p. 11). Tout le livre consiste à expliquer et à illustrer ce combat pour le « Triple Lien« .
Il voit son combat comme une révolution, qui se situe bien au-delà du progrès politique ou technique, et essentiellement au niveau de « l’être plus » (plus humain, plus conscient, plus vivant) et non de « l’avoir plus« . Il l’appelle une voie spirituelle « par-delà les religions » et capable de « relancer l’histoire spirituelle de l’humanité », une « ouverture d’une prochaine ère » et encore « une alternative et une vraie relève du religieux » (p. 23). L’essentiel est – que l’on soit croyant, agnostique ou athée – de se retrouver tous ensemble « non dans une hypothétique croyance commune mais dans une expérience que tous peuvent vivre : celle de liens qui nous font grandir en conscience et en humanité » (p.28).
L’auteur rappelle encore que la valeur centrale de la civilisation humaine est, sans aucun doute, la dignité de chaque être humain, son épanouissement et son bonheur. Mais ceux-ci, dit-il, restent inaccessibles sans les ressources d’une vie reliée du Triple Lien. Sans elles – l’histoire le montre – nous tomberons toujours dans l’individualisme. Alors l’auteur va très longuement décrire et expliquer la nécessité, l’action et l’influence de cette réalité du Triple Lien.
Le premier lien est donc celui de l’intériorité. Il fait remarquer que ni l’école ni les éducations familiales n’enseignent à se mettre à l’écoute de soi. Nous retrouvons cet enseignement pourtant chez tous les grands mystiques, les anciens philosophes et les sages, alors que ce thème a quasi disparu aujourd’hui chez les penseurs, les intellectuels et les philosophes de l’Occident moderne. Il serait grave de perdre à jamais cet inestimable héritage. Les sages les exhortaient à se concentrer sans relâche sur l’homme intérieur pour éviter de vivre séparé de son être essentiel et ainsi de tomber dans le « mal-être », les frustrations et l’insatisfaction.
Mais le lien social et le lien avec la nature sont également fondamentaux pour une vie épanouie. Sans ces liens « l’être humain se condamne à l’insignification et finit par dépérir » (p. 112). Il faut pratiquer simultanément ces liens extérieurs avec le lien intérieur pour que règne un monde juste et paisible. La démarche des Pré-Tisserands du lien intérieur, écrit l’auteur, était individuelle, voire individualiste. Ils s’ isolaient parfois du monde dans des monastères ou des ashrams, tandis que ceux qui s’investissaient dans la politique choisissaient la réforme ou la révolution politique sans la transformation personnelle (excepté quelques figures comme Gandhi ou Martin Luther King). Il s’agit d’unir en nous-mêmes les deux dimensions. On a connu des siècles (les 19e et 20e siècles) de progrès politique et technique, et pourtant le tissu du monde continue à se déchirer autant. C’est la preuve que le progrès politique tout seul ne peut pas être durable. Les Pré-Tisserands ont fait l’erreur inverse estimant de façon naïve que la réforme de soi allait entraîner automatiquement la réforme du monde. Aujourd’hui, conclut l’auteur, il est temps d’unir les deux efforts, « d’associer politique et le cheminement intérieur…le progrès social et le progrès d’être » (p. 117-118). Les deux engagements doivent être inséparables. Lutte sociale et vie intérieure se fécondent l’une l’autre.
Aussi le lien avec la nature est nécessaire. Déjà une première alliance objective s’est nouée par les Tisserands du lien social et ceux du lien de la nature dans la lutte ensemble contre le culte de l’argent, « le grand déchireur du monde« . En effet, l’argent est leur ennemi commun, leur adversaire principal, car la recherche du profit et la cupidité creusent et augmentent aussi bien les inégalités entre riches et pauvres dans notre société et font de plus en plus exploiter la nature jusqu’à sa destruction. Aussi, derrière à peu près tous les conflits du monde se cache « l’Hydre de l’argent » qui livre les masses humaines comme les ressources naturelles à la catastrophe.
Après cet exposé, l’auteur illustre que la voie de la culture du Triple Lien est déjà en marche. Il cite quelques exemples en France : les coopératives de production, le mutualisme, le commerce équitable, l’économie de la contribution numérique, l’écologie politique … (p. 128 et s.). Toutes ces initiatives ont en commun la recherche d’un art de vivre ensemble, de prendre soin les uns des autres et de la nature.
L’auteur nous avertit pourtant à plusieurs reprises du danger de l’égoïsme, de l’attachement au « petit moi« . Le lien de l’altruisme fera dépasser cet égoïsme, dans le partage. Le souci d’autrui, « ce n’est pas gaspiller l’énergie de son moi, mais au contraire enrichir et intensifier sa propre vie » (p. 170). Le lien avec la nature est lui aussi une formidable école de dépassement de l’égoïsme, ajoute-t-il, car il nous fait prendre conscience que nous appartenons tous au Tout cosmique et à la vie universelle.
Et l’auteur de conclure : « la vie est un immense métier à tisser » (p. 181). Nous n’avons donc nul besoin d’aller chercher au loin la vie spirituelle, argumente-t-il. Les religions séparent la vie en deux, en activités profanes et activités sacrées, mais tout lien, même le plus banal, peut contribuer à notre être le plus profond. « Loin de vouloir enfermer la vie spirituelle dans des rites et des dogmes, … nous pouvons donner à chaque acte, même le plus quotidien, la valeur d’un moment spirituel » (p.183).
Ce livre d’Adennour Bidar nous déroute parfois, quand il transforme toute la culture et la civilisation humaine en abolissant toutes les frontières entre sages, mystiques, philosophes, sociologues, économistes, scientifiques, mais aussi entre athées, agnostiques et croyants.
Son appel à tous de grandir en humanité et de nous éveiller à plus d’ être et de conscience, ne peut être que bénéfique à l’homme et à la société.
Il n’est cependant pas évident qu’ après cet appel, les hommes d’aujourd’hui et spécialement la jeunesse vont vivre de fait davantage cet effort de la mise en pratique du Triple Lien. Une révolution profonde et une ère nouvelle ne se réalisent pas en une génération. Mais son livre peut faire réfléchir ses lecteurs et élargir leur horizon.
Hugo Mertens.