Ces dernières années, les incidents se sont multipliés en marge d’événements culturels organisés dans des églises. Des manifestations locales qui posent aujourd’hui la question d’une réflexion plus globale au niveau de l’Église de France.
La menace s’est d’abord matérialisée fin avril par un courrier anonyme dénonçant l’organisation prochaine d’un « concert profanatoire » en l’église Saint-Cornély à Carnac (Morbihan). En cause, la venue, le 13 mai, de l’organiste américaine Kali Malone, connue pour son style électro-acoustique. « Il est peut-être trop tard pour empêcher ce sacrilège, indiquait alors la missive adressée au curé local, le père Dominique Le Quernec, mais j’invite tous les fidèles de Carnac, vacanciers comme “historiques”, à contester auprès du presbytère et à faire prière de réparation en disant le chapelet. »
La lettre circule parmi les paroissiens, avant d’être relayée sur des sites influents dans les milieux catholiques traditionalistes. Le curé tente d’éteindre la polémique en publiant un communiqué dénonçant de « fausses accusations », mais une trentaine de catholiques radicaux se rassemblent le soir du concert pour bloquer l’accès au lieu.
L’événement est finalement annulé malgré l’intervention du maire et des forces de l’ordre. Il avait pourtant été autorisé par le curé, à qui revient ce type de décision. « Nous avons une commission des concerts avec un comité de lecture des œuvres, retrace le père Le Quernec. Nousétudions chaque demande de concert en vérifiant qu’il n’y ait rien d’anti-chrétien ou de profanateur parmi les œuvres proposées. »
Phénomène récurrent
D’autres incidents ont défrayé la chronique en France. En juin 2021, le chanteur de pop Eddy de Pretto a été la cible d’attaques virulentes pour son concert à l’église Saint-Eustache de Paris. Quelques mois plus tard, à Nantes, un concert de l’artiste suédoise Anna von Hausswolff, a été déplacé et finalement annulé à cause d’actions de militants traditionalistes.
En avril 2023, des menaces de mort provoquent l’annulation du concert du chanteur Bilal Hassani dans une église désacralisée de Metz (Moselle). Une semaine plus tard, à Lille (Nord), les forces de l’ordre sont mobilisées pour permettre le maintien d’un concert de musiques ethniques prévu dans une église. Des actes ponctuels, d’ampleur variable, mais bénéficiant d’un fort écho médiatique et amplifié par les réseaux sociaux.
Militants divergents
Selon l’historien Bruno Dumons, coauteur de Droite et catholicisme en France et en Europe des années 1960 à nos jours, ce type d’actions est conduit par des militants souvent de « sensibilité traditionaliste, en rupture avec l’institution ecclésiale officielle ». « Ils estiment être les seuls à pouvoir faire respecter l’âme d’un lieu sacralisé ou non, et à juger si une œuvre musicale est ici profanatoire ou non », considère-t-il. En 2021, la publication par le pape François du motu proprio Traditionis custodes, renforçant le contrôle sur la messe tridentine, a encore fortifié leur sentiment d’être marginalisés dans le paysage ecclésial.
« Cela fait deux ou trois ans que je constate une montée en puissance de ces groupuscules », observe le père Dominique Thiry, chanoine de la cathédrale de Metz, témoin à plusieurs reprises de telles actions militantes. À chaque fois, le même mode opératoire : les militants perturbent l’événement en priant le chapelet à haute voix, poussant le responsable des lieux à faire intervenir les forces de l’ordre. « Leur but est d’imposer leur vision très étroite du religieux, déplore-t-il. Ils ignorent le rapport entre le culte et la culture et tous les liens féconds à travers l’histoire. Ils refusent le dialogue et cultivent l’entre-soi. C’est un raidissement identitaire et idéologique face à la société actuelle. »
Prêtres sous pression
Après avoir été contraint de demander l’expulsion de militants de la cathédrale de Metz, le père Thiry a été harcelé. Le prêtre indique être soutenu par ses confrères et son évêque… mais sait que ce n’est pas le cas de tous. « J’ai un devoir vis-à-vis de confrères qui sont seuls, sous pression, et ne veulent pas faire d’histoire. Si on ne dit rien, on laisse le “label catho” être récupéré par ces gens-là. Il faut avoir le courage de continuer d’agir, avec un esprit d’ouverture et d’accueil. » Avec plus de 70 avocats, artistes ou élus, ce dernier a signé en juin une tribune du Monde et de Télérama pour, dit-il, réaffirmer la prise de position de l’Église contre ces blocages.
Les responsables catholiques sont-ils unanimes sur la question ? Le président de Civitas, Alain Escada, assure qu’il reçoit aussi le soutien de prêtres diocésains opposés à la tenue d’événements qui « n’ont rien à voir avec la liturgie ». Contrairement à ce qui est régulièrement reproché sur le terrain aux militants – au point de déboucher parfois sur des poursuites judiciaires –, il conteste toute intention de basculer dans la violence. Et réfute l’idée qu’il serait fermé au dialogue, se disant prêt à « participer à un débat » – s’il en était organisé un – avec les responsables catholiques du pays.
Réflexion collective
La banalisation de ces incidents alimente-t-elle des craintes au sommet de l’Église de France ? Un chantier de réflexion s’amorce sur le sujet. « Tout ce qui a récemment été porté dans les médias indique qu’il y a une réflexion approfondie à conduire pour donner des clés de discernement. Mais nous n’en sommes qu’aux balbutiements de la démarche », répond Bernadette Mélois, directrice du Service national de pastorale liturgique et sacramentelle de la Conférence des évêques de France (CEF).
Responsable, lui, du département « art sacré » de la CEF, le père Gautier Mornas poursuit : « Sans être contrainte par l’actualité, c’est une préoccupation pour nous depuis longtemps. Nous voyons combien nombre d’évêques et de prêtres se sentent trop seuls pour décider. » Il rappelle que le cadre juridique – la loi de 1905 – pose que tout ce qui dépend de « l’annexe » au culte, y compris dans les églises qui sont propriétés communales (1), relève du bon vouloir des prêtres locaux, qui en sont les affectataires.
Plusieurs documents ecclésiaux existent, toutefois, pour donner des repères. « On acceptera en priorité, et on facilitera même, les concerts d’œuvres faisant partie de la tradition musicale de l’Église universelle. On pourra même accueillir d’autres types de musique, de façon occasionnelle, du moment qu’elles ne s’opposent pas au caractère particulier du lieu », indique ainsi une directive de l’Église de France, datée de 1988. Mais ces textes datent de plus de vingt ans et peuvent paraître décalés par rapport à l’actualité.
Alors que la CEF va lancer à la rentrée des états généraux du patrimoine religieux, le père Mornas espère que cela permettra, à partir des retours du terrain, de faire émerger une « grille de lecture » plus actualisée pour « savoir ce qui est souhaitable ou non ». Et ainsi aider à prévenir de nouveaux incidents.
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Le cadre en vigueur
Les concerts dans les églises. Éléments de réflexion et d’interprétation des normes canoniques (1987). Ce document rappelle que « seule l’autorité ecclésiastique est habilitée à exercer librement ses pouvoirs dans les lieux sacrés » (canon 1213).
Les concerts dans les églises. Directives pour l’Église de France (1988). Il y est indiqué qu’il faut « faciliter » les concerts d’œuvres « faisant partie de la tradition musicale de l’Église universelle » tout en restant ouvert à « d’autres types de musiques, (…) du moment qu’elles ne s’opposent pas au caractère particulier du lieu ». En 1999, une nouvelle circulaire rappelle qu’une demande en bonne et due forme doit être adressée aux curés affectataires.
(1) Pour celles affectées au culte