Confrontée à deux transitions qui pourraient bien s’éterniser, l’organisation régionale oscille entre sanctions et négociations pour tenter de se faire entendre.
La maison, à deux pas de la corniche nord de Conakry, a le mérite d’être face à la mer. De jour comme de nuit, des blindés légers de l’armée sont stationnés devant son portail, et gare aux badauds qui s’aventureraient dans une des ruelles proches de la villa. Ils sont systématiquement fouillés et contrôlés.
Depuis qu’il a été transféré dans cette résidence du quartier de Dixinn, en banlieue de la capitale, Alpha Condé n’a pas beaucoup changé sa routine. Le président déchu lit, discute avec ses gardes, regarde la télévision. Cet accro au smartphone espère sans doute encore récupérer ses nombreux portables et avoir droit aux visites. Lui qui aimait tant recevoir dans son palais de Sékhoutouréya convives de prestige et hommes de confiance est plus isolé que jamais. Depuis cette matinée du 5 septembre où il a été sorti de son palais par Mamadi Doumbouya et ses hommes, Alpha Condé ne voit plus que son médecin personnel et son cuisinier Jérémie, d’origine togolaise.
Nouvelle maison ou nouveau lieu de détention ? Les autorités assurent que l’ex-chef de l’État « n’est pas un prisonnier ». « Il fallait bien réagir aux rumeurs qui le donnaient pour séquestré, explique un membre du gouvernement de transition. Il bénéficie de la bienveillance de Mamadi Doumbouya et jouit d’une certaine liberté de mouvement et de rencontre. Au regard de la situation, il bénéficie du meilleur traitement possible. »
Maladie contagieuse ?
Contrairement à son homologue malien Ibrahim Boubacar Keïta, qui avait accepté de démissionner devant les caméras de la télévision nationale et qui est depuis autorisé à se soigner à l’étranger, le Guinéen ne peut pas pour l’instant sortir du pays : son passeport serait toujours détenu par Mamadi Doumbouya. « Garde tes amis proches, tes ennemis plus proches encore », dit l’adage… Face à la pression de la communauté internationale, le président de la transition en Guinée aura donc seulement concédé au transfert de son prédécesseur. Il faut dire que les chefs d’État de la sous-région avaient beaucoup insisté.
Lorsqu’ils rencontrent Mamadi Doumbouya pour la première fois, le 17 septembre dernier, le président en exercice de la Cedeao, Nana Akufo-Addo, et le chef de l’État ivoirien, Alassane Ouattara, arrivent avec deux revendications : la libération d’Alpha Condé et la durée de la transition, qu’ils veulent la plus courte possible. Au sein de l’organisation, Alassane Ouattara défend une ligne dure. D’autres, comme le Niger ou le Nigeria, adoptent une position plus souple, rechignant à sanctionner les militaires.
POUR NE PAS DONNER L’IMPRESSION D’ENCOURAGER LES PUTSCHS, LA CEDEAO N’AVAIT PAS D’AUTRE CHOIX QUE CELUI DE LA FERMETÉ
Le coup d’État guinéen inquiète l’Ivoirien, tout juste réélu pour un troisième mandat. « Il y a une maladie contagieuse qui s’appelle IBK, qui a aussi emporté Alpha. Pour ne pas donner l’impression d’encourager les putschs, la Cedeao n’avait pas d’autre choix que celui de la fermeté », observe un responsable politique guinéen. « Le troisième mandat représente le début des problèmes politiques de la Cedeao et de ses mauvaises performances en matière de respect du cadre démocratique dans la région », ajoute un ancien ministre ouest-africain.
Premières dissensions
Conspuée par les populations, fragilisée par deux transitions à durée indéterminée, confrontée à des militaires jeunes et fiers, peu enclins à se laisser dicter leur conduite, la Cedeao peut-elle reprendre la main ?
Elle peut compter sur certains acquis solides : intégration économique, passeport commun et un certain langage. « Il existe une relation spéciale entre les chefs d’État, analyse un général ouest-africain habitué des sommets de l’organisation. Il nous est déjà arrivé d’aborder des situations explosives en réunion et de voir les présidents réunis à huis clos sortir de la salle en se tapant dans le dos. » Une proximité qui avait notamment permis de résoudre la crise gambienne de 2016-2017 : les pays membres avaient décidé, à la quasi unanimité, de garantir la tenue des élections, puis étaient convenus de tenter de convaincre Yahya Jammeh de se retirer avant d’intervenir militairement pour lui forcer la main.
Des dissensions voient le jour avec le cas bissau-guinéen, un temps géré par Alpha Condé au moment de la crise parlementaire de 2017. Le Guinéen est alors accusé par Umaro Sissoco Embaló de jouer un jeu ethnique dangereux en soutenant le camp rival, le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert (PAIGC), l’ancien parti au pouvoir. Le début d’une inimitié farouche. Embaló se rapproche du Sénégal et du Niger, puis du grand frère nigérian. Deux camps apparaissent dans le cercle des chefs d’État.
À la veille de la saison des putschs, les décisions sont donc influencées par les petites querelles ou les relations de confiance. Dans les réunions, le discret et réservé Muhammadu Buhari reste particulièrement influent. Le nouvel entrant, le Nigérien Mohamed Bazoum, tente de marcher dans les pas de son prédécesseur Mahamadou Issoufou, très respecté par ses pairs, comme avait pu l’être IBK en son temps. Volubile, toujours écouté, l’Ivoirien Ouattara se heurte souvent aux opinions de Macky Sall, tandis qu’Embaló joue volontiers les trublions.
Avec Goïta, le jeu de dupes
Un équilibre mis à mal par deux coups d’État d’affilée : au Mali, le 18 août 2020, puis en Guinée, le 5 septembre 2021. « Lors du premier coup d’État au Mali, la Côte d’Ivoire s’était d’abord opposée aux sanctions économiques, relate une source qui avait assisté aux sommets. Le pays sortait d’élections très problématiques, IBK avait accepté de démissionner… Et de manière générale, plusieurs États de la sous-région étaient réticents à sanctionner un pays en guerre. » Assimi Goïta, auquel on ne prêtait aucune ambition, se déplace pour rencontrer les présidents, qu’il tente de rallier à sa cause.
LES ENGAGEMENTS PRIS PAR LE COLONEL AUPRÈS DE LA CEDEAO SEMBLENT AUJOURD’HUI COMPLÈTEMENT PIÉTINÉS
« Il dégageait une assurance et une sérénité qui lui ont valu estime et compréhension, commente un haut-cadre malien. Au lendemain du renversement d’IBK, cette figure calme et en apparence désintéressée a fini par convaincre les dirigeants ouest-africains. Ils ont décidé de donner sa chance à ce colonel dont personne ne connaissait le nom avant la matinée du 18 août 2020. C’est cela qui peut expliquer la flexibilité des chefs d’État après le premier putsch. »
Le Sénégalais Macky Sall et ses pairs s’abstiennent de sanctionner un pays plongé dans un gouffre économique et une instabilité sécuritaire inédite depuis 2012. Leur but : installer un président et un Premier ministre civil et veiller à ce qu’une élection présidentielle soit organisée dans les mois suivant le début de la transition. Une stratégie naïve ? « Dès le départ, ils auraient dû imposer des sanctions – notamment économiques – au Mali pour éviter que la transition ne s’éternise. Un an plus tard, on réalise que Goïta a dupé la Cedeao, qui est aujourd’hui considérablement affaiblie par sa gestion de la crise malienne », observe un ancien ministre des Affaires étrangères de la sous-région.
Car le 24 mai 2021, un second coup d’État va faire voler en éclat la charte de la transition et les promesses faites par Goïta lors d’une réunion extraordinaire de la Cedeao, en septembre 2020. Aujourd’hui, un militaire est au pouvoir à Bamako, le délai de 18 mois ne va pas être tenu et les élections ne seront pas organisées, comme prévu, le 27 février 2022.
Les menaces brandies par la Cedeao semblent incapables de faire fléchir les nouveaux maîtres de Koulouba et de masquer l’échec politique de l’organisation. La ligne rouge a été franchie depuis longtemps, et la crise est ouverte. Le ministre malien des Affaires étrangères, Abdoulaye Diop, va jusqu’à dénoncer des « ingérences extérieures dans le travail de la Cedeao », pointant du doigt la France.
Un médiateur contesté
Le cas guinéen ne permettra pas non plus à l’organisation de camoufler ses insuffisances. Le clan de colonels putschistes qui se forme en Afrique de l’Ouest n’est pas dupe. Observateur aguerri de la situation malienne, Mamadi Doumbouya veille à ce que la Cedeao fasse la différence entre son pays et le Mali.
Le premier bras de fer entre lui et ses pairs apparaît au début du mois de novembre, quand le lieutenant-colonel refuse la nomination de Mohamed Ibn Chambas comme médiateur de la Cedeao en Guinée.
Très apprécié des chefs d’État avec lesquels il s’entend bien, ce diplomate ghanéen habitué des dossiers politiques brûlants n’a pas les faveurs de Doumbouya. Bien qu’il ait été proposé, voire imposé, par le président Nana Akufo-Addo en tant qu’envoyé spécial pour négocier avec le Comité national de rassemblement pour le développement (CNRD), Doumbouya a fait savoir que sa présence n’était pas nécessaire. « En désignant Chambas, la Cedeao n’a pas consulté la Guinée, comme le veut l’usage. Nous aurions pu trouver un consensus si tel avait été le cas », explique un membre du gouvernement à Conakry.
LA PROXIMITÉ DE MOHAMED IBN CHAMBAS AVEC LES CHEFS D’ÉTAT DE LA ZONE DÉRANGE BEAUCOUP
« Auprès des mouvements d’opposition de la région, Chambas est étiqueté comme ayant peu de crédit pour mener le dialogue avec une transition, indique un politique bien informé de la sous-région. En 2016 déjà, lorsqu’il était intervenu au Niger en tant que représentant spécial du secrétaire général des Nations unies, l’opposition nigérienne l’avait jugé peu crédible. Ce fut aussi le cas au Togo, quelques années plus tôt. Il y a aussi sa proximité avec les chefs d’État de la zone qui dérange beaucoup. »
À Conakry, Chambas suscite également la méfiance. Le Ghanéen y a laissé l’image d’une Cedeao incapable de se positionner sur le changement de Constitution opéré par Alpha Condé pour obtenir un troisième mandat. Les allers et retours de Chambas en tant que médiateur n’ont pas sorti le pays du statu quo dans lequel il se trouvait. Mais aurait-il pu négocier seul ?
« Le fichier électoral était tellement corrompu que les chefs d’État ont demandé à Alpha de décaler le scrutin. Il a refusé, et l’organisation a retiré tous ses observateurs, relate un Guinéen qui connaît bien l’organisation. La Cedeao manque d’instruments juridiques pour ce genre de situation. À part de petits moyens tièdes et beaucoup de missions, les dirigeants ne peuvent pas faire grand-chose pour empêcher les dérives. »
Vers une crise ouverte ?
En Guinée en tout cas, la junte reste – pour l’instant – soutenue par l’opposition, qui refuse des élections « à l’emporte-pièce ». « Cette transition est un ouf de soulagement pour nous, confie l’ancien ministre Amadou Bah Oury », qui critique une Cedeao « défaillante » qui « ferait mieux de se remettre en question » Les autres partenaires restent quant à eux prudents, préférant s’en remettre aux décisions de la communauté ouest-africaine. « La Cedeao demande plus de clarté sur le chronogramme, et nous nous alignons », répond, prudent, le président du Conseil européen Charles Michel. Avant d’avouer que « l’absence de visibilité sur le calendrier rend les choses très difficiles ».
À Conakry, on préfère surtout jouer la carte de l’apaisement. « Nous ne sommes pas dans l’esprit d’une rébellion ou d’une confrontation, assure le ministre des Affaires étrangères,Morissanda Kouyaté. La Cedeao, c’est notre maison-mère ! Aucun d’entre nous n’a intérêt à aller au clash. »
LA CEDEAO A DEMANDÉ UNE TRANSITION COURTE, ET LA JUNTE SE DIRIGE VERS QUELQUE CHOSE DE TRÈS DIFFÉRENT
En Guinée, la junte s’est bien choisie un « VRP » : le technocrate Mohamed Béavogui, nommé Premier ministre, a été chargé de négocier avec ses voisins. « Un adulte qui empêche les enfants de casser la vaisselle », avait ironisé un responsable politique malien lors de sa nomination. Mais début décembre, les militaires guinéens ont désavoué les engagements pris par Béavogui, qui avait assuré que le Conseil national de transition (CNT) serait constitué avant la fin de l’année 2021. Sujet sur laquelle la junte refuse de s’engager.
« À quoi bon discuter ? Ce sont les actes qui comptent, balaie un membre du gouvernement de transition. Nous avons adopté une charte, formé un gouvernement 100 % civil… Tout le monde est crispé, mais nous n’avons rien à cacher. Lorsque le CNT sera mis en place, la durée de la transition sera fixée. » « La Cedeao a demandé une transition courte, et à Conakry la junte se dirige vers quelque chose de très différent, alerte cependant un responsable politique guinéen. Certains parlent ici d’années de transition. On va vers une crise ouverte. »