Il n’est pas encore 8 heures, ce lundi, et le jour se lève à peine sur la cour principale du prytanée. Réunis autour du colonel Mamour Sarr, le commandant de l’école, une quarantaine d’hommes en tenue font leur premier « point de situation » de l’année 2023. Les militaires, chargés d’encadrer les 483 élèves, évoquent les examens qui se tiendront bientôt. En ce matin de janvier, la brise est fraîche à Bango, le village de la commune de Saint-Louis où se situe l’établissement. Certains encadrants frissonnent sous leur treillis.
Derrière eux, les élèves attendent le coup d’envoi de la « cérémonie des couleurs ». « C’est une nouvelle année qui débute, il faut bien la commencer, lance le colonel Sarr. Il y a toujours des gens qui traînent, c’est le moment de se réveiller ! » Puis, comme chaque lundi, tout le monde entame la semaine en entonnant l’hymne national. Ce 9 janvier, le drapeau vert-jaune-rouge ne sera pas hissé comme à l’accoutumée : après l’accident de la route qui, la nuit précédente, a coûté la vie à 41 personnes à Sikilo, dans le département de Kaffrine, le Sénégal est en deuil.
Fierté de l’uniforme
Pas question, cependant, d’annuler le défilé. Les rangs se forment. Menés par la « clique », la fanfare de l’école, les premiers à s’élancer sont les élèves de sixième. Hauts comme trois pommes, ils marchent avec entrain, visiblement ravis de porter l’uniforme et de marquer la cadence. Ils lèvent les bras et froncent les sourcils d’un air appliqué en passant devant le panneau où est inscrite la devise de l’école : « Savoir pour mieux servir. »
Tous ou presque ont rêvé de cet habit qu’ils portent désormais fièrement et attendent avec impatience le défilé du 4 avril, qui marque la fête nationale et auquel les enfants de troupe participent depuis l’indépendance – une décision de l’ancien président du Conseil, Mamadou Dia, qui fut enseignant au sein de l’établissement.
Les « chefs de classe », ces gradés chargés de veiller sur les plus jeunes, prodiguent à voix basse leurs instructions : « Rattrapez un peu les autres ! C’est trois pas, pas cinq ! », gronde l’un d’eux. Le défilé terminé, les uns et les autres s’empressent d’aller se changer pour rejoindre leur salle de cours. Ces enfants de troupe aux uniformes bien repassés, en plus de recevoir un enseignement militaire, sont avant tout des élèves studieux, promis à un grand avenir.
Établissement d’excellence dans le paysage éducatif sénégalais, le prytanée de Saint-Louis forme chaque année 50 jeunes hommes, choisis parmi plusieurs milliers de candidats à l’issue d’un concours très sélectif. Les élèves s’engagent à suivre pendant sept ans, de la sixième à la terminale, le programme éducatif national auquel vient s’ajouter une instruction militaire. Environ 20% d’entre eux décideront de rester dans l’armée une fois leur baccalauréat en poche.
Tous les matins, le décrassage
Civil ou militaire, peu importe : le jeune El Hadj Rawane Seck, 18 ans, est convaincu qu’il sera médecin. Major de sa promotion, l’élève loue la « rigueur et l’excellence » de l’école qu’il quittera à la fin de l’année, sous l’œil attentif du colonel Sarr. Il défend même le fastidieux « décrassage » quotidien, honni par l’ensemble des élèves : trente minutes d’échauffement musculaire, après un réveil à 5h30. « Un mal pour un bien », sourit-il.
« Bien sûr, ils râlent face aux contraintes, pensent parfois que l’on s’acharne contre eux. Mais, avec le recul, ils finissent par comprendre que nous les préparons à la vie qui les attend », insiste le lieutenant Issa Diouf, commandant de la deuxième brigade, qui, au prytanée, correspond aux classes de lycée. « Quand ils sortent de l’école, ce sont avant tout de bons citoyens », renchérit Mamadou Ba, le directeur des études.
Levés à l’aube, constamment surveillés, soumis à un rythme soutenu, les enfants de troupe doivent s’adapter à la rigueur de la vie militaire. Privés de téléphone portable en semaine jusqu’en terminale – année durant laquelle l’appareil reste uniquement « toléré », précise le colonel Sarr –, les élèves ne peuvent sortir de l’école que les week-ends, et à certaines conditions. Chez les « grands » de la deuxième brigade, cette condition est fixée par le lieutenant Diouf : au moins 15 de moyenne générale. « J’ai mis la barre haut pour les pousser à dépasser leur limites. »
Une classe au prytanée militaire de Saint-Louis, le 9 janvier 2023. © Annika Hammerschlag pour JA
La rigueur de l’instruction autant que l’excellence de l’enseignement prodigué font du prytanée un établissement d’exception. Les effectifs des classes y sont réduits (25 élèves en moyenne, un luxe au Sénégal) et les frais de scolarité sont intégralement pris en charge par le ministère des Armées. La rémunération des enseignants, eux aussi triés sur le volet, est assurée par l’Éducation nationale. Les élèves reçoivent même un pécule mensuel allant de 20 000 à 30 000 F CFA (30 à 45 euros), avec des primes pour les plus méritants, majors de leur promotion, membres du « gouvernement scolaire » ou de la « clique »… Une chance pour les plus brillants, qui bénéficient d’un enseignement de qualité quels que soient les revenus de leurs parents.
Ce qui fait la particularité de l’endroit, c’est aussi son absence totale de mixité parmi les élèves. Le prytanée est une école d’hommes, dirigée par des hommes, et pourrait le rester encore longtemps. Les femmes n’ont d’ailleurs été acceptées au sein de l’armée sénégalaise qu’en 2008.
Création coloniale
Beaucoup de choses ont néanmoins évolué au sein de l’établissement depuis sa création, en 1923, par l’administration coloniale française. Ce qui s’appelle alors l’École militaire préparatoire africaine (EMPA) de Dakar-Bango est le premier des quatre établissements du genre, conçus pour former les enfants de militaires (d’où le terme prytanée, qui restera) et en faire des sous-officiers au service des troupes coloniales. Après Saint-Louis, il y aura Bingerville (en Côte d’Ivoire), Ouagadougou (au Burkina Faso), Kati (au Mali) et Brazzaville (au Congo). Aujourd’hui encore, les 13 élèves qui manquent de justesse d’être reçus à Saint-Louis sont envoyés dans l’un des prytanées de la sous-région.
De l’école de Bango, l’ancien ministre sénégalais Abdoulaye Bathily, membre de la promotion 1959, dira qu’elle était une sorte « d’Afrique en miniature ». « C’est à Bango que j’eus pour la première fois le sentiment de l’unité et de la diversité de l’Afrique », confie le diplomate dans ses Mémoires, parus en 2022. À l’époque où Abdoulaye Bathily intègre ce qui s’appelle encore l’EMPA, à la veille des indépendances, le commandant de l’école est un Français, le capitaine Arrighi, qui défend la position de Paris face à l’éveil nationaliste – ce qui lui vaudra d’être décrit comme un « colonialiste attardé » par certains élèves.
En 1966, accusé d’avoir mené avec d’autres camarades une grève pour demander l’amélioration de leurs conditions de vie, Abdoulaye Bathily est exclu pour « faute lourde ». « Malgré [cet épisode], la formation que j’ai reçue [à l’EMPA] sur le plan académique et sur le plan humain influence encore ma vie », confie celui qui est désormais émissaire de l’ONU en Libye. L’école sera plus tard rebaptisée Charles N’Tchoréré, du nom de ce capitaine d’origine gabonaise, premier commandant noir de l’établissement, que les nazis fusillèrent en 1940.
Des présidents, des ministres et même un Goncourt !
Les personnalités sorties de ce prestigieux établissement sont nombreuses. Au moins cinq président africains ont été formés entre ses murs – de Jean-Bedel Bokassa à Seyni Kountché, en passant par Ali Saïbou, Mathieu Kérékou et Lansana Conté –, ainsi qu’un nombre incalculable de ministres, de généraux… et même un prix Goncourt : l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, qui a reçu le prestigieux prix littéraire français en novembre 2021. De quoi faire la fierté de ceux qui sont passés par le prytanée, qui n’a pas la réputation de son voisin malien de Kati, dont est issue une bonne partie de la junte aujourd’hui au pouvoir. « Ici, nous ne formons pas de putschistes ! », assure un gradé de l’école.
Au sein de l’actuel gouvernement sénégalais, ils sont trois à l’avoir fréquenté : Mamadou Ba, le ministre du Budget, Alioune Ndoye, celui des Pêches et de l’Économie maritime, et le « patriarche » de l’équipe, Serigne Mbaye Thiam, le ministre de l’Eau. Ce dernier reçoit Jeune Afrique dans son bureau flambant neuf, dans la nouvelle cité ministérielle de Diamniadio, avec un sourire nostalgique. « Alors, vous avez visité le royaume de mon enfance ? » L’ancien enfant de troupe – promotion 1970 – évoque « des souvenirs ineffables ». Il n’a pas oublié son entrée au prytanée, son « premier choc » quand on lui a mis « la boule à zéro », la fierté d’avoir obtenu son diplôme de parachutiste à 18 ans – « celui dont je suis le plus fier », confie-t-il – ni le fait qu’il a passé sept jours « aux arrêts » dans le camp militaire El Hadj Oumar, sur l’île de Saint-Louis.
Seau d’eau glacée
Le colonel Sarr ne fait pas visiter aux journalistes les « locaux disciplinaires » – et pour cause : ils n’existent plus et ont été remplacés par des heures de colle –, mais plusieurs anciens élèves confient être passés par la « prison » de l’école, où l’on envoyait les turbulents. Indiscipline, insolence, mouvements d’humeur… Nombreuses étaient les raisons de punir ceux qui ne respectaient pas les règles. Gare à ceux qui tentaient de tromper la surveillance de leurs chefs de classe en installant des traversins sous leurs couvertures lorsqu’ils partaient faire la fête à Saint-Louis sans permission de sortie, ou à ceux qui plaçaient sur le rebord de la porte de leur chambre un seau d’eau glacée pour surprendre le militaire venu les réveiller pour le décrassage.
La discipline s’est toutefois beaucoup assouplie ces dernières années, assure le commandant de l’école, tout comme le confort des élèves : hébergement, alimentation, infrastructures sportives et éducatives. « Cela donne une meilleure image de l’armée, qui attire davantage d’élèves qu’auparavant », insiste le colonel Sarr.
« Depuis l’accession de Macky Sall à la présidence, l’armée est devenue très attrayante, et les conditions de vie des militaires se sont améliorées. La montée en puissance de notre armée se traduit également par une offre plus étendue en matière de formation », renchérit le général Mbaye Cissé. Cet ancien enfant de troupe – promotion 1977 – est, depuis novembre dernier, le chef d’état-major particulier du chef de l’État. « L’armée est toujours ravie d’accueillir des élèves du prytanée. Leur formation les prédispose au respect de la hiérarchie », ajoute-t-il.
Comme tous les enfants de troupe, le gradé évoque la solidarité sans faille qui lie les élèves du prytanée. « Nous avons tissé nos liens d’amitié dans les plis vierges de l’adolescence, sans savoir qui allait occuper telle ou telle fonction. C’est un peu fou que nous ayons réussi à les garder jusque-là. Je suis fier de voir mes camarades qui ont percé », glisse le général, qui se rend chaque année en « pèlerinage » au prytanée.
LE FILS DE L’AGRICULTEUR S’ASSOIT À CÔTÉ DU FILS DU MINISTRE. AUCUN PASSE-DROIT
Comme beaucoup d’anciens, le conseiller présidentiel se rendra à nouveau à Bango, le 10 février, où le centenaire de l’école sera célébré en grande pompe. Le chef de l’État lui-même sera de la partie. Le général Mbaye Cissé aurait sans doute apprécié de se rendre aux célébrations avec ses fils, qui ont tous tenté le concours mais ont échoué. « Le prytanée réunit les meilleurs des meilleurs de chaque génération. Le fils de l’agriculteur s’assoit à côté du fils du ministre, loue-t-il malgré tout. Pas de passe-droit. C’est l’école la plus transparente [du pays], de ce point de vue. » Une autre particularité, sans doute, de cet établissement d’exception.