Pierre LORY: La dignité de l’homme face aux anges, aux animaux et aux djinns. Éd. Albin Michel, Paris 2018, 288 p.
L’auteur étudie dans ce livre la place de l’homme dans l’univers musulman, l’homme qui fait partie, avec les anges, les animaux et les djinns, du « monde des vivants ». Le Coran et les hadiths y consacrent de très nombreux développements. Les commentaires des grands exégètes et des mystiques sont cependant à voix multiples, parfois convergents, parfois contradictoires, parfois complémentaires, mais ils donnent rarement une réponse unique. De plus, on constate vite que les rapports entre ces différents êtres sont complexes. Ainsi, par exemple, entre Adam et les anges, qui doivent se prosterner devant lui ou les animaux qui adorent Dieu…
La question essentielle est de savoir ce qu’est l’homme selon la tradition sunnite. Quelle est sa grandeur, sa dignité ontologique? Où se situe le facteur déterminant de la qualité d’ « humanité »? En fait, la « nature » des êtres est peu envisagée par l’islam, car la pensée musulmane classique est foncièrement juridique . En plus, le statut accordé par Dieu aux différents êtres dépend de la seule volonté de Dieu. Il n’ y a, dans le conception islamique, rien de naturel; il n’ y a ni loi naturelle ni droit naturel ni raison naturelle. Selon les textes communs à tous les musulmans sunnites, l’être humain n’est pas non plus le seul au monde à être doté de conscience et d’ esprit (rûh). Le Coran et les hadiths affirment l’existence d’au moins quatre populations dotées d’esprit : les anges, les djinns, les hommes et les animaux.
C’est surtout l’examen du cas des animaux qui, en islam, nous fournit la clef du caractère « humain ». Ainsi on constate que, pour l’exégèse musulmane, de nombreux humains sont inférieurs aux animaux, notamment les païns et les « malfaisants ». La forme humaine n’est donc nullement un critère de différenciation. Certains passages coraniques font mention d’ humains dépourvus de corps humain, à savoir les hommes maudits, dont le corps fut changé en corps animal.
Si l’homme possède une âme rationnelle, qui lui permet de comprendre le monde dans lequel il vit, de recevoir le message divin et de faire l’effort pour s’y conformer, les animaux selon l’opinion couramment admise, en seraient dépourvus. Ils ne suivraient que leur nature innée (« fitra« ), sans réelle réflexion ni soumission à des valeurs morales, et surtout sans aucun accès au monde de la religion, apanage des hommes et des djinns. Pour l’islam la fonction principale de la raison n’est donc pas de s’adonner à la réflexion ou à la science, mais bien de savoir reconnaître que Dieu est le Créateur de tout, qu’Il est Unique, qu’Il est rétributeur, qu’Il a un projet pour chaque homme et qu’Il importe de Lui obéir. Or une lecture attentive du Coran montre que les animaux ne sont pas du tout exclus de cette forme-là d’intelligence. Ils ont une âme, ils ont leur sagesse et leur foi, parallèlement au genre humain. Ils sont aussi objet de la puissance et de la bienfaisance divines, à leur niveau. Il semble pourtant qu’ils ne sont pas promis à une vie paradisiaque ni à une vie éternelle, mais Dieu peut les ressusciter et leur donner, s’Il le veut, une vie sans souffrance après la mort, de façon temporaire. On peut dire que le monde animal est proche et solidaire de celui des humains, plus spécialement avec les croyants. Mais il reste que la terre tout entière est créée à destination des hommes. « C’est bien l’être humain, qui est le centre de toute la création, sa raison d’être et son but ultime« , conclut l’auteur (p. 115).
Ensuite, après le chapitre sur les animaux, l’auteur étudie aussi en détail, d’après les sources islamiques, les anges et les djinns.
Dans la conclusion il revient longuement sur la question fondamentale : comment s’articulent les destins des humains par rapport à ceux des anges, des animaux et des djinns et quelle est la dignité propre de de l’homme ? Nous avons déjà dit qu’ on trouve difficilement une doctrine uniforme et cohérente. Malgré cette difficulté, l’auteur discerne quelques points importants comme réponses à ses questions.
Un premier point est que tous les êtres – animaux, humains, angéliques – sont faibles, fragiles, évanescents devant Dieu. L’islam ne reconnaît pas une « sur-nature », tous les êtres qui ne sont pas Dieu se retrouvent à un niveau d’égalité ontologique. Il n’existe pas de « nature » humaine ou angélique, comme nous avons vu, simplement un « statut » assigné par Dieu et que Dieu peut modifier à chaque instant. Même le plus grand des « walî-s » n’est saint que parce que Dieu a fait de lui son ami, et non du fait d’un statut propre et encore moins à cause de mérites acquis. Même l’excellence de Muhammad lui-même vient uniquement de l’élection divine à son endroit.
La diversité des destins eschatologiques des hommes fait que l’homme sur terre n’est pas un être achevé. Il est porteur d’une potentialité. À la différence des anges et des animaux, il n’a pas seulement une action liturgique à accomplir, à savoir louer Dieu durant et par sa propre existence, mais d’accomplir aussi une vie morale qui l’engage dans une transformation profonde. Ainsi dans le Coran le terme « homme » (insân) désigne le plus souvent les qualités humbles et pécheresses ou au moins des états neutres moralement. Mais l’humanité louable est désignée plutôt par le terme ‘ibad, les « adorateurs« . Par conséquent l’homme est appelé à s’amender, à se transformer, et c’est justement cela le but de la prédication monothéiste.
En lui-même l’homme n’est pas vraiment supérieur à l’animal. C’est la conformation de l’homme à la volonté divine qui le fait croître, le guide vers son vrai destin, le rend véritablement « humain ». La sharî’a destinée au genre humain trace précisément les frontières voulues par Dieu entre les espèces. « Délaisser la sharî’a revient à brouiller les différences entre humains et animaux. À la fin des temps, les humains adopteront de fait un comportement de plus en de plus bestial« , dit un commentateur (p. 236).
En bref, être un « humain » n’est pas donné par avance. Être homme, selon l’exégèse du Coran, est un processus de longue haleine, un devenir, et non une appartenance à une espèce biologique. L’être humain est appelé à devenir un homme-pour-Dieu. Pour la même raison un païen, un mécréant et un apostat se situeront en-deça du croyant sur l’échelle de l’humanité. Certains courants islamistes vont traduire cette idée eschatologique en termes de statut juridique et de droit politique. Un mécréant ne pourra pas jouir des mêmes droits civiques qu’un croyant; il devra même être combattu par les armes. Ainsi certains djihadistes le considéreront comme « pire des bêtes » ou comme singe ou porc. C’est pour les mêmes raisons, disent certains auteurs, qu’il faut insister sur les ablutions répétitives avant les actes cultuels afin de nettoyer « la rouille accumulée dans les coeurs » dans les moments de négligence envers la religion, car aussi des musulmans indignes « ressemblent aux hommes par leur forme, mais ne sont plus humains » (p. 238).
Si, par ailleurs, le livre du Coran insiste beaucoup sur l’harmonie et la régularité magnifique dans le cosmos et sur les inexplicables merveilles de la nature où Dieu tient tout dans sa main, un seul être fait pourtant exception, à savoir l’homme douteur, incroyant et transgresseur. S’il n’y avait pas le doute et le péché des humains, les révélations divines auraient été complètement superflues. Les récits coraniques exposent ces péchés de l’humanité: celui d’Iblîs ( Satan) d’abord, qui refusa de se prosterner devant Adam et celui d’Adam et d’Ève ensuite, qui transgressèrent l’ordre divin, et enfin les péchés de toute leur descendance. Le péché humain est d’ailleurs une des caractéristiques propres du discours coranique.
Enfin, seul l’homme est placé en face d’un destin individualisé en fonction de son « je » face à la volonté de Dieu. Et c’est ainsi que, d’après le Coran, les hommes individuellement acquièrent une préséance sur le monde animal. C’est son destin individuel et éternel qui est la dignité de l’homme. Cela n’a bien sûr rien à faire avec nos catégories « individualistes » contemporaines. Mais il s’agit de « l’unification de toutes ses pensées et de toutes ses facultés vers Dieu… de l’union à Dieu… reconnaître que Dieu est tout et que « je » n’existe qu’en Lui et par Lui » (p. 244), comme nous le trouvons exprimé longuement chez les grands mystiques musulmans.
Finalement, Dieu a aussi un projet coranique. Toute la tradition islamique le montre : il existe une profonde solidarité entre les divers êtres qui composent l’univers et cette solidarité est tout entière finalisée par la commune louange à adresser au Créateur. C’est pour accomplir cette louange que les anges aident les humains de façon discrète mais continuelle et bienveillante. C’est grâce à cette solidarité que les chants des oiseaux, les végétaux, les astres, les montagnes aident également à la prière des humains. Mais le rôle des humains eux-mêmes dans cette solidarité est primordiale. Autant leur péché peut dévaster la création, autant leur sainteté permet d’unifier les êtres, de rendre parfaite cette louange grâce à leur amour, et ainsi d’accomplir le dessein de Dieu. C’est la vision de l' »Homme parfait » d’ Ibn Arabî, le grand maître du soufisme.
L’ouvrage, savant et à la fois très accessible, de Pierre Lory nous a offert ainsi une très belle synthèse de l’anthropologie spirituelle de l’islam, qui se fonde sur les grands commentaires coraniques du Coran et des hadiths, mais aussi sur la riche tradition soufie. Il aurait fallu un résumé encore beaucoup plus étoffé pour rendre toute la richesse des différents chapitres de ce livre. À recommander.
Hugo Mertens.