Adama Bictogo joue-t-il son avenir politique à la mairie de Yopougon ? Sa candidature dans cette immense commune d’un million et demi d’habitants très précaire de l’ouest d’Abidjan est sans aucun doute la première grande surprise de la séquence politique qui s’ouvre en Côte d’Ivoire, en vue des prochaines municipales dans moins d’un an. Élu il y a six mois président de l’Assemblée nationale, rien ne prédestinait le natif d’Agboville, une ville située à un peu moins d’une centaine de kilomètres au nord d’Abidjan, où il est par ailleurs député depuis 2011, à battre campagne dans les dédales de « Yop ».
Pourtant, c’est ce haut cadre du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP) que le président Alassane Ouattara a choisi pour tenter de conserver la commune, acquise à la majorité depuis 2013 mais perdue lors des dernières législatives au profit de la liste commune du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) et de la plateforme Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS) pro-Gbagbo.
Gilbert Koné Kafana, le maire sortant, également président du directoire du parti présidentiel, a décidé de ne pas rempiler au terme de son second mandat. Une décision prise avant l’échec aux législatives, considérée par la majorité comme « un signal » inquiétant (Kafana était tête de liste). Également ministre d’État, en charge des relations avec les Institutions, ce proche de Ouattara âgé de 71 ans a considéré que sa charge de travail devenait trop lourde. Depuis deux ans déjà, il a très largement délégué ses attributions à la mairie de Yopougon à son premier adjoint, son directeur de cabinet Issifou Coulibaly.
Remous à « Yop »
Au sein des troupes du RHDP de « Yop », une partie des militants, notamment parmi la jeunesse, n’a pas caché son étonnement et son mécontentement devant ce parachutage du président de l’Assemblée nationale. Ils l’ont fait savoir lors de réunions politiques dans la commune, théâtre d’échanges houleux. « Les bases n’ont pas été consultées. Issifou Coulibaly connait le terrain, il est né à Yopougon, il a été de tous les combats avec Gilbert Koné Kafana. Tout le monde se reconnait en lui. Nous ne comprenons pas pourquoi il a été écarté », peste un représentant de la jeunesse, qui a requis l’anonymat.
Le premier adjoint aurait fait les frais de tensions apparues sur le terrain avec les équipes du ministre Adama Diawara, en charge de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique au sein du gouvernement, candidat à l’investiture. Selon nos informations, le président Ouattara aurait suivi de très près la situation, dépêchant sur place à plusieurs reprises des délégations pour prendre le pouls avant de trancher en faveur d’un troisième candidat, et surtout d’un poids lourd. Le nom d’Adama Bictogo a été proposé au président par Kafana, qui s’est ravisé après avoir d’abord préféré Coulibaly.
À peine désigné, le président de l’Assemblée nationale qui aura 60 ans ce mois-ci devra ainsi convaincre jusque dans son propre camp face à un mouvement de grogne restant toutefois très difficile à quantifier. « J’appelle l’ensemble des militantes et militants RHDP à soutenir le premier responsable du RHDP à Yopougon en la personne de Monsieur Adama Bictogo », a fait savoir Issifou Coulibaly sur ses réseaux sociaux.
En visite dans la commune dans le cadre d’une tournée pour la révision de la liste électorale, le secrétaire général du RHDP, Ibrahima Cissé Bacongo, a quant à lui exhorté les cadres et militants du parti à mettre de côté les « querelles intestines » et averti : pas question de perdre l’emblématique « Yop », considérée comme un bastion des Gbagbistes et que Blé Goudé a choisi comme lieu de rassemblement pour célébrer son retour en Côte d’Ivoire.
« Un coup politique »
Depuis l’annonce de sa candidature, Adama Bictogo, enrôlé sur les listes électorales de la commune le 26 novembre, ne ménage pas ses efforts. Entretien avec l’archevêque du diocèse, dons à une femme atteinte d’un cancer, sensibilisation à l’enrôlement sur les listes électorales dans les quartiers de Yopougon camp militaire, Koweït, Selmer et Toit Rouge, rencontre avec Soum Bill, musicien de « Yop », discussions avec les transporteurs à qui il promet « la plus grande et moderne gare de Côte d’Ivoire », l’homme d’affaires à la tête de la florissante entreprise Snedai arpente la commune au contact des populations.
Une campagne de terrain, auprès de foyers défavorisés, qui tranche avec le cadre feutré de l’Assemblée auquel est habitué le flamboyant politique depuis son élection à la tête de l’institution, dont il était vice-président et avait longtemps assuré l’intérim du président souffrant, Amadou Soumahoro, décédé le 7 mai.
L’élection s’est tenue un mois plus tard, le 7 juin. Ce jour-là, difficile pour Adama Bictogo de se départir d’un large sourire. Et il y a de quoi. Il vient alors de réaliser ce que l’on appelle « un coup politique ». Il est parvenu à convaincre l’opposition de se rallier à sa candidature. Les députés du Parti des peuples africaines-Côte d’Ivoire (PPA-CI), ceux du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), de l’Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire (UDPCI) et du Front populaire ivoirien (FPI) n’ont pas présenté de candidat face à lui et lui ont accordé leurs suffrages.
« Nous voulons donner un signal à notre pays pour que le processus de réconciliation tant espéré devienne enfin une réalité pour tous », expliquent alors ces partis dans un texte commun lu avant le vote.
Le résultat est sans appel : 237 voix pour, contre six seulement pour son seul adversaire, Jean-Michel Amankou du PDCI qui n’a pas reçu l’investiture de la formation présidée par Henri Konan Bédié. L’opposition, minoritaire dans l’hémicycle, n’aurait jamais été en mesure de l’emporter, même en s’alliant, mais elle aurait pu faire le choix de s’abstenir ou de voter contre. Au lieu de cela, elle offre à Adama Bictogo, qui promet de moderniser l’institution, l’occasion d’une belle photo de famille en compagnie des leaders de l’opposition et les félicitations de son camp, en particulier celles du président.
À quitte ou double
« Leurs liens (entre Bictogo et Ouattara, NDLR) se sont réchauffés », assure un membre du parti. En début d’année, alors qu’il était jusque-là à la tête de la direction exécutive, Bictogo avait pris les rênes d’un secrétariat exécutif et n’apparaissait plus qu’en sixième position au sein du directoire, confié à Kafana. Une chute dans l’ordre protocolaire, certes relative mais notable, liée aux interrogations sur les ambitions de cet homme politique et à des tensions apparues dans ce cadre avec le Premier ministre, Patrick Achi.
Adama Bictogo, businessman et homme de réseaux, profil singulier dans le parti, n’en demeure pas moins un rouage important. « Quand le président Ouattara regarde autour de lui, il sait que Bictogo est une des rares personnalités qu’il puisse envoyer au charbon, au combat, depuis la perte d’Amadou Gon Coulibaly et d’Hamed Bakayoko, respectivement en juillet 2020 et en mars 2021. C’est un homme que l’on choisit pour relever les défis, capable de rallier à lui la jeunesse », analyse un membre du parti.
Bictogo pourrait reprendre à son compte la formule de Bakayoko, qui en 2018, alors député de Séguéla (Centre-Ouest), avait été propulsé candidat aux municipales d’Abobo et qui assumait son parachutage en ces termes : « Oui, commando parachutiste, forces spéciales des ADO boys en mission à Abobo. »
Cependant, sa candidature, ou plutôt le choix de Ouattara, interroge. « Pour certains, cette nomination est un piège qui va fragiliser Bictogo en cas de défaite, poursuit cette source. D’autant que si le PPA et le PDCI décident de faire liste commune, il sera impossible de les battre. D’autres estiment que c’est pour lui un gros défi et que s’il parvient à l’emporter, cela le remettra dans la machine du parti et pourquoi pas dans la course à la présidentielle. »
De la même manière, Alassane Ouattara regardera avec beaucoup d’attention les résultats d’autres personnalités du parti et de certains ministres candidats aux prochaines locales, notamment celles attendues de Patrick Achi ou son directeur de cabinet Fidèle Sarassoro aux régionales. À trois ans de la prochaine élection présidentielle, « tous ces héritiers putatifs jouent gros ».
Face à un Gbagbo ?
La question centrale pour Bictogo reste donc : Yopougon est-elle prenable ? Au PPA-CI, nouveau parti de Laurent Gbagbo, il ne fait aucun doute que non. Sa candidature ne fait pas trembler les murs du parti qui décidera, en début d’année, du nom de son candidat. Le député Michel Gbagbo a déjà fait savoir publiquement qu’il se tenait prêt.
« Cette candidature est finalement une bonne chose, c’est un challenge et cela va mettre en lumière la commune », se réjouit même un cadre de la formation d’opposition. « Les difficultés ici, c’est la transparence des élections et la motivation des électeurs traumatisés par la crise post-électorale de 2010 qui ne votent plus. Lors des législatives, il a eu ici 17% de participation contre plus de 30 au niveau national. Nous en espérons 40% cette fois. Plus le taux de participation sera important, moins les contestations seront possibles. Yopougon a connu assez de violence. »
Une alliance avec le PDCI de Bédié n’est pas encore actée. « Les échanges continuent, mais il n’y a pas d’accord formel. Au sein du PDCI, un courant ne veut pas d’alliances, mais même sans cela nous avons l’assurance de l’emporter ». Reste à Adama Bictogo un peu moins d’un an pour convaincre la majorité des électeurs de la décidément très convoitée « Yop ».