Propos recueillis par Hugo Albandea et Héloïse Lhérété
Quels sont les grands enjeux de l’éducation d’aujourd’hui ? Nous avons posé la question à quatre penseurs.
Ndlr: nous avons ajouté une couleur d’arrière-plan à ce qui nous semble le plus important dans les propos.
Edgar Morin
« Enseigner la lucidité »
« Si l’on prend au sérieux la mission de toute éducation, qui est d’enseigner à vivre, il me semble qu’il existe des carences fondamentales dans les programmes scolaires. En particulier, il manque un enseignement sur ce qu’est la connaissance, ses dispositifs, ses infirmités, ses difficultés. La connaissance, ce n’est pas une photographie objective de la réalité, prête à l’emploi ; c’est un processus de traduction et de reconstruction, où l’on risque toujours de se tromper. Toute communication comporte un risque d’erreur, bien démontré par le mathématicien Claude Shannon. Or justement, l’un des besoins premiers du vivre, à tous les âges de la vie, c’est de connaître les sources possibles de ses erreurs et illusions. La lucidité est un combat pour lequel il faut armer les esprits. Ce n’est pas grave de se tromper à l’école. Mais on peut aussi se tromper, avec des conséquences plus dramatiques, sur le choix de la carrière, sur le choix de l’amitié, sur le choix amoureux, sur le choix politique. Le risque d’erreur et d’illusion est permanent pour l’humanité.
Il existe un autre thème qu’il me paraît indispensable d’introduire : celui de la compréhension d’autrui. Sa portée est planétaire. Nous sommes sans cesse en contact avec des cultures de tous les pays du monde qu’il nous faut comprendre. À l’intérieur de chaque famille, de chaque organisation, les phénomènes d’incompréhension sont multiples.
Voilà donc les deux lacunes actuelles : la connaissance et la compréhension humaine. Éviter au maximum des erreurs, qui peuvent être parfois mortelles, et comprendre autrui sans le mépriser, savoir qu’autrui est à la fois semblable et différent.»
Marcel Gauchet
« Ne pas subir un destin social »
« Sur ce qu’il faudrait transmettre, il y a consensus : tout, et à tous, des fondamentaux (lire, écrire, compter) aux notions élémentaires de la médecine, en passant par les langues, le sport et le codage informatique. C’est un très noble objectif, largement partagé en France depuis longtemps.
Les difficultés commencent lorsqu’on aborde le « comment ». Notre système scolaire sort en effet hagard d’une mutation profonde. Jusqu’à la fin des années 1960, transmission équivalait à imposition. On se posait peu de questions : la moitié apprenait, l’autre ignorait, sans qu’on s’en émeuve particulièrement. Les années 1970-1980 ont été le théâtre d’un bouleversement considérable. Les élèves étaient incités à construire par eux-mêmes leurs propres savoirs. Ce noble idéal de la liberté personnelle n’a malheureusement pas donné les résultats escomptés. Bizarrement, les élèves qui s’accommodaient d’un système où le savoir leur était imposé sont les mêmes qui, aujourd’hui, savent construire leurs propres savoirs. Inversement, les réfractaires à l’imposition parviennent mal à échafauder leurs connaissances.
Nous sommes à présent dans un creux historique. Après l’enthousiasme utopique, puis la dépression généralisée, nous entrons dans une phase de bilan et de reconstruction. Nous découvrons que nous ne savons pas faire pour apprendre à tout le monde. Mais nous allons progresser. En ce moment même sont en train de s’inventer, avec les neurosciences, des pédagogies au plus proche des individus.
C’est un immense chantier qui s’ouvre, dont l’enjeu est l’idéal égalitaire : permettre à chacun d’accéder à un niveau de connaissance qui lui permette de bien s’orienter dans son existence, c’est-à-dire ne pas subir un destin social.»
Philippe Meirieu
« Relier les savoirs et les valeurs »
« La question de la transmission renvoie à deux problématiques différentes, celle des contenus culturels et celle des valeurs à transmettre. D’un côté, il y a ceux qui insistent sur l’importance de l’acquisition des langages, la maîtrise des connaissances et la découverte des œuvres. D’un autre côté, il y a ceux qui soulignent que l’essentiel est dans l’appropriation de valeurs et le développement de l’autonomie.
Or, ces deux volets sont inséparables. En effet, toute transmission de savoirs véhicule, par les choix qu’elle effectue et par la manière de les transmettre – qui n’est jamais neutre –, des valeurs explicites ou implicites. De même, il n’existe pas de valeurs en apesanteur culturelle, transmissibles sans la médiation de connaissances et sans incarnation dans une histoire.
Ce qui devient alors essentiel en éducation, c’est le lien qui unit les connaissances et les valeurs. Promouvoir la devise de la République – liberté, égalité, fraternité – sans former l’enfant à la liberté d’expression et de pensée, sans lutter contre l’injustice et la compétition acharnée, c’est perdre tout crédit à ses yeux. Enseigner les mathématiques ou la physique, sans favoriser l’exercice de la rigueur par la pratique de la démarche expérimentale et du débat argumenté, c’est vider ces disciplines de leur substance et se résigner à voir nos enfants fascinés par les théories complotistes. Donner à voir des chefs-d’œuvre élaborés par les humains tout au long de leur histoire et pratiquer une évaluation qui se satisfait de la médiocrité dès lors qu’elle est payée d’une mauvaise note, c’est trahir ceux dont nous prétendons nous revendiquer.
Le véritable enjeu de notre éducation – pour les parents, l’école, le tissu associatif ou les médias – est bien la cohérence. Cohérence entre nos principes et nos actes. Cohérence entre les connaissances que nous transmettons et la manière de les transmettre. Cohérence entre ce que nous donnons à admirer à nos enfants et ce que nous faisons avec eux au quotidien.»
Jacques Rancière
« Transmettre ? Une fiction ! »
« Que doit-on transmettre ? Les plus modestes se satisfont de transmettre des savoirs. Les malins se targuent de faire mieux : ils apprennent à apprendre, ils transmettent l’esprit critique et les valeurs de la réflexion. Mais le modèle reste le même : il y a une chose à transmettre, un bien spirituel que l’on fait passer dans un autre cerveau comme un bien matériel passe de main en main. On voit alors volontiers le patrimoine intellectuel et moral d’une communauté transmis à une collectivité d’esprits enfantins en même temps que les règles de la conjugaison. Cette fiction est nécessaire au fonctionnement de l’institution éducative. Et elle est nécessaire au fonctionnement d’un ordre social qui identifie le pouvoir des propriétaires à celui des compétences.
Reste que, à la vérité, le mot « transmission » est un leurre. Platon déjà se moquait de cet auditeur qui se collait à Socrate pour ne rien perdre de l’enseignement du maître : rien ne passe d’un cerveau dans un autre. Dans ce qu’on appelle transmission, il y a le rapport entre deux exercices ou, pour reprendre les termes de Joseph Jacotot, entre deux aventures intellectuelles.
L’aventure intellectuelle de celui ou celle qui occupe la fonction de maître est de provoquer celles et ceux qui lui font face, à répondre, à engager leur propre chemin pour apprendre. Cet effet est crucial pour les individus : au hasard d’une leçon entendue, d’un exercice proposé, ils peuvent y saisir la chance de départs neufs et de trajets inédits sur le terrain du savoir. Ils peuvent y devenir des individus émancipés qui décident de mettre en œuvre cette capacité qui appartient à tous et qu’ils reconnaissent en tous. »