« On a tué le président ! » (6/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, « Jeune Afrique » vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains. Aujourd’hui, Laurent-Désiré Kabila, abattu le 16 janvier 2001 par un de ses gardes du corps. Vingt ans plus tard, son assassinat reste l’un des plus grands mystères de l’histoire contemporaine du pays.
Une fois, une deuxième et encore une troisième. « Paw ». À plusieurs centaines de mètres à la ronde, les détonations ont suspendu le temps. Il est à peine 14 heures ce samedi-là à Kinshasa, et la panique s’empare du palais de Marbre : cela vient du bureau du président.
Un homme en sort subitement : c’est Rachidi Kasereka, l’un des gardes du corps de Laurent-Désiré Kabila, qui court à toute vitesse. Le jeune homme est vite stoppé par Chiribagula Mulumba, un autre garde, qui lui tire dans les jambes. Aussitôt, Eddy Kapend, l’aide du camp du président, débarque et abat Rachidi. Dans son bureau, à quelques pas de là, le président est inconscient. Il a trois balles dans le corps, dont une dans la tête, tirée à bout portant. Avachi sur son large fauteuil beige, dans son complet vert kaki, le colosse est sans doute déjà mort. Mais les Congolais ne l’apprendront officiellement que 54 heures plus tard. Officiellement, le Mzee n’est que blessé.
Un assassin insoupçonnable
Ce 16 janvier 2001 avait pourtant débuté paisiblement. Laurent-Désiré Kabila avait reçu le ministre de la Santé puis un représentant étranger, avant qu’Emile Mota Ndongo, son directeur de cabinet adjoint chargé de l’économie, n’arrive à la mi-journée. Les deux hommes avaient encore quelques dossiers à survoler pour préparer le sommet Afrique-France de Yaoundé, où le chef de l’État devait se rendre le lendemain. La matinée avait été si tranquille que Constantin Nono Lutula, le conseiller à la sécurité du président, n’avait reçu aucun des habituels appels préoccupés de son chef.
Depuis quelques temps, Laurent-Désiré Kabila était stressé. Il avait sans cesse peur pour sa vie. « Lorsqu’il entendait un avion voler à basse altitude, il m’appelait tout de suite : “Qu’est-ce que c’est ?!”, se souvient Constantin Nono Lutula. La situation était extrêmement compliquée, nous avions des ennemis partout, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Je passais mon temps à lui faire des rapports. » Un diplomate se rappelle l’étrange attitude du président congolais, qu’il avait vu peu de temps auparavant : « On ne le sentait pas bien, il semblait même un peu fou ».
IL SE PASSE QUELQUE CHOSE D’ÉTRANGE, UN HÉLICOPTÈRE EST EN TRAIN DE DÉCOLLER AVEC LE CORPS DU PRÉSIDENT
Paranoïaque, il avait justement choisi le palais de Marbre pour la sécurité qu’il offrait. Après sa prise de pouvoir, en 1997, il avait vite déménagé du Palais des nations, qu’il estimait à portée de tir de la capitale ennemie, Brazzaville, de l’autre rive du fleuve Congo. Puis il avait délaissé la Cité de l’Union africaine : il se méfiait du camp Tsahi, qu’il devait traverser tous les jours pour s’y rendre. Il se racontait que les militaires y étaient des fidèles de Mobutu.
Sur sa petite butte, l’humble palais de Marbre semblait plus à l’abri. Laurent-Désiré Kabila y avait installé sa famille dans un bâtiment, ses bureaux dans un autre, et ses plus proches collaborateurs dans les annexes. En ce jour de week-end, le bâtiment n’était gardé que par une trentaine de personnes. Mais c’était des kadogos, ces gamins dont Kabila avait fait des soldats et qui avaient traversé le pays pour marcher avec lui sur Kinshasa. Des fidèles, des insoupçonnables. Qui aurait eu l’idée de se méfier de Rachidi Kazereka lorsqu’il a demandé à parler au président ? Le jeune garçon n’a eu qu’à entrer par la porte de service et à sortir son arme.
Évacué au Zimbabwe s’écoule seulement quelques minutes avant que Constantin Nono Lutula soit informé du drame. Son adjoint, Justin Kalumba, l’appelle : « Il se passe quelque chose d’étrange, un hélicoptère est en train de décoller avec le corps du président ». Le conseiller à la sécurité se précipite à la clinique du Mont Ngaliema. C’est là qu’est envoyé le chef de l’État, dans un drap tâché de sang. Les sécurocrates du régime s’appellent sans cesse : « J’ai eu plusieurs fois Eddy Kapend au téléphone. Il était tellement en colère que sa voix en tremblait », raconte aujourd’hui Nono Lutula.
Décision est prise de conduire le corps au Zimbabwe, le principal allié du régime dans la région. Quoi de mieux pour dissimuler son état ? Le personnel médical présent à la clinique est prié de monter dans l’avion également. Autant de témoins contraints au silence.
Mais la rumeur, elle, court déjà. Dans les rues de Kinshasa, les informations propagées par des agents des services ougandais donnent le Mzée pour mort. À Yaoundé, où de nombreuses délégations sont déjà arrivées pour le sommet Afrique-France, tout ce que le continent compte de diplomates s’interrogent et, à Bruxelles, Louis Michel reçoit plusieurs coups de téléphone « fiables ». « Deux sources différentes et sérieuses – tout sauf des comiques – m’ont affirmé que le président était mort. J’étais abasourdi, atterré. Puis j’ai pensé qu’il fallait être transparent. Éviter qu’il y ait des manigances et que certains profitent du vide pour créer le chaos », explique l’ancien chef de la diplomatie belge. Dans la soirée du 16 janvier, depuis son bureau du ministère des Affaires étrangères, il annonce à des journalistes la mort de Laurent-Désiré Kabila. La voix de l’ancienne puissance coloniale est la première à officialiser la nouvelle, s’attirant les soupçons.
Le retour du fils
Il fait alors nuit à Kinshasa, mais les heures sont très agitées. Dans le premier cercle de Laurent-Désiré Kabila, on ne cesse de s’activer. Les réunions se succèdent. À la manœuvre, il y a Gaëtan Kakudji, le ministre de l’Intérieur, Jeannot Mwenze Kongolo, le ministre de la Justice, Pierre-Victor Mpoyo, le ministre du Pétrole, Abdoulaye Yerodia Ndombasi, l’ex-ministre des Affaires étrangères, des représentants des Zimbabwéens et des Angolais, mais aussi des militaires, dont Eddy Kapend. L’homme qui a assassiné Rachidi Kazereka s’est présenté un peu plus tôt à la télévision nationale et a demandé aux militaires de rester dans leurs casernes. L’aide de camp tente-t-il de prendre le pouvoir ? Certains le lui reprocheront. Mais ce jour-là, lorsqu’il s’agit de choisir en catimini celui qui succédera à Laurent-Désiré Kabila, Kapend refuse.
Le pays n’a pas de Constitution en vigueur, aucun texte ne désigne d’intérimaire en cas d’empêchement du chef de l’État. Alors qui ? Kakudji ? Il ne veut pas. Peu à peu s’impose le nom du fils de Laurent-Désiré Kabila. « Au cœur du pouvoir, il y avait beaucoup d’animosités inavouées, confie une source diplomatique. Nommer le jeune Joseph était une solution a minima. Cela mettait tout le monde d’accord. » Alors que dans l’après-midi, les frontières ont été fermées et le survol du pays interdit, un seul avion traverse le ciel congolais dans la nuit. En secret, il ramène à l’aéroport de Ndjili le général Joseph Kabila, chef de l’armée de terre, de la province du Katanga, où il se battait.
SI RACHIDI KAZEREKA A TIRÉ, QUI A ARMÉ SON BRAS ?
Beaucoup d’ennemis
Dans le même temps, les règlements de comptes commencent. « Il y avait des arrestations à tout-va », se remémore un cadre du régime. Qui a tué le Mzee ? Rachidi Kazereka s’est-il fait justice en vengeant l’exécution du commandant Anselme Masasu Nindaga deux mois plus tôt ? Cet ancien allié de Laurent-Désiré Kabila tombé en disgrâce était encore le « papa » de nombreux Kadogos. Mais la thèse du meurtrier isolé peine à convaincre. Si Rachidi a tiré, qui a armé son bras ? Certains évoquent la présence, ce matin-là, de deux inconnus dans les allées du palais. D’autres soupçonnent le fils, en difficulté après des défaites militaires. D’autres encore évoquent un complot ourdi depuis l’étranger.
Arrivé au pouvoir quatre ans plus tôt en libérateur de Mobutu, le maquisard Kabila s’est attiré bien des animosités. Il est cerné par les rébellions, s’est brouillé avec ses anciens alliés rwandais et congolais et est en froid avec le reste de la communauté internationale. Les Rwandais se seraient-ils vengés ? Auraient-ils été aidés par les Américains ?
Certains diamantaires ont aussi des griefs contre le chef de l’État… Pour renflouer les caisses de l’État, Laurent-Désiré Kabila a conclu quelques mois plus tôt un accord avec la société israélienne IDI Congo, et lui a octroyé le monopole de l’exportation de diamants pour 18 mois. Une décision qui a fâché un certain Bilal Héritier.
« Trente-six scenarii ont été avancés, mais aucun n’a été démontré », résume un diplomate en poste à l’époque. La justice congolaise décide quant à elle d’arrêter et de condamner 130 personnes, des proches de Laurent-Désiré Kabila. Eddy Kapend, Constantin Nono Lutula, Georges Leta, l’ancien patron de l’agence nationale de renseignement, Pascal Maregani, un des responsables de la sécurité du président… Une trentaine de personnes sont condamnées à mort en 2003.
ON NOUS A ARRÊTÉS CAR IL FALLAIT DES COUPABLES, PAS PARCE QUE NOUS ÉTIONS RESPONSABLES
« Parmi eux, il y en a que je ne connaissais même pas. On nous a arrêtés car il fallait des coupables, pas parce que nous étions responsables », soutient Nono Lutula. Alors, qui a fait le coup ? Vingt ans plus tard, nul ne le sait. Mota, Kakudji, Yerodia… Beaucoup des caciques du régime sont morts. Kapend, Leta… Les condamnés, graciés en décembre 2020, n’ont rien dit depuis leur libération.
« Le Congo a voulu tourner la page. Cet assassinat, c’était autant un choc qu’un soulagement », estime un observateur. Le 18 janvier 2001, après deux jours suspendus, la télévision nationale RTNC annonce finalement la mort du Mzee. Officiellement, Laurent-Désiré Kabila vient de s’éteindre, dans une clinique d’Harare, la capitale zimbabwéenne. Le journal télévisé donne le nom de son successeur : il s’appelle Kabila lui-aussi et va devoir se faire un prénom. Taiseux, timide, le jeune Joseph n’a en apparence pas grand chose de commun avec son père. Sauf une conviction, qu’il confiera quelques années plus tard : c’est « d’une balle dans la tête » qu’il mourra.