Appartenant depuis quelques temps à la catégorie des «seniors», je risque quelques réflexions… que je souhaite beaucoup plus larges que ce que je peux dire de la seule maison de retraite où je réside (Maison Lavigerie à Pau-Billère).
Il y a parmi les séniors deux groupes principaux : ceux qui acceptent de plain pied de se reconnaître comme «vieux» et ceux qui ne l’acceptent pas du tout. Et il y a un troisième groupe dont je parlerai plus loin.
Ceux qui se reconnaissent «vieux». Il est plus élégant, en français, de dire «sénior» car en Afrique, c’est un honneur d’être vieux : en général, la société nous reconnaît de la sagesse et nous respecte ; en Europe, c’est plutôt un signe de décrépitude. Et nous, Européens, nous le sentons bien. Même si nous évitons de le reconnaître, les maladies et la fatigue de l’âge nous le rappellent ! Oui, certains le reconnaissent simplement : nous avons eu notre temps de pleine vitalité, et maintenant, c’est ralenti, mais c’est toujours la vie qui continue et va vers son achèvement normal, comme pour toute créature vivante. Avec le risque d’être passif, de laisser faire sans assumer notre situation.
En tant que membre d’un Institut à vie commune (les Missionnaires d’Afrique), l’idéal serait de prolonger dans la vie fraternelle ce temps qui nous reste à vivre. Et c’est possible tant qu’il y a suffisamment de confrères pour s’occuper de ceux qui sont plus handicapés. Cela est possible dans certaines congrégations féminines, surtout si elles ont suffisamment d’infirmières parmi leurs membres.
Mais pour nous missionnaires qui n’avons pas beaucoup de maisons en Europe, ce n’est pas possible. La solution qui s’impose (au moins en France), c’est d’avoir recours à un EHPAD. Comme le dit son nom (Etablissement Hospitalier pour Personnes Agées Dépendantes), c’est un hôpital : l’objectif principal en est de nous procurer des soins valables. L’organisation officielle de ce système soulage les responsables de l’institut, tant sur le plan financier que sur le plan de l’organisation pratique de la maison : selon le degré de dépendance des «résidents», la maison peut arriver à avoir un nombre égal d’accompagnants. Même si ces accompagnants (du médecin et du directeur jusqu’au balayeur) sont bienveillants envers les vieux missionnaires, cet ensemble ne constitue pas une communauté, et nous sommes loin de l’idéal que nous espérions trouver pour terminer notre vie !
Ces réflexions sont à prolonger dans le sens des structures et dans le sens des personnes.
Dans le sens des structures : quand une congrégation fait appel à un EHPAD, le but ne peut pas être uniquement d’être débarrassée des soucis de l’organisation matérielle (médicale, financière…) : il faut mettre en place un véritable accompagnement sur le plan de la vie spirituelle, sans que cela soit en concurrence avec la direction «hospitalière». Cette double direction est parfois difficile à vivre car les intérêts sont très différents !
Dans le sens de l’aide aux personnes, il y a une réflexion à faire. Je n’ai pas participé à une session pour le 4ème âge, mais la fréquentation que j’ai de nombreuses congrégations me porte à souligner quelques points.
Dans notre vie de missionnaires (c’est la même chose pour les religieux actifs/ les religieuses actives), il y a des événements personnels qui nous obligent à regarder les choses en face : c’est l’affaiblissement de notre corps, c’est un résultat d’analyse, c’est une alerte à la suite de la réflexion d’un confrère… Même si cela nous surprend, il ne faut pas tricher : «je suis en train de faire un passage, je baisse». Voilà où j’en suis, que cela me plaise ou non ! Il appartient à moi de regarder cette situation en face.
Certains ont de la peine à le reconnaître. C’est le 3ème groupe dont je parlais au début. Ils s’accrochent à ce qu’ils ont fait ; et, à juste titre souvent, ils en sont fiers. Mais cela les amène à se mentir à eux-mêmes et à mentir aux autres. Celui qui refuse qu’on lui interdise de conduire une voiture car il devient un danger public, celui qui mélange les comptes qu’on lui a confiés pendant 50 ans de fidèle service, celui qui guidait bien le chant de la communauté, mais maintenant chante faux sans s’en rendre compte, etc… Ce n’est pas nécessairement de l’orgueil, c’est l’incapacité de se rendre compte de son état actuel alors qu’il croit et veut être utile «comme auparavant».
Quel que soit le groupe dans lequel nous nous trouvons (encore actif, vraiment diminué, ou diminué sans le reconnaître), nous sommes appelés à regarder Jésus. Dans la perspective de notre vie avec le Christ, cette dernière étape nous fait penser que Jésus n’a pas connu la vieillesse. Mais il vient la vivre en nous : nous lui permettons de la vivre avec tant d’hommes et de femmes, à travers nous. Comme Lui, nous sommes en solidarité avec tous ceux et celles qui en sont à cette période de vieillissement, de diminution. Nous avons ici l’occasion unique de partager notre vie avec le Christ, avec les pauvres, avec les diminués. Il faut nous préparer à entrer dans cette perspective.
Teilhard de Chardin voyait dans la souffrance l’approche de Jésus :
« À toutes ces heures sombres, donnez-moi, mon Dieu,
de comprendre que c’est vous
qui écartez douloureusement les fibres de mon être
pour pénétrer jusqu’aux moelles de ma substance
pour m’emporter en vous ».
Et Teilhard termine :
« Ce n’est pas assez que je meure en communiant,
Apprenez-moi à communier en mourant »
« Cela puisse-t-il être notre perspective, sans tricherie ! »
On trouvera ci-dessous ce texte complet de Teilhard sous le titre « La communion par les diminutions », extrait du Milieu Divin.
Jean Cauvin
La communion par les diminutions
Mon Dieu, Il m’était doux, au milieu de l’effort, de sentir qu’en me développant moi-même, j’ augmentais la prise que vous avez sur moi.Il m’était doux encore, sous la poussée intérieure de la vie ou parmi le jeu favorable des événements, de m’abandonner à votre Providence.
Faites qu’après avoir découvert la joie d’utiliser toute votre croissance pour vous faire ou pour vous laisser grandir en moi, j’accède sans trouble à cette dernière phase de la communion au cours de laquelle je vous posséderai en diminuant en vous.
Après vous avoir aperçu comme celui qui est un «plus moi-même», faites – mon heure étant venue – que je vous reconnaisse sous les espèces de chaque puissance, étrangère ou ennemie, qui semblera vouloir me détruire ou me supplanter.
Lorsque sur mon corps (ou bien plus : sur mon esprit) commencera à marquer l’usure de l’âge, quand fondra sur moi du dehors ou naîtra en moi du dedans le mal qui amoindrit ou emporte ;
A la minute douloureuse où je prendrai tout à coup conscience que je suis malade ou que je deviens vieux, à ce moment dernier surtout, où je sentirai que je m’échappe à moi-même, absolument passif aux mains des grandes forces inconnues qui m’ont formé ; à toutes ces heures sombres, donnez-moi, mon Dieu, de comprendre que c’est vous (pourvu que ma foi soit assez grande) qui écartez douloureusement les fibres de mon être pour pénétrer jusqu’aux moelles de ma substance pour m’emporter en vous.
Oui, plus au fond de ma chair le mal est incrusté et incurable, plus ce peut être vous que j’abrite, comme un principe aimant, actif, d’épuration et de détachement.
Plus l’avenir s’ouvre devant moi comme une crevasse vertigineuse ou un passage obscur, plus, si je m’y aventure sur votre parole, je puis avoir confiance de me perdre ou de m’ abîmer en vous, et d’être assimilé par votre Corps, Jésus.
Ô énergie de mon Seigneur ! Force irrésistible et vivante, parce que, de nous deux, vous êtes le plus fort infiniment, c’est à vous que revient le rôle de me brûler dans l’union qui doit nous fondre ensemble.
Donnez-moi donc quelque chose de plus précieux encore que la grâce pour laquelle vous prient tous vos fidèles.
Ce n’est pas assez que je meure en communiant.
Apprenez-moi à communier en mourant.
Teilhard de Chardin