Dialogue interreligieux

« Lorsque nous travaillons pour les âmes, nous ne pouvons user que de persuasion et d'amour... Nous ne pouvons rien faire tant que nous n'avons pas persuadé les gens autour de nous qu'ils sont aimés... » (Cardinal Lavigerie, 1885)

« Nous croyons qu'en toute religion il y a une secrète présence de Dieu, des semences du Verbe qui reflètent un rayon de sa lumière... » (Chapitre 1967)

« Nous célébrons et partageons cette vie avec Dieu lorsque nous allons à la rencontre des cultures et des religions... nous réjouissant de la foi vivante de ces croyants et les rejoignant dans leur quête de la Vérité, cette Vérité qui nous rend tous libres. » (Chapitre 1998)

Missionnaires, nous sommes appelés à faire les premiers pas pour rencontrer les personnes, qu'elles que soient leurs convictions, leur religion.

Au Burkina Faso, cette réalité se traduit surtout dans la rencontre respectueuse et évangélique avec les adeptes des religions traditionnelles et avec les musulmans.

Dans cette rubrique, nous étudierons divers aspects de ces religions, particulièrement de l'islam.

Engagement politique et social :
les femmes musulmanes déjouent les clichés

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« Contre l’islamophobie et contre la guerre » lut-on sur la pancarte de cette jeune femme au Royaume-Uni,
lors d’une manifestation en 2017.
Pxhere, CC BY-SA

Danièle Joly, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) and Khursheed Wadia, University of Warwick

Le 27 mars, des milliers de femmes à travers le monde ont célébré, notamment via les réseaux sociaux, le #MuslimWomensDay. Ce jour a été institué en 2017 et veut rappeler au monde entier que les femmes musulmanes, voilées ou non, pratiquantes ou non, ont leur mot à dire dans l’espace public.

Regardons ce qu’il se passe de chaque côté de la Manche. Le Royaume-Uni et la France comptent environ 7 millions de personnes originaires de pays à majorité musulmane.

Presque la moitié d’entre elles sont des femmes dont la plupart trouvent leurs racines dans les anciennes colonies de ces pays. Des primo arrivantes plus récentes proviennent d’autres pays du monde islamique – ces femmes originaires de pays à majorité musulmane, croyantes et non-croyantes, sont appelées ici « femmes de culture musulmane » ou simplement « femmes musulmanes » dans le reste de l’article.

Les résultats de nos recherches démentent les idées préconçues sur les femmes de culture musulmane et démontrent que celles-ci aspirent à s’engager activement dans la vie publique.

En effet, notre livre sur la participation civique et politique de ces femmes en France et en Grande-Bretagne s’inscrit en faux contre les préjugés dominants sur la passivité des femmes de culture musulmane et leur manque d’intérêt pour la vie civique et politique. De plus, les femmes que nous avons étudiées ont déployé des stratégies innovantes et des modes de participation diversifiés pour surmonter les nombreux obstacles qui entravent leur autonomisation, dans un environnement chargé de contraintes émanant de leurs propres communautés et de la société environnante.

Remise en question du cadre patriarcal

Les femmes interviewées dans notre étude ont évalué les obstacles et les facteurs favorables qu’elles ont rencontrés dans le contexte de leur communauté d’origine, du groupe religieux et de la société environnante.

Tout d’abord, la collectivité d’origine dans laquelle leur première socialisation a eu lieu a été décrite comme une source ambivalente, porteuse tout à la fois de restrictions et de soutien : dans une nouvelle société d’installation souvent hostile, la famille et la communauté offrent aux femmes un environnement protecteur et familier, mais limite aussi leur capacité d’action.

Tout ne souhaitant pas la rupture avec leur famille, ces femmes remettent en question le cadre patriarcal dominé par les chefs de famille et les leaders communautaires, un contrôle particulièrement prégnant en Grande-Bretagne où les réseaux communautaires sont plus denses et plus institutionnalisés.

Jeunes femmes échangeant à Trafalgar Square, Londres.
Garry Knight/Flickr, CC BY-ND

Par ailleurs, les femmes croyantes s’opposent à un islam dont bon nombre d’entre elles jugent qu’il est interprété par les hommes pour les hommes, qu’il renforce des pratiques traditionnelles ou encore qu’il est mis en œuvre par les branches de l’islam politique, très normatif.

C’est aussi cependant au nom de l’islam – auquel adhèrent leurs parents traditionnels – que les femmes croyantes remettent en question les pratiques coutumières sur l’éducation, le mariage ou encore la participation dans la sphère publique.

L’islam devient ainsi un vecteur d’intégration car il permet de ne pas rompre avec la famille tout en participant à la société.

Femmes : enjeux et otages à la fois

L’hostilité et les préjugés contre les musulmans ont particulièrement touché la Grande-Bretagne et la France, exacerbés par l’émergence d’un terrorisme se réclamant de l’islam sur le plan national comme international ces dernières années. Par conséquent, les femmes qui étaient identifiées auparavant comme « Arabes » en France et « Pakistanaises » ou « Bangladaises » en Grande-Bretagne se sont transformées en « musulmanes » dans le discours public et politique.

Les femmes de culture musulmane sont ainsi devenues les enjeux et les otages de tensions sociétales dans les deux pays.

L’islam radical a d’ailleurs été présenté comme l’ennemi public numéro un, décrit en août 2005 par Tony Blair, alors premier ministre, comme ayant « les mêmes caractéristiques que le communisme révolutionnaire ».

Deux thèmes majeurs ont cristallisé les débats : la sécurité antiterroriste en Grande-Bretagne et l’identité nationale en France. L’appareil législatif et culturel lié à la guerre contre le terrorisme en Grande-Bretagne a notamment trouvé son équivalent français dans l’offensive contre le vêtement islamique. Toute la puissance de l’État étant déployée dans les deux cas.

Le vêtement, symptomatique de l’exclusion

En France, plusieurs lois et circulaires ciblent le code vestimentaire musulman des femmes au nom de la laïcité, l’affaire dite du « burkini » portée dans l’espace international reflétant aussi l’instrumentalisation politique de ce code vestimentaire que soulignent plusieurs femmes interviewées..

Par conséquent, les femmes originaires de pays à majorité musulmane subissent de multiples désavantages, fondés sur l’origine et la religion et plus généralement sur des critères de genre, mais aussi en raison des stéréotypes spécifiques auxquels elles sont sujettes, les femmes musulmanes étant souvent considérées comme passives, soumises et confinées au foyer. Par ailleurs, la majorité de ces femmes souffrent d’un désavantage social relatif à leur niveau d’éducation, leur taux de chômage et leur degré de pauvreté.

De plus, la visibilité attachée à un code vestimentaire comme le foulard transforme les femmes en une cible potentielle d’hostilité et de discrimination spécifique à leur genre. En France, tout particulièrement, elles sont en conséquence de plus en plus exclues de larges secteurs de l’emploi : 30 % des emplois qui sont ceux du secteur public et bien d’autres encore dans le secteur privé par le truchement de règlements d’entreprises de plus en plus nombreux exigeant la neutralité religieuse. On pense ainsi à l’entreprise Paprec (4000 employés) qui a adopté en 2014 une Charte de la laïcité interdisant le port du voile. Ces obstacles entravent aussi leur participation civique et politique.

En France notamment, les femmes portant un foulard sont exclues de l’engagement dans tout un pan du domaine public tel que les entités institutionnelles ou même des associations (alors que les restrictions légales ne s’appliquent pas à ces dernières) comme l’ a montré la polémique impliquant les Restos du Cœur en 2013 dont plusieurs ont refusé d’accueillir une bénévole voilée.

« Peace, peace, peace »

Néanmoins, la politique étatique a également contribué à projeter les femmes de culture musulmane dans l’espace public.

En Grande-Bretagne, en témoigne par exemple leur participation nombreuse et dynamique dans la campagne contre l’intervention militaire en Irak, « Stop the War », dont la présidente était une jeune femme de culture musulmane, Salma Yaqoob, très vite décrite comme nouvelle figure politique de sa génération, fondatrice du parti Respect et militante sur plusieurs fronts sociaux.

Sous sa direction, le 15 février 2003, la campagne « Stop the War » avait réuni 2 millions de personnes, la plus importante que l’histoire de Londres ait connue.

Comme le rappelle une participante, on y voyait un grand nombre de femmes et d’adolescentes de ces communautés.

« We were chanting “This is what democracy looks like” and also “Peace, Peace, Peace »… To be in this situation and to look around and not see activists or [Trotskyists], but 15-year-old Muslim girls… was amazing. This was not the usual, run-of-the-mill demo ».

Capture d’écran sur le fil Twitter de la politicienne Salma Yacoob.
Salma Yacoob

En France les femmes se sont mobilisées entre autres contre la loi de 2004 proscrivant le foulard à l’école et contre l’exclusion des accompagnements scolaires ciblant des mères en foulard. Ces dernières, organisées en collectifs pour défendre leur droit, ont obtenu gain de cause en 2015.

Des électrices assidues

Un autre élément nous a frappé durant nos recherches : ces femmes sont particulièrement engagées par l’entremise du vote. Elles sont ainsi, en France comme en Grande-Bretagne, des électrices assidues.

En revanche, elles sont moins susceptibles de participer à la politique formelle ou institutionnelle, à l’instar des femmes en général, d’où leur faible présence dans les partis politiques, au niveau des assemblées élues et de l’exécutif politique, ce qui est plus accentué en France qu’en Grande-Bretagne.

Les femmes de culture musulmane sont par ailleurs en France plus présentes dans la politique de la rue, les grèves, les discussions et les pétitions politiques, alors qu’en Grande-Bretagne, elles sont plus actives dans le volontariat et les œuvres caritatives. En France des associations fondées récemment telles que Lallab revendiquent un engagement à la fois féministe et musulman.

Cette différence correspond aux cultures politiques de ces deux pays – respectivement conflictuelles et consensuelles – et reflète les modes d’action caractéristiques de la société dont les femmes de culture musulmane font partie. Elles ont cependant aussi élaboré un répertoire de stratégies pour poursuivre leur participation dans la vie publique et faire avancer leurs projets d’autonomisation. Nous avons développé une typologie de ces stratégies dans notre recherche.

Six stratégies d’engagement politique

Cet ensemble de stratégies se compose de six types principaux qui se déploient suivant une variété de combinaisons.

La confrontation est utilisée le plus souvent quand les situations sont tellement conflictuelles qu’aucune autre option est possible. Dans la famille cela signifie une rupture définitive ou un divorce ; dans la société, des actions illégales comme porter secours à des familles en situation irrégulière (dans le cadre de Réseau éducation sans frontières par exemple).

Par ailleurs différentes formes de coopération existent notamment lorsque le projet de la femme coïncide avec celui de la famille ou de la société, ce qui est fréquent dans le cadre de la poursuite des études.


D’autres ont recours au compromis. Ainsi une jeune femme d’origine pakistanaise pourra accepter un fiancé proposé par ses parents si ceux-ci en retour tiennent compte de son point de vue sur leur choix. En France certaines femmes accepteront d’enlever leur foulard à l’école pour devenir enseignantes.

Une approche latérale implique en revanche le contournement d’obstacles plutôt qu’une confrontation directe. Par exemple, créer sa propre association plutôt que de s’acharner à gagner un accès aux associations contrôlées par les hommes conservateurs de la communauté ou pour circonvenir l’interdiction de s’engager dans les instituions publiques qui s’applique en France aux femmes portant un foulard.

Enfin une approche de renversement qui passe par la réappropriation des arguments et des outils de l’adversaire contre lui-même ; par exemple certaines femmes invoquent le Coran pour remettre en cause le contrôle de parents musulmans traditionnels. D’autres, comme le collectif des mères, ont fait appel au tribunal administratif pour contrer une circulaire officielle sur l’accompagnement des sorties scolaires.

Engagées au cœur de la proximité pour plus de justice sociale

Par ailleurs, en France comme en Grande-Bretagne, ces femmes se distinguent par leur participation active dans des organisations de quartier.

Ces dernières remplissent des fonctions sociales et éducatives très importantes auprès des populations désavantagées.

Égalité entre les sexes, violence domestique, discriminations, islamophobie, pauvreté, guerres et dictatures sont autant de sujets portés par les croyantes et les non-croyantes que ce soit au niveau local, national, voire international, comme manifester contre l’agression israélienne en Palestine ou envoyer des fonds à des projets éducatifs dans le monde en développement. Celles qui se réclament de l’islam déclarent qu’un devoir religieux les enjoint à défendre la justice sociale et à s’engager pour ces causes.

Leurs actes d’engagement politiques, qu’ils soient associatifs ou civiques sont ainsi à prendre en considération. Ils doivent être valorisés par les autorités afin de développer des politiques qui tiendraient compte du point de vue, des préoccupations et des comportements politiques de ce groupe auquel encore trop souvent, est assignée une identité « passive » et qui reste sous les radars de l’action publique. De plus, il en résulte la perte d’une contribution potentiellement très bénéfique pour l’action sociale.


Le réseau des quatre instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs productions sur le site Fellows.

Danièle Joly, Sociologue, professeure émérite, Université de Warwick, Fellows 2011-IEA de Paris, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA) and Khursheed Wadia, Principal Research Fellow, Centre for the Study of Safety and Well-Being, University of Warwick

This article was originally published on The Conversation. Read the original article.

L’islam et l’avenir de la tolérance.
Un dialogue (Compte-rendu)

couverture Harris-Nawaz

 

Sam HARRIS & Maajid NAWAZ: L’islam et l’avenir de la tolérance. Un dialogue. Éd. Marcus Haller, Genève 2018, 176 p. ( Éd. originale en anglais, chez Harvard University Press, Cambridge Mass. and London, 2015).

Le livre s’ouvre par une présentation mutuelle et un bref échange sur leur vision de l’islam et les possibilités d’une réforme de cette confession. Les deux auteurs ont, à première vue, peu de choses en commun : Sam Harris, neuroscientifique et philosophe américain, est athée; Maajid Nawaz, auteur britannique, ancien djihadiste et depuis 2008 fondateur du think tank Quilliam, organisation laïque de lutte anti-extrémiste, est un musulman réformiste vivant à Londres.

Dans la première partie du livre ils discutent sur les différentes tendances de l’islam, les racines de l’extrémisme, de la violence et de l’intolérance et les facteurs de radicalisation en islam. Ils insistent tous les deux sur l’étendue du problème, en précisant le rôle important de l’islamisme (l’islam politique), comme idéologie et facteur de radicalisation et base du djihadisme, tel que nous l’avons connu les dernières années au Moyen-Orient, dans les pays à majorité musulmane et dans le monde occidental. C’est pourquoi il ne suffit pas de combattre militairement les fléaux du djihadisme, il faut encore éliminer l’idéologie islamiste, qui depuis des décennies a infesté les milieux culturels musulmans et a donné naissance à des groupes comme Al-Qaïda et à l’État Islamique (Daesh).

Ensuite, dans la deuxième partie, ils s’attaquent à un autre problème de l’islam actuel, à savoir le fondamentalisme et leur lecture littérale des textes du Coran. Ils nous rappellent que, dans les premiers siècles de l’islam, les Mu’tazilites avaient déjà pris position contre cette interprétation littérale du Coran et des Hadiths, mais que ce mouvement avait été abandonné exclusivement pour des raisons politiques et non sur la force des arguments en présence. Reprendre ce travail sera difficile et dangereux. Beaucoup de penseurs musulmans, qui appellent à une réforme théologique, sont obligés aujourd’hui de cacher leurs opinions et risquent des représailles sérieuses dans leurs pays.

Si on ne peut pas d’emblée écarter un certain nombre de textes scripturaires qui posent problème, alors quelles interprétations donner et quelles méthodologies faut-il suivre pour les réformer ? Il n’existe pas de lecture exacte et officielle des textes sacrés. Les sunnites n’ont pas de clergé. Tout individu a, en principe, le droit d’interpréter les textes s’il a une connaissance profonde de l’islam. Tout sujet donné pourrait donc avoir des interprétations multiples. Mais, dit Mr. Nawaz, « si nous arrivons à l’admettre, nous parviendrons à respecter les différences – ce qui conduit à la tolérance, puis au pluralisme – lequel amène à la démocratie, à la laïcité et aux droits de l’homme » (p. 134). Ainsi, selon cet auteur, le pluralisme est le seul choix possible.

Alors les auteurs vont appliquer cette méthodologie sur un grand nombre de sujets : l’apostasie, le péché de mécréance, la promesse du paradis et la punition de l’enfer, l’interdiction de l’alcool, la taqiyya qui encourage les musulmans à mentir devant les non-musulmans, mais aussi la crainte et la haine des infidèles dans le Coran, l’intolérance etc.

Les auteurs se rejoignent et se complètent sur beaucoup de points dans leur critique de l’islam conservateur et de l’islamisme. Leur dialogue franc et sincère montre que, même sur des sujets difficiles une conversation en profondeur est possible, même si dans beaucoup de cas les réponses simples n’existent pas.

En conclusion ils constatent que l’islam a « des décennies de retard sur deux fronts : d’une part, la réforme de l’identité musulmane, des interprétations scripturaires et des allégeances culturelles, et d’autre part, le travail visant à discréditer l’idéologie islamiste » (p. 154). Voilà un défi énorme, qui attend les réformateurs de l’islam et qui va prendre des années de travail.

Les auteurs du livre, malgré les désaccords à ne pas ignorer entre un musulman et un athée, ont pu débattre, sans polémique, sur tous ces sujets difficiles. Ainsi ils ont pu confirmer que le dialogue ouvert et raisonnable constitue une des seules positions possibles, si on veut aller de l’avant, et qu’un ensemble de valeurs humaines universelles peut unir musulmans et non-musulmans.

Hugo Mertens.

Pourquoi le djihadisme est là pour longtemps en Europe

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Farhad Khosrokhavar, École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Le djihadisme européen n’est pas mort avec la mort de Daech en tant qu’État et avec sa mutation en nébuleuse djihadiste, plus ou moins sur le modèle d’Al-Qaeda. Toute une génération s’est laissée bercer par l’illusion de construire un califat musulman en guerre contre un monde impie et ce rêve risque de perdurer une ou deux décennies encore après la disparition de l’État qui l’a promu.

Car Daech n’aurait pas pu instiller ce rêve si les conditions sociales et anthropologiques n’étaient réunies en Europe qui lui donnent sens.

En ce sens, l’attentat de Carcassonne et de Trèbes, le 23 mars 2018, révèle la permanence de la question djihadiste en France et plus généralement en Europe, en dépit de la disparition de l’État islamique en Syrie et en Irak.

La diversité du profil des djihadistes européens

Radouane Lakdim, 25 ans révolus, d’origine marocaine et de nationalité française, a tué 4 personnes et en a blessé une quinzaine. Son acte a ravivé les questions sur le profil des djihadistes, leur radicalisation et les raisons de l’imprévisibilité de leurs actes.

En Europe, il n’existe pas un seul profil, mais plusieurs, lesquels varient selon les catégories retenues. On en distingue ainsi :

  • au moins deux selon les classes sociales : jeune de banlieues versus jeune de classes moyennes ;

  • trois selon l’extraction urbaine : les banlieues, les quartiers pauvres dans les villes, les quartiers des classes moyennes ;

  • trois selon les critères psychiques : profil « normal », « dépressif » ou enfin, plus ou moins psychotique ;

  • au moins trois selon la dimension des groupes : le « loup solitaire », le membre d’un petit groupe de deux ou trois individus, celui d’un groupe allant jusqu’à une vingtaine (comme celui de Cannes-Torcy) ;

  • trois selon la hiérarchie au sein du groupe : le groupe lâche comme celui des trois femmes qui ont tenté de faire exploser une voiture devant l’Église Notre-Dame de Paris en septembre 2016 ; le groupe moyennement organisé comme la cellule Cannes-Torcy (déjà mentionné), le groupe organisé comme celui du 13 novembre 2015 ;

  • deux, enfin, selon la manière dont les victimes sont ciblées : un groupe déterminé (les policiers, les gendarmes, les militaires, les juifs, les musulmans en uniforme) – tel Mohamed Merah à Toulouse et Montauban (militaires musulmans et juifs) ou Mehdi Nemmouche à Bruxelles (les juifs)…) – ; ou les premiers qui tombent sous la main de l’assaillant (attentats du 13 novembre 2015).

Les caractéristiques dominantes

Cependant, le profil dominant de l’individu djihadiste en Europe est le suivant : un jeune âgé entre 18 et 30 ans, d’origine immigrée, ayant été socialisé dans des quartiers pauvres, enclavés, avec des taux de déscolarisation élevés et de délinquance beaucoup plus élevés par rapport aux autres quartiers (en France, les banlieues, en Angleterre les poor districts).

Il peut être un primo-arrivant : sur les attentats que les forces de l’ordre n’ont pas pu prévenir en Allemagne depuis 2000 par cinq individus au total, un seul était de la 2e génération, les quatre autres étant des primo-arrivants.

D’autres sont issus de la première génération, comme en Espagne comme lors des attentats commis à Madrid en mars 2004. D’autres, encore, appartiennent à la deuxième génération : en France, sur les 23 attentats commis depuis 2000 par un total de 37 individus, 28 étaient de la deuxième génération, deux de la première, trois des étrangers, quatre des convertis. En Belgique, sur les attentats que les forces de l’ordre n’ont pas pu prévenir durant la même période par sept individus, trois étaient de la première génération et quatre de la deuxième génération.

Enfin, il s’agit souvent d’un délinquant, se sentant stigmatisé, ayant passé quelque temps en prison, sans travail fixe et pris dans l’étau d’une double identité négative : ni Français ni Marocain, ni Anglais ni Pakistanais, ni Belge ni Marocain…

Une subjectivité braquée contre la société, en quête de revanche

L’islamisme radical permet la sortie de cette double négativité et l’accès à une positivité qui inverse le vecteur de l’indignité éprouvée :

  • jusqu’à présent vous m’avez condamné (à la prison), maintenant je vous condamne (à mort) ;

  • jusqu’à présent vous me méprisiez, à présent je vous méprise par la menace de la mort et comme vous me craignez, vous ne pouvez plus me mépriser ;

  • je ne crains pas la mort alors que vous en avez peur, donc je vous suis supérieur, à l’inverse du passé où j’étais inférieur en tant que délinquant insignifiant ;

  • jusqu’à présent j’étais moins que rien, à présent je deviens, l’histoire de quelques semaines, une sommité nationale, voire mondiale, ma photo orne les médias, je suis sur tous les écrans de télé, tout le monde fouille dans ma vie à l’instar des stars. Bref, je deviens un « héro négatif » mondialisé : plus vous me détestez, plus je suis connu et plus je me sens réconforté dans ma légitimité par le rejet dont je fais l’objet de la part des « mécréants » qui iront en enfer alors que je vais tout droit au paradis.

Une vie délinquante, sans identité valorisée, marquée par le rejet de soi (indignité intériorisée) et des autres (qu’on incrimine d’être à l’origine de cette indignité) trouve ainsi son dénouement dans l’islamisme radical dans cette catégorie de djihadiste (cela ne se vérifie pas dans la majorité des cas des djihadistes de couches moyennes).

Le passage à l’acte : mourir en beauté tout en massacrant les « mécréants »

Le passage à l’acte peut être fulgurant, tout comme le suicide d’un individu désemparé pour qui un événement peut accélérer la marche vers la mort. Même dans ce dernier cas, il existe souvent des préparatifs : testament, volonté de faire connaître les motifs de son acte…


Place de la République à Paris, le 15 novembre 2015.
Mstyslav Chernov/Wikimedia, CC BY-SA

Dans le cas du djihadisme d’un individu, il s’agit non seulement de vouloir mourir, mais à la différence du suicide désespéré d’un individu désemparé, il en va aussi de la volonté de « mourir en beauté ». Autrement dit, il s’agit de mettre fin à sa vie tout en entraînant dans la mort le maximum de gens et surtout, par un narcissisme exacerbé, de faire connaître au monde entier son acte destructeur en mettant en scène la mise à mort de soi et le meurtre des autres.

Ce type de « sui-hétéro-cide » (hétérocide puisqu’on tue en même temps d’autres gens) est marqué par la haine de soi et de l’autre, par la volonté de découvrir le sens de la vie dans la mort et la glorification de cette mort en tant que « héros négatif », mu par le sentiment intense d’« inappartenance » à la société et le désir de se venger d’elle.

Le rôle paradoxal des médias dans le « culte » du héros négatif

Plus on couvrira l’acte terroriste de ce type d’individu, plus il sera fier de s’être vu « célébrer » en tant que héros négatif qui se glorifie d’être rejeté par la société. Et plus il sera susceptible de devenir un modèle que d’autres individus portant la haine de la société risqueront d’imiter.

Notamment ceux qui sont en quête de sens dans une vie qui en est dépourvu et qui les voue à l’inutilité sociale, nourrissant le sentiment d’être de trop et surtout sacralisant par l’islamisme radical cette haine de la société à qui ils en veulent d’être dans l’état où ils sont. La mort de soi et des autres les rehaussent au-dessus de la mêlée et leur assurent une renommée de star mondialisée à titre posthume.

L’islamisme radical leur donne aussi le sentiment de s’assurer une vie de martyr et d’accéder au paradis après leur « sacrifice » qui les lavera de tous leurs péchés ici-bas et leur garantira une éternité de bonheur dans le déchaînement d’une sexualité pléthorique, enfin licite auprès de Dieu. Une vie ratée dans ce monde trouve enfin l’occasion de s’épanouir dans l’Au-delà par le truchement de la violence, ce contre-pied des valeurs dominantes dans des sociétés qui se veulent promotrice de la paix et du dialogue entre les citoyens.

L’urbain djihadogène et le sentiment d’« inappartenance »

Ce type d’attitude s’inscrit dans un cadre urbain et social. Le milieu urbain (« les banlieues » en France, les « poor districts » en Angleterre) est le théâtre où émerge ce sentiment.

De même, l’origine communautaire des individus a son importance : les Turcs européens sont proportionnellement peu présents dans le djihadisme en Europe alors que les jeunes d’origine marocaine, en grande partie originaires du Rif, sont en nombre beaucoup plus élevé durant les dernières années, même par rapport à ceux d’origine algérienne qui ont pourtant un contentieux beaucoup plus profond avec la France que ceux de provenance marocaine.

Autre trait (dont nous ignorons, à ce stade, s’il s’applique à Radouane Lakdim), la famille décapitée et en crise (souvent monoparentale), avec le passage des enfants dans des foyers et la présence massive de la violence en son sein, notamment entre frères et sœurs. C’est le cas de la famille Merah, qui en est un exemple patent, mais aussi celui de Mehdi Nemmouche, qui a passé une partie de son enfance dans des foyers.

La conjonction d’une crise familiale, sociale (l’exclusion ou la fragilité économique extrême), urbaine (la vie dans des quartiers enclavés, de mauvaise réputation comme celui d’Ozanam, à Carcassonne, où a vécu Radouane Lakdim), d’une vie délinquante et d’un sentiment de mépris social et d’un imaginaire obsidional (« On m’en veut d’être un descendant des immigrés, toutes les portes sont fermées, je suis dans un monde néo-colonial… ») poussent ainsi à la violence envers la société sans le moindre sentiment de remords. Surtout lorsque le passage au religieux justifie cette violence comme un acte pie.

Dès lors disparaissent les interdits sociaux intériorisés comme le meurtre, surtout des enfants et des femmes, et se trouve légitimée l’exhortation au meurtre par la volonté de punir le corps social dans sa totalité pour glorifier une version de l’islam qui est aux antipodes du vécu de l’écrasante majorité des adeptes d’Allah.

Dans cette radicalisation, « l’urbain djihadogène » (en France, il s’agit surtout des banlieues ou des quartiers pauvres jouxtant la ville, comme à Neuhof à Strasbourg) joue un rôle clé dans la mesure où c’est en son sein que le jeune fait l’apprentissage de « inappartenance » à la société et acquiert la certitude que celle-ci lui en veut à mort et qu’il ne sera jamais un citoyen à part entière comme les autres.

Dans ce milieu urbain s’enracine une haine durable de la société, mais aussi de soi et même lorsque l’individu quitte cet environnement, il a laissé des traces souvent indélébiles sur sa psyché et l’entraîne à haïr la société.

Le modèle des classes moyennes

Restent les jeunes des classes moyennes qui n’ont pas de haine particulière contre la société et dont un nombre significatif (peut-être entre le quart et le tiers des départs vers la Syrie) a rejoint les rangs de l’État islamique entre 2013 et 2015.

Minoritaire, ce type d’individu radicalisé inclut des convertis, mais va au-delà des frontières du genre. On compte ainsi 10 % de femmes dans les départs vers la Syrie de 2013 à 2015, dont bon nombre sont issues de classes moyennes. L’âge et le profil varient aussi, puisqu’on trouve des adolescent·e·s et des post-adolescent·e·s (entre 10 et 20, selon les pays européens), des individus instables ou ayant un problème mental…

Les individus issus des couches moyennes sont surtout en quête d’exotisme, de romantisme, de changement de décor, mais aussi, sont mus par l’humanitarisme. Ils peuvent ainsi passer de ce dernier au djihadisme, comme l’avaient fait avant eux certains membres du gang de Roubaix dans les années 1995-96.

Lutter contre les « dystopies », inventer de nouvelles utopies

L’islamisme radical est donc devenu le lieu de cristallisation de « l’aspiration à en découdre » avec la société chez une partie des jeunes d’origine populaire et immigrée ainsi que ceux d’une partie des classes moyennes, angoissés au sujet de leur avenir. Tout cela se passe dans des sociétés où même les couches moyennes craignent la prolétarisation et le déclassement social et où aucun idéal, aucune utopie ne vient cimenter le vivre-ensemble dans le sens d’une vocation noble projetée dans le futur.

Les idéologies d’extrême gauche battent de l’aile et celles de l’extrême droite violente sont les seules à faire concurrence à l’islamisme radical (telles les attaques d’Anders Breivik, le 22 juillet 2011, près d’Oslo qui ont fait 77 morts et de très nombreux blessés).

La lutte contre la « dystopie » (utopie régressive et répressive prônant la violence au nom d’un paradis à bâtir) de l’islamisme radical ainsi que de l’extrême droite haineuse doit s’inscrire dans un projet de longue haleine. Il s’agirait de faire partager des utopies nobles dans des sociétés moins injustes et moins inégalitaires. Les jeunes des couches moyennes et des classes défavorisées y trouveraient l’occasion de s’accomplir au nom d’une humanité conjuguée au futur, marquée par la confraternité et le respect de soi et de l’autre, et par l’exclusion de la violence au nom d’une conflictualité assumée et des divergences soumises au débat et à la discussion.

Les utopies des droits humains, de l’écologie, du féminisme et de la justice sociale pourraient être mises à contribution sous une forme renouvelée afin d’entraîner l’adhésion de ces nouvelles générations.

En définitive, le djihadisme révèle, certes, la crise des sociétés musulmanes mais aussi, sous une autre forme, celle des sociétés européennes où le vivre-ensemble est en quête d’un nouvel horizon d’espérance.


The ConversationL’auteur vient de publier « Le nouveau Jihad en Occident », Robert Laffont (mars 2018).

Farhad Khosrokhavar, Directeur de l’Observatoire de la radicalisation à la Maison des sciences de l’homme., École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

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Calendrier interreligieux: avril 2018

Dim.Semaine sainte orthodoxe et Pâques (du 1er au 8 avril: cal. julien). Des Rameaux (entrée à Jérusalem) à Pâques (résurrection de Jésus) avec Jeudi saint (dernier repas), Vendredi saint (crucifixion) et Samedi saint (tombeau). [ + d’infos ]
Dim.Pâques
Fête célébrant la résurrection de Jésus.
Lun.Lundi de Pâques * (* Le plus souvent férié).
Jeu.Qingming. Fête de la pure lumière. Journée consacrée à la visite et au nettoyage des tombes familiales.
Ven.Vendredi saint (orthodoxe).Fête commémorant la mort de Jésus sur une croix.
Sam.Annonciation (25 mars: cal. grégorien; 7 avril, cal. julien)
Fête orthodoxe et catholique de l’annonce faite à Marie de la naissance de Jésus.
Dim.Hanamatsuri. Au Japon (courant mahayana), commémoration de la naissance du Bouddha, célébrée à l’occasion de la fête des fleurs, ainsi nommée parce que, selon la tradition, il serait né sous une pluie de fleurs répandues par des nymphes célestes. À cette occasion, on place des images ou statuettes de l’enfant Bouddha dans des sanctuaires floraux, sur lesquelles les fidèles versent du thé sucré de chrysanthème. Comme en Chine lors de la fête du bain du Bouddha, on récupère le précieux liquide pour ses vertus curatives.
Dim.Pâques (orthodoxe). Fête célébrant la résurrection de Jésus.
Ven. 13 Nouvel An bouddhiste theravada *
Premier jour de l’an 2562 du calendrier theravada qui débute en -544, date de la mort et du parinirvana (nirvana complet) du Bouddha (date fixée par la tradition, remise en cause par de nombreux spécialistes).
* ±13-14 avril, correspond à l’entrée du soleil dans la constellation du bélier. Ce point variant d’environ 1 degré tous les 72 ans, la date s’en trouve ainsi légèrement modifiée au fil du temps.
Ven. 13 Isra’a wal-Mi’raj / Lailat al-Mi’raj *.Commémoration du voyage nocturne du prophète Muhammad à Jérusalem puis de son ascension céleste. (* Date variable (1 à 2 jours) en fonction de l’observation de la lune).
Sam. 14 Nava-Varsha. Nouvel An solaire hindou, parfois célébré le 13 avril.
Sam. 14 Baisakhi / Vaisakhi
Institution de la khalsa, la communauté, par Guru Gobind Singh. Ce jour-là, le drapeau qui flotte sur chaque temple sikh est changé.
Sam. 14 Naissance (parkash) de Guru Nanak * (en 1469 au Penjab)
Premier de la lignée des dix fondateurs sikhs. (* Souvent célébrée en novembre, lors de la fête indienne de Karttika Purnima).
Mer. 18 Akshaya Tritiya. Commémoration du jour où Rishabha, le 1er Tîrthankara, mit fin à un jeûne continu d’une année. Cette journée d’austérité est considérée comme propice au don et à l’aumône en faveur des moines et moniales.
Sam. 21 Ridvan (du 21 avril au 2 mai).Annonce par Baha’u’llah de sa mission prophétique en 1863.

Ensemble avec Marie,
des rencontres islamo-chrétiennes
en Europe et en Afrique

Ensemble avec Marie

Entre mars et septembre 2018, 24 rencontres « Ensemble avec Marie » auront lieu en France – à Autun, Bordeaux, Cergy, Créteil, Toulon, Toulouse, Vénissieux ou Verdun –, en Belgique, en Italie pour la première fois, mais aussi en Algérie (à la basilique Notre-Dame d’Afrique, à Alger) et dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne : le Bénin, le Burkina Faso et même le Niger et la RD-Congo.

Dans un contexte difficile pour le dialogue islamo-chrétien, en raison notamment des multiples violences commises au nom de l’islam partout dans le monde, « Ensemble avec Marie » affiche une santé étonnante.

L’enjeu est aussi que ces rassemblements festifs suscitent d’autres événements, tout au long de l’année, dans les villes où ils ont lieu.

Extraits de « Ensemble avec Marie, des rencontres islamo-chrétiennes en Europe et en Afrique » par A.-B. Hofner, La Croix, 19/03/18.