Au Mali, au Niger et au Burkina, nombre de jeunes Peuls ont rejoint les groupes jihadistes. Mais la majorité, soupçonnée à tort et prise pour cible, est à bout.
La liste s’allonge de jour en jour. Vingt-six personnes exécutées par l’armée dans le village de Binedama, au Mali, le 5 mai. Douze autres retrouvées mortes dans les locaux de la gendarmerie à Tanwalbougou, au Burkina Faso, le 11 mai. D’autres encore tuées par les forces de défense et de sécurité nigériennes lors d’une opération ratissage dans la région du Tillabéri, entre la fin de mars et le début d’avril. Maliens, Burkinabè, Nigériens… Tous ces civils avaient un point commun : ils appartenaient à la communauté peule.
S’ils ne sont pas les seuls à être visés, les Peuls sont souvent les principales victimes des exactions commises par les forces armées sous le couvert de la « lutte antiterroriste ». Ces derniers mois, les raids punitifs menés par des hommes en uniforme se sont multipliés à travers le Sahel. Des atrocités régulièrement dénoncées par les ONG de défense des droits humains, mais pas seulement : en avril, la Minusma déplorait ainsi la « multiplication » des exécutions extrajudiciaires perpétrées par les Forces armées maliennes (Famas) durant le premier trimestre de 2020, tandis que l’Union européenne et la France – quoique en des termes prudents – disaient elles aussi leur préoccupation.
La stigmatisation latente des Peuls transparaît très clairement chez de nombreux responsables politiques et sécuritaires sahéliens. »
Derrière cette guerre sale, une idée sous-jacente : celle que les Peuls constitueraient le gros des troupes jihadistes sévissant du delta intérieur du Niger à la zone des trois frontières. Il n’y a ni chiffre ni statistique solide qui permettent d’étayer ce constat. Seulement des estimations plus ou moins précises, élaborées sur la base de sources locales et sécuritaires. Certains groupes sont ainsi réputés pour être composés en majorité de combattants peuls : la katiba Macina, d’Amadou Koufa – filiale du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), d’Iyad Ag Ghaly ; la katiba Serma ; la faction burkinabè Ansarul Islam ; enfin, l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), d’Abou Walid al-Sahraoui.
De Bamako à Niamey en passant par Ouagadougou, il n’est pas rare d’entendre cette petite phrase – fausse mais lourde de sous-entendus : « Tous les Peuls ne sont pas jihadistes, mais tous les jihadistes sont peuls. » Et peu importe si, à travers ces différents pays, ces groupes comptent des combattants de nombreuses autres communautés. Touaregs, Arabes, Songhaïs, Dogons, Sénoufos, Mossis… Les exemples ne manquent pas, tant parmi les « petites mains » que parmi les chefs. Au Sahel comme ailleurs, les clichés ont la vie dure.
Fulfude
« Certains de nos hommes sur le terrain sont traumatisés, explique un gradé burkinabè. Quand ils entendent quelqu’un parler fulfulde, ils ont peur. Beaucoup pensent que tous les terroristes sont peuls. C’est un vrai problème. » Or, dans les zones où les Peuls sont souvent majoritaires, il n’est pas rare que les populations parlent fulfulde, même si elles ne sont pas peules. « Par exemple, au Burkina, il y a aussi des Bellas dans les groupes jihadistes, mais, comme ils parlent fulfulde, personne ne fait la différence », poursuit l’officier.
« La stigmatisation latente des Peuls transparaît très clairement chez de nombreux responsables politiques et sécuritaires sahéliens », estime un diplomate africain implanté de longue date dans la région, qui dément toutefois l’existence d’une politique de « nettoyage ethnique » qui serait délibérément appliquée par les gouvernements. D’ailleurs, au Mali, au Burkina ou au Niger, des Peuls occupent des postes à responsabilité. Certains sont ministres, présidents d’institution, officiers ou sous-officiers… « Le problème, résume l’un d’eux, c’est que ces élites urbanisées n’ont rien à voir avec les jeunes éleveurs défavorisés qui viennent grossir les rangs des katibas à des centaines de kilomètres des salons bamakois ou ouagalais qu’elles fréquentent. »
Revenons en arrière pour comprendre comment l’on en est arrivé là. Dans les années 2000, une crise frappe durement le pastoralisme nomade sahélien. Déficits pluviométriques, sécheresse, diminution des pâturages et donc des troupeaux… Ces difficultés socio-économiques frappent de plein fouet les Peuls nomades qui vivent de l’élevage. Rapidement, des conflits locaux autour de l’accès aux ressources naturelles émergent entre éleveurs, puis avec des agriculteurs et des pêcheurs sédentaires.
En 2012, la crise malienne explose. « Les armes ont commencé à circuler de plus en plus librement. Ce tournant majeur a largement contribué à faire dégénérer la situation dans la zone », estime Jean-Hervé Jezequel, directeur du projet Sahel à l’International Crisis Group. Certains éleveurs peuls s’arment, pour protéger leurs troupeaux et leurs couloirs de transhumance, mais aussi pour se défendre d’autres groupes communautaires qui se sont rapprochés de certaines factions armées.
C’est dans ce contexte troublé qu’émerge la figure d’Amadou Koufa. Celui qui deviendra le premier chef jihadiste peul d’envergure se fait connaître (comme par la suite Ibrahim Malam Dicko, le fondateur d’Ansarul Islam, au Burkina) en dénonçant les injustices faites à ses « frères » : conditions de vie difficiles, rackets des forces de l’ordre, absence de services sociaux de base… Mais les élites peules – chefs religieux, maires ou notables, qu’il accuse d’entretenir les inégalités en maintenant une organisation féodale – sont également dans son viseur. « Nous n’avons jamais eu de marge de manœuvre, déplore l’un d’eux, désormais réfugié à Ouagadougou. Les gens de Koufa ou de Dicko ont tué tous les responsables de leur propre communauté, en allant du chef de village au chef de canton. C’est pour cela que beaucoup ont fui, laissant le champ libre aux jihadistes. »
Hors de contrôle
Avec son discours engagé et révolutionnaire, Koufa séduit une partie de la jeunesse peule pauvre et marginalisée du centre du Mali. La plupart de ses combattants sont, comme lui, originaires de la « zone inondée » (le delta intérieur du fleuve Niger), d’autres viennent du Séno, près de la frontière avec le Burkina. En janvier 2015, son groupe mène ses premières attaques à Dioura et à Ténenkou.
Au fil des mois, il se renforce. Et se place sous la tutelle d’Iyad Ag Ghaly, qui, en parallèle, s’est imposé comme l’homme d’Al-Qaïda au Mali. Les raids se multiplient. Après le Nord, le Centre devient hors de contrôle. Les jihadistes y sont chez eux et font régner leur loi. Bientôt la contagion gagne le nord du Burkina frontalier.
Sous-équipées, mal payées et mal considérées, les forces de défense et de sécurité semblent constamment dépassées. Elles combattent les jihadistes en faisant des descentes dans les villages où elles les suspectent de se cacher ou d’y avoir de la famille. « Il peut y avoir des actions de représailles commises contre certains Peuls, reconnaît un officier burkinabè. Mais pas parce qu’ils sont peuls, juste parce qu’ils ont ciblé nos troupes. Certains nient la réalité. Ils sont convaincus que leurs proches n’ont rien à voir avec les terroristes alors qu’ils sont à leurs côtés. »
Les chefs de katibas, à commencer par Koufa, n’hésitent plus à jouer sur la fibre communautaire pour gonfler leurs rangs.
En grande difficulté, les autorités maliennes et burkinabè ont fini par s’appuyer sur des milices communautaires pour tenter de contrer les jihadistes : Dan Na Ambassagou et ses chasseurs dogons au Mali, groupes d’autodéfense Koglweogo et leurs membres majoritairement mossis, aujourd’hui recyclés en « volontaires pour la défense de la patrie », au Burkina. Un pari risqué pour un même résultat : dans ces deux pays, les violences intercommunautaires ont flambé, et le poison de la vengeance s’est insidieusement répandu. Des deux côtés de la frontière, des civils innocents, dont des femmes et des enfants, sont aujourd’hui exécutés par des miliciens en armes parce qu’ils appartiennent à telle ou telle communauté.
Argent, motos et kalachnikovs
Koulogon, Ogossagou, Yirgou… Plusieurs massacres de masse ont ensanglanté des villages peuls. Il n’en faut souvent pas davantage pour précipiter certains de leurs habitants dans les bras des jihadistes, qu’ils perçoivent comme un recours face aux persécutions. « Il y a des jeunes dont les villages ont été attaqués par des milices d’autodéfense en toute impunité. À leurs yeux, si l’État n’assure pas la justice, c’est à eux d’aller la chercher auprès de tierces personnes », explique Abou Sow, le président de l’association Tabital Pulaaku, au Mali.
De leur côté, les chefs de katibas, à commencer par Koufa, n’hésitent plus à jouer sur la fibre communautaire pour gonfler leurs rangs. « Au départ, quand ils passaient dans les villages, les jihadistes prêchaient et dénonçaient l’attitude de ceux qui ne respectaient pas la charia, raconte un habitant de la région de Mopti. Puis ils ont insisté sur le fait qu’ils se battaient contre l’injustice et pour rétablir la sécurité. Parfois, ils donnaient même de l’argent, des motos et des kalachnikovs pour que les gens puissent se défendre. »
Il n’y a jamais eu de message gouvernemental clair sur le fait que tous les Peuls n’étaient pas des jihadistes, ni de geste symbolique fait à leur égard. »
Parfois, aussi, certains n’ont pas eu d’autre choix que de rallier les katibas. « Quand toute votre famille a été massacrée, que vous n’avez nulle part où aller et que vous n’avez aucun moyen de subsistance, vous êtes contraint de rejoindre ces groupes jihadistes malgré vous », explique Boubakary Diallo, secrétaire général des Rugga, une association d’éleveurs au Burkina. Sans compter les recrutements forcés, comme ceux pratiqués par l’EIGS dans la région des trois frontières, où des familles peules ont été obligées de fournir des combattants sous peine de représailles.
Inaction politique
Face à ces questions aussi complexes qu’explosives, les organisations de la société civile accusent les autorités d’inaction. Le Plan de sécurisation intégrée des régions du centre du Mali n’a pas apporté d’améliorations tangibles, pas plus que le Plan d’urgence pour le Sahel au Burkina. Seules quelques initiatives ont parfois permis de parvenir à des cessez-le-feu locaux, mais rien de durable ni d’étendu à de plus vastes zones.
« Ces problèmes n’ont jamais été pris à bras-le-corps. Il n’y a jamais eu de message gouvernemental clair sur le fait que tous les Peuls n’étaient pas des jihadistes, ni de geste symbolique fait à leur égard », s’indigne une source onusienne. Conséquence : un vrai malaise est désormais perceptible au sein de cette communauté, dont les représentants ne cachent pas leur amertume.
Ce serait une erreur de penser que c’est seulement le problème des Peuls ou d’une autre communauté. »
« Malheureusement, la situation ne s’améliore pas, et les massacres se répètent sans que rien ne change. Cela suscite beaucoup d’incompréhensions, car les États sont censés être garants de la sécurité de tous leurs citoyens », déplore Adame Ba Konaré, écrivaine et épouse de l’ex-président malien Alpha Oumar Konaré.
Après avoir un temps cohabité, voire coopéré ponctuellement pour certaines opérations, le GSIM et l’EIGS se livrent désormais une guerre pour le leadership jihadiste dans la région. Depuis le début de l’année, les accrochages se sont multipliés entre les différentes katibas du centre du Mali à la zone des trois frontières, faisant plusieurs dizaines de morts dans chaque camp. Koufa, Sahraoui et leurs lieutenants essaient donc d’attirer de nouveaux combattants, en particulier au sein des communautés peules qu’ils utilisent déjà comme viviers.
« Ils s’en servent comme de la chair à canon, lâche un officier des renseignements à Bamako. Mais ce serait une erreur de penser que c’est seulement le problème des Peuls ou d’une autre communauté. Toute la région s’enfonce dans la crise. Si rien n’est fait, la situation va largement se détériorer. »