Des ressortissants ivoiriens campant devant l’ambassade de Côte d’Ivoire à Tunis, le 28 février 2023. © FETHI BELAID / AFP
La « tolérance zéro » annoncée par le président Kaïs Saïed à l’égard des migrants subsahariens en situation irrégulière n’a pas tardé à se concrétiser, parfois de façon violente. Employeurs ou propriétaires, tout d’abord, ont compris qu’ils étaient passibles de poursuites et d’amendes s’ils hébergeaient ou donnaient du travail à un étranger non déclaré à la police, a fortiori à un clandestin.
La réaction a été immédiate : les bailleurs, souvent de petits marchands de sommeil profitant de la situation des migrants, ont aussitôt expulsé leurs locataires, et les employeurs se sont résolus à se séparer d’une main-d’œuvre qui leur était d’une aide précieuse.
« Va trouver un Tunisien qui fasse la plonge ou donne un coup de main en cuisine sans renâcler », se lamente un gérant dans la restauration rapide, qui confie qu’il aurait pu ne pas renvoyer les deux Ivoiriens qui travaillaient en cuisine en pariant que les contrôles policiers ne seraient pas systématiques, mais a préféré la prudence car « nul n’est à l’abri d’une délation ».
« Des lois protectionnistes d’un autre temps »
Certains expriment leur solidarité, jouent même la bravade en publiant sur les réseaux sociaux des offres d’hébergement ou d’emploi destinées aux migrants en difficulté. « Ce sont des lois protectionnistes d’un autre temps, témoigne l’un d’eux. Les Tunisiens, en tant que migrants, ont aussi fait l’expérience de l’ostracisme. Il est temps d’évoluer et d’être conséquents avec notre volonté affichée de devenir un hub africain. »
Mariame, une femme de ménage venue de Conakry, est loin de ces considérations. Elle cherche un toit et surtout un moyen de quitter la Tunisie tant elle a peur. Elle louait avec trois de ses compatriotes, dans la périphérie de l’Ariana, un deux pièces que trois individus ont vandalisé après avoir dérobé un peu d’argent et des babioles sans valeur. Elle a reconnu des jeunes du quartier, des petits voyous qui trainent au café et l’interpellent régulièrement en l’appelant « Blanche neige ». Des chômeurs en quête de revenus faciles ou de menus larcins, et qui font preuve de violence « surtout envers des femmes ». Mariame n’a pas porté plainte de crainte d’envenimer une situation déjà tendue. Elle considère que ces jeunes sont dangereux car imprévisibles : « Ils agissent seuls sous l’effet de ce que dit leur entourage ou peut-être même de la drogue. »
En attendant, dans les rues ou dans les cafés, les esprits s’échauffent. À Sfax, dans un quartier populaire, des consommateurs ont pris à partie des ressortissants subsahariens sous prétexte que ceux-ci « allaient les attaquer ». Clandestins, les victimes étaient sorties ensemble par sécurité pour chercher de quoi manger. Ils ont évité l’affrontement en prenant la fuite. Un type d’incident devenu quotidien, contre lequel peu de voix s’élèvent dans le voisinage.
Agressions et effet de groupe
« À cela s’ajoute l’effet de groupe : faire cause commune donne un sentiment d’appartenance et d’être dans son bon droit, une impression de courage. La haine devient fédératrice, incite à la virulence et à la violence… Les débordements sont alors incontournables », analyse un sociologue qui fait un parallèle avec l’agressivité observée lors des rassemblements de supporteurs de football.
« Cette fois hélas, poursuit-il, on ne court pas après un ballon mais après des êtres humains. Et si beaucoup d’agresseurs se sentent libres d’agir, c’est qu’ils savent qu’ils ne seront pas poursuivis. » Ils profitent effectivement d’une faible réactivité des forces de l’ordre… elles-mêmes occupées à contrôler et à arrêter les migrants irréguliers. Plusieurs témoignages rapportent qu’elles n’interviennent que tardivement lorsqu’il y a des rixes. Dans ce climat d’impunité, des groupuscules spontanés s’activent, alimentant à leur manière le fantasme de milices qui « assureraient la sécurité » dans les quartiers, ce qui rappelle le discours tenu par Ennahdha au lendemain de la révolution.
Si ce n’est qu’aujourd’hui ces groupes sont justement les agresseurs. Ils répandent la haine et participent à l’explosion des voies de fait et des brutalités dont sont victimes les personnes noires. « Ils voudraient juste que ceux qu’ils traquent ne réagissent pas. Hier, ils s’en prenaient aux chiens errants, maintenant aux Noirs. Et demain ? » s’alarme un riverain de l’un de ces quartiers qui estime que le discours des autorités est responsable de cette situation qu’il donne l’impression de cautionner.
« C’est sûr, on est plus courageux quand on est quatre ou cinq pour agresser une petite famille », témoigne avec ironie le passager d’un bus dont le conducteur a fait descendre un père et ses deux enfants en cours de route sous la pression des voyageurs. Les plus éduqués penseront à Rosa Parks, les plus optimistes parieront que si la situation a pris des proportions imprévues et démesurées, tout va rentrer dans l’ordre rapidement. « C’est une manière de refouler un problème qui va tôt ou tard se représenter », estime pourtant un ethnologue, qui conseille aux autorités de revoir leur communication en la matière. Car « asséner que la Tunisie ne s’excusera pas, comme l’a déclaré le ministre des Affaires étrangères, est très significatif et sera retenu contre la Tunisie ».
Arguments économiques
D’autres encore, se voulant plus rationnels, estiment qu’il n’est pas question de discrimination mais de patriotisme, mettant en avant des arguments économiques pour réfuter tout racisme. C’est la souveraineté nationale qui est menacée, assurent-ils, la patrie est en danger.
Mais la violence de certains messages et fake news publiés en ligne semble aussi constituer un exutoire à la colère accumulée par un peuple abreuvé de promesses jamais tenues et dont la haine pour les nantis s’étend maintenant à une nouvelle catégorie, celle des Noirs. « Le drame, commentait une militante des droits humains lors de la manifestation du 25 février contre le racisme, c’est qu’ils ciblent uniquement la teinte de la peau, alors que la communauté noire est importante en Tunisie. Le raciste ne demande pas les papiers d’identité, il est en mode viscéral. »
Les amalgames s’accumulent et le Parti nationaliste tunisien en joue, stigmatisant les Subsahariens, mais aussi tout ce qui n’est pas tunisien. Les militants de ce micro parti qui n’avait jusqu’alors aucune visibilité seraient pourtant bien en peine de définir ce que signifie « être tunisien ». Sans doute faudrait-il leur rappeler que la population de ce pays est le fruit d’un brassage de populations d’origines diverses qui s’est poursuivi tout au long de son histoire. Mais l’histoire les intéresse-t-elle vraiment ?