Histoire

RDC : Laurent-Désiré Kabila, d’une balle dans la tête (6/6)

Mis à jour le 16 octobre 2021 à 11:29


Laurent-Désiré Kabila fut président de la RDC de mai 1997 jusqu’à son assassinat en janvier 2001 © Patrick Robert/Sygma/CORBIS/Sygma via Getty Images

 

« On a tué le président ! » (6/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, « Jeune Afrique » vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains. Aujourd’hui, Laurent-Désiré Kabila, abattu le 16 janvier 2001 par un de ses gardes du corps. Vingt ans plus tard, son assassinat reste l’un des plus grands mystères de l’histoire contemporaine du pays.

Une fois, une deuxième et encore une troisième. « Paw ». À plusieurs centaines de mètres à la ronde, les détonations ont suspendu le temps. Il est à peine 14 heures ce samedi-là à Kinshasa, et la panique s’empare du palais de Marbre : cela vient du bureau du président.

Un homme en sort subitement : c’est Rachidi Kasereka, l’un des gardes du corps de Laurent-Désiré Kabila, qui court à toute vitesse. Le jeune homme est vite stoppé par Chiribagula Mulumba, un autre garde, qui lui tire dans les jambes. Aussitôt, Eddy Kapend, l’aide du camp du président, débarque et abat Rachidi. Dans son bureau, à quelques pas de là, le président est inconscient. Il a trois balles dans le corps, dont une dans la tête, tirée à bout portant. Avachi sur son large fauteuil beige, dans son complet vert kaki, le colosse est sans doute déjà mort. Mais les Congolais ne l’apprendront officiellement que 54 heures plus tard. Officiellement, le Mzee n’est que blessé.

Un assassin insoupçonnable

Ce 16 janvier 2001 avait pourtant débuté paisiblement. Laurent-Désiré Kabila avait reçu le ministre de la Santé puis un représentant étranger, avant qu’Emile Mota Ndongo, son directeur de cabinet adjoint chargé de l’économie, n’arrive à la mi-journée. Les deux hommes avaient encore quelques dossiers à survoler pour préparer le sommet Afrique-France de Yaoundé, où le chef de l’État devait se rendre le lendemain. La matinée avait été si tranquille que Constantin Nono Lutula, le conseiller à la sécurité du président, n’avait reçu aucun des habituels appels préoccupés de son chef.

Depuis quelques temps, Laurent-Désiré Kabila était stressé. Il avait sans cesse peur pour sa vie. « Lorsqu’il entendait un avion voler à basse altitude, il m’appelait tout de suite : “Qu’est-ce que c’est ?!”, se souvient Constantin Nono Lutula. La situation était extrêmement compliquée, nous avions des ennemis partout, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Je passais mon temps à lui faire des rapports. » Un diplomate se rappelle l’étrange attitude du président congolais, qu’il avait vu peu de temps auparavant : « On ne le sentait pas bien, il semblait même un peu fou ».

IL SE PASSE QUELQUE CHOSE D’ÉTRANGE, UN HÉLICOPTÈRE EST EN TRAIN DE DÉCOLLER AVEC LE CORPS DU PRÉSIDENT

Paranoïaque, il avait justement choisi le palais de Marbre pour la sécurité qu’il offrait. Après sa prise de pouvoir, en 1997, il avait vite déménagé du Palais des nations, qu’il estimait à portée de tir de la capitale ennemie, Brazzaville, de l’autre rive du fleuve Congo. Puis il avait délaissé la Cité de l’Union africaine : il se méfiait du camp Tsahi, qu’il devait traverser tous les jours pour s’y rendre. Il se racontait que les militaires y étaient des fidèles de Mobutu.

Sur sa petite butte, l’humble palais de Marbre semblait plus à l’abri. Laurent-Désiré Kabila y avait installé sa famille dans un bâtiment, ses bureaux dans un autre, et ses plus proches collaborateurs dans les annexes. En ce jour de week-end, le bâtiment n’était gardé que par une trentaine de personnes. Mais c’était des kadogos, ces gamins dont Kabila avait fait des soldats et qui avaient traversé le pays pour marcher avec lui sur Kinshasa. Des fidèles, des insoupçonnables. Qui aurait eu l’idée de se méfier de Rachidi Kazereka lorsqu’il a demandé à parler au président ? Le jeune garçon n’a eu qu’à entrer par la porte de service et à sortir son arme.

Évacué au Zimbabwe s’écoule seulement quelques minutes avant que Constantin Nono Lutula soit informé du drame. Son adjoint, Justin Kalumba, l’appelle : « Il se passe quelque chose d’étrange, un hélicoptère est en train de décoller avec le corps du président ». Le conseiller à la sécurité se précipite à la clinique du Mont Ngaliema. C’est là qu’est envoyé le chef de l’État, dans un drap tâché de sang. Les sécurocrates du régime s’appellent sans cesse : « J’ai eu plusieurs fois Eddy Kapend au téléphone. Il était tellement en colère que sa voix en tremblait », raconte aujourd’hui Nono Lutula.

Décision est prise de conduire le corps au Zimbabwe, le principal allié du régime dans la région. Quoi de mieux pour dissimuler son état ? Le personnel médical présent à la clinique est prié de monter dans l’avion également. Autant de témoins contraints au silence.

Mais la rumeur, elle, court déjà. Dans les rues de Kinshasa, les informations propagées par des agents des services ougandais donnent le Mzée pour mort. À Yaoundé, où de nombreuses délégations sont déjà arrivées pour le sommet Afrique-France, tout ce que le continent compte de diplomates s’interrogent et, à Bruxelles, Louis Michel reçoit plusieurs coups de téléphone « fiables ». « Deux sources différentes et sérieuses – tout sauf des comiques – m’ont affirmé que le président était mort. J’étais abasourdi, atterré. Puis j’ai pensé qu’il fallait être transparent. Éviter qu’il y ait des manigances et que certains profitent du vide pour créer le chaos », explique l’ancien chef de la diplomatie belge. Dans la soirée du 16 janvier, depuis son bureau du ministère des Affaires étrangères, il annonce à des journalistes la mort de Laurent-Désiré Kabila. La voix de l’ancienne puissance coloniale est la première à officialiser la nouvelle, s’attirant les soupçons.

Le retour du fils

Il fait alors nuit à Kinshasa, mais les heures sont très agitées. Dans le premier cercle de Laurent-Désiré Kabila, on ne cesse de s’activer. Les réunions se succèdent. À la manœuvre, il y a Gaëtan Kakudji, le ministre de l’Intérieur, Jeannot Mwenze Kongolo, le ministre de la Justice, Pierre-Victor Mpoyo, le ministre du Pétrole, Abdoulaye Yerodia Ndombasi, l’ex-ministre des Affaires étrangères, des représentants des Zimbabwéens et des Angolais, mais aussi des militaires, dont Eddy Kapend. L’homme qui a assassiné Rachidi Kazereka s’est présenté un peu plus tôt à la télévision nationale et a demandé aux militaires de rester dans leurs casernes. L’aide de camp tente-t-il de prendre le pouvoir ? Certains le lui reprocheront. Mais ce jour-là, lorsqu’il s’agit de choisir en catimini celui qui succédera à Laurent-Désiré Kabila, Kapend refuse.

Le pays n’a pas de Constitution en vigueur, aucun texte ne désigne d’intérimaire en cas d’empêchement du chef de l’État. Alors qui ? Kakudji ? Il ne veut pas. Peu à peu s’impose le nom du fils de Laurent-Désiré Kabila. « Au cœur du pouvoir, il y avait beaucoup d’animosités inavouées, confie une source diplomatique. Nommer le jeune Joseph était une solution a minima. Cela mettait tout le monde d’accord. » Alors que dans l’après-midi, les frontières ont été fermées et le survol du pays interdit, un seul avion traverse le ciel congolais dans la nuit. En secret, il ramène à l’aéroport de Ndjili le général Joseph Kabila, chef de l’armée de terre, de la province du Katanga, où il se battait.

SI RACHIDI KAZEREKA A TIRÉ, QUI A ARMÉ SON BRAS ?

Beaucoup d’ennemis

Dans le même temps, les règlements de comptes commencent. « Il y avait des arrestations à tout-va », se remémore un cadre du régime. Qui a tué le Mzee ? Rachidi Kazereka s’est-il fait justice en vengeant l’exécution du commandant Anselme Masasu Nindaga deux mois plus tôt ? Cet ancien allié de Laurent-Désiré Kabila tombé en disgrâce était encore le « papa » de nombreux Kadogos. Mais la thèse du meurtrier isolé peine à convaincre. Si Rachidi a tiré, qui a armé son bras ? Certains évoquent la présence, ce matin-là, de deux inconnus dans les allées du palais. D’autres soupçonnent le fils, en difficulté après des défaites militaires. D’autres encore évoquent un complot ourdi depuis l’étranger.

Arrivé au pouvoir quatre ans plus tôt en libérateur de Mobutu, le maquisard Kabila s’est attiré bien des animosités. Il est cerné par les rébellions, s’est brouillé avec ses anciens alliés rwandais et congolais et est en froid avec le reste de la communauté internationale. Les Rwandais se seraient-ils vengés ? Auraient-ils été aidés par les Américains ?

Certains diamantaires ont aussi des griefs contre le chef de l’État… Pour renflouer les caisses de l’État, Laurent-Désiré Kabila a conclu quelques mois plus tôt un accord avec la société israélienne IDI Congo, et lui a octroyé le monopole de l’exportation de diamants pour 18 mois. Une décision qui a fâché un certain Bilal Héritier.

« Trente-six scenarii ont été avancés, mais aucun n’a été démontré », résume un diplomate en poste à l’époque. La justice congolaise décide quant à elle d’arrêter et de condamner 130 personnes, des proches de Laurent-Désiré Kabila. Eddy Kapend, Constantin Nono Lutula, Georges Leta, l’ancien patron de l’agence nationale de renseignement, Pascal Maregani, un des responsables de la sécurité du président… Une trentaine de personnes sont condamnées à mort en 2003.

ON NOUS A ARRÊTÉS CAR IL FALLAIT DES COUPABLES, PAS PARCE QUE NOUS ÉTIONS RESPONSABLES

« Parmi eux, il y en a que je ne connaissais même pas. On nous a arrêtés car il fallait des coupables, pas parce que nous étions responsables », soutient Nono Lutula. Alors, qui a fait le coup ? Vingt ans plus tard, nul ne le sait. Mota, Kakudji, Yerodia… Beaucoup des caciques du régime sont morts. Kapend, Leta… Les condamnés, graciés en décembre 2020, n’ont rien dit depuis leur libération.

« Le Congo a voulu tourner la page. Cet assassinat, c’était autant un choc qu’un soulagement », estime un observateur. Le 18 janvier 2001, après deux jours suspendus, la télévision nationale RTNC annonce finalement la mort du Mzee. Officiellement, Laurent-Désiré Kabila vient de s’éteindre, dans une clinique d’Harare, la capitale zimbabwéenne. Le journal télévisé donne le nom de son successeur : il s’appelle Kabila lui-aussi et va devoir se faire un prénom. Taiseux, timide, le jeune Joseph n’a en apparence pas grand chose de commun avec son père. Sauf une conviction, qu’il confiera quelques années plus tard : c’est « d’une balle dans la tête » qu’il mourra.

Massacre du 17 octobre 1961: y aura-t-il reconnaissance d'un crime d'État en plein Paris?

Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux, à l'ouest de Paris, lors de la manifestation pacifique, le 17 octobre 1961. Il y a 60 ans, 30 000 Algériens venus manifester pacifiquement à Paris subissaient une violente répression. Bilan officiel : trois morts et soixante blessés, très loin de la réalité selon les historiens.

Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux, à l'ouest de Paris, lors de la manifestation pacifique, le 17 octobre 1961. Il y a 60 ans, 30 000 Algériens venus manifester pacifiquement à Paris subissaient une violente répression. Bilan officiel : trois morts et soixante blessés, très loin de la réalité selon les historiens.
 © AFP/Fernand Parizot

Le 17 octobre 1961, la répression d'une manifestation pacifiste d'Algériens en plein Paris provoque la mort de 200 à 300 personnes, tuées par les forces de l'ordre. Soixante ans plus tard, des associations se battent toujours pour que l’État français reconnaisse sa responsabilité. 

Le quartier du pont de Neuilly a bien changé en 60 ans. Les arbres ont disparu et laissé place aux immeubles de bureau de La Défense. Le pont qui enjambe la Seine et relie la banlieue ouest à Paris est devenu une artère très passante. Ce mardi 17 octobre 1961 au soir, c'est justement ce pont que la famille Benaissa s'apprête à traverser pour répondre à l'appel à manifester de la fédération française du Front de libération nationale (FLN). 

Le mouvement indépendantiste algérien a appelé à marcher vers le cœur de Paris pour dénoncer le couvre-feu imposé depuis quelques jours aux « Français musulmans d’Algérie », comme on les appelle alors, et pour réclamer la paix. Comme des centaines d’autres Algériens, Khaled Benaissa, 13 ans à l'époque, son père, ses frères, ses oncles quittent le bidonville de Nanterre. Ils ne pourront jamais traverser la Seine.

« La garde mobile avait complètement fermé le passage du pont. Certains avaient des mitrailleuses avec un trépied posé par terre. C’est le souvenir que j’ai lorsque toutes les premières rangées sont tombées à la suite des balles déjà tirées. Il y avait certainement un ordre pour qu’aucun Algérien ne passe. J’ai essayé de courir pour me cacher… Il faisait nuit sombre. Et là, j’ai trébuché. Je pensais que c’était le trottoir, mais c’étaient des corps. Et d’autres corps me sont tombés dessus, raconteKhaled. Je ne pouvais plus me dégager. Je commençais à perdre ma respiration. Je suffoquais et j’ai cru que mon heure était arrivée. J’ai commencé à faire ma prière et par miracle, quelqu’un m’a tiré par les pieds de l’amas de cadavres et d’hommes blessés qui ne pouvaient pas bouger.C'était mon oncle. »

« Je n’avais jamais vu ça de ma vie »

Ce même soir, juste de l’autre côté de la Seine, Catherine Levy, 19 ans, rentre chez elle après une soirée au cinéma avec des copains. Sans le comprendre tout de suite, cette étudiante en philosophie devient le témoin d’une répression policière préméditée et organisée qui s’abat en plusieurs lieux de la capitale. « Quand je suis arrivée au pont de Neuilly, j’étais complètement estomaquée. Sur le quai, il y avait des gens, visiblement des Algériens, qui étaient ensanglantés et les flics interdisaient qu’on leur parle. J’ai compris quand je suis sortie parce que j’ai rencontré un copain qui avait aussi une piaule dans le coin. Il avait vu comme moi des gens en sang. Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Dès qu’ils voyaient des Algériens, les flics tapaient dessus. »

A l’usine Renault de Boulogne-Billancourt où ils travaillent, Clara et Henri Benoit, 31 et 35 ans, côtoient de nombreux Algériens, employés sur les chaînes de montage. Son engagement syndical plonge le couple dans l’histoire en marche. « Le FLN de chez Renault est venu nous trouver en disant : “Nous allons organiser une manifestation. On conteste notre représentativité du peuple et comme les rapports avec la police sont ce qu’ils sont, je vous demande de venir et d’écrire tout ce que vous pourrez voir” », se remémore Henri Benoît. « Ils avaient des consignes d’y aller désarmés. On était quatre ou cinq chez Renault et on nous avait dit d’aller à Opéra », ajoute Clara.

« Il y avait plusieurs cars de police, poursuit Benoît. Au fur et à mesure que des gens dont le profil laissait supposer qu’ils étaient Algériens sortaient du métro, ils étaient contrôlés. Entre-temps, il s’est constitué une masse de plus en plus importante d’Algériens. Nous avons suivi sur le trottoir la manifestation qui était, autant que je m’en rappelle, silencieuse. Jusqu’au moment où l’on est arrivé à la hauteur du Rex, le cinéma. Et c’est là qu'on a entendu des coups de feu, la dispersion. »

« Et là, c’était la débandade. On a vu que la manifestation s’égaillait dans toutes les rues avoisinantes pour échapper aux tirs de barrage de la police. Et ensuite, on a retrouvé un camarade de chez Renault qui était en voiture et on a fait le tour, enchaîne Clara. Là, on a vu les cars de police qui ramassaient, si l’on peut dire, des Algériens. J’ai le souvenir au métro d’avoir vu, d’un peu loin effectivement, des corps étalés. »

Des victimes sous-estimées

Les forces de l’ordre sont dépassées par la mobilisation. Des bus municipaux sont réquisitionnés pour embarquer le maximum d’Algériens et les emmener vers des lieux de détention improvisés. Certains manifestants y passent plusieurs jours, privés de nourriture, frappés, humiliés... Le bilan officiel fait état de deux morts algériens.

« Ce bilan a été perpétué comme vérité officielle mensongère par le préfet de police Maurice Papon, qui publie ses mémoires dans les années 1980, explique l’historien Gilles Manceron, spécialiste de l’histoire coloniale de la France. En réalité, Jean-Luc Einaudi, le principal auteur d’ouvrages sur cet événement, à partir des années 1990, a essayé de faire des listes de disparus. Il arrive à un premier bilan chiffré qui tourne autour de 200 victimes disparues lors du 17 octobre, dans les semaines qui précèdent et qui suivent immédiatement ».

Aux 200 morts à Paris, il faut sûrement en ajouter une centaine de l’autre côté de la Méditerranée. Les expulsions vers l’Algérie n’ont rien d’un simple retour au pays. Ces hommes sont parqués dans des camps militaires. Certains y laissent leur vie. Dans les jours qui suivent, la presse relaie le message officiel ou tombe sous le coup de la censure.

La violence laisse place au silence et à l’absence, dans l’usine Renault de Boulogne-Billancourt comme dans le bidonville de Nanterre. « C’est quand même assez angoissant de retrouver des mères de famille dont le mari a été arrêté et qui se tournent vers le comité d’entreprise parce que c’était un endroit d’accueil pour savoir ce qu’il faut faire, comment avoir des nouvelles. Ce sont des choses qu’on ne peut pas oublier », confie Henri Benoît. « Il y a des tracts CGT qui ont été édités dès le lendemain ou le surlendemain parce que dans certains ateliers, des ouvriers algériens étaient absents », précise son épouse Clara.

Un déchaînement de violence qui reste une « énigme »

« Je pense que l’information a circulé. Il y avait ceux qui ne rentraient pas et les corps que des gens avaient vu flotter sur l’eau. L’idée, c’est que beaucoup d’Algériens ont été jetés à l’eau. Dans le bidonville, certains sont revenus et d’autres jamais. La vie a repris le dessus. Moi, j’ai repris l’école, raconte Khaled Benaissa. Les gens en parlaient très peu parce qu’il fallait protéger aussi les enfants, je pense. »

Ce déchaînement de violence reste une « énigme ». Nous sommes à quelques mois des accords d’Evian. Plus rien ne fait obstacle à l’indépendance de l’Algérie. Mais le Premier ministre Michel Debré, dont la position sur l’Algérie diverge de celle du président De Gaulle, est dépossédé du dossier. Il garde tout de même la main sur le maintien de l’ordre. Le préfet de la Seine de l’époque arme des supplétifs. Des escadrons de la mort sèment la terreur au sein de la communauté algérienne dès la fin de l’été 1961. Le 17 octobre est un point d’orgue.

Mais il faudra 20 ans pour que la vérité commence à émerger. « Il y a eu une tendance en France de la part des autorités officielles à mettre un voile pudique sur cet événement comme sur les violences de la guerre, remarque l’historien Gilles Manceron. Georges Pompidou a été plus loin que de Gaulle. Il fallait, a-t-il dit une fois, “effacer les périodes où les Français ne s’aimaient pas”. Giscard d’Estaing a été beaucoup plus loin parce que lui, il était plutôt pro-Algérie française à l’époque ».

 « Il a fallu attendre les années 1980, bien que Mitterrand ne soit pas trop pour faire la vérité sur cette période où son attitude n’a pas toujours été très claire, pour qu’il y ait un début de processus d’établissement des faits, y compris sur le 17 octobre, poursuit l’historien. Un processus qui repose aussi sur des familles d’Algériens qui ont subi cette répression et qui commencent à parler. Certaines familles ont raconté à leurs enfants et ces enfants commencent à manifester au canal Saint-Denis, par exemple, où il y a eu des victimes noyées, au pont Saint-Michel, et certaines associations s’y joignent. A la fin des années 1980 se constitue l’association Au nom de la mémoire, avec justement des enfants de l’immigration. »

Faire perdurer la mémoire et le combat

Ces enfants de l’immigration ont bien grandi. Ils sont devenus eux-mêmes parents, grands-parents, mais leur combat n’a pas changé. « L'enjeu, c'est la transmission », dit l’un deux. « Et moi, quand je parle avec mes enfants tous les jours, je leur dis une chose très importante : ce n'est pas une mémoire du pathos. On n'est pas là pour pleurer, pour dire “voilà, nous sommes les victimes”. Non, pas du tout. Nous sommes fiers que nos parents, nos grands-parents, aient porté cette histoire et qu’ils soient restés debout. Ce qu'il faut valoriser, c'est le courage », martèle-t-il.

Comme chaque année, à l'approche du 17 octobre, des associations de rescapés, d'enfants de victimes et de soutiens se retrouvent pour organiser les commémorations du massacre, à Paris et en banlieue. Au devoir de mémoire de leurs premières années de lutte se sont ajoutées il y a 20 ans des revendications concrètes : la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français, l'accès aux archives et un lieu de mémoire. Mais la reconnaissance de l’État français n’avance qu’à petits pas.

« On pourrait quasiment reprendre mot pour mot l’appel de 2001. Cela prouve les extraordinaires résistances auxquelles nous nous heurtons pour obtenir la reconnaissance de ce qui a été perpétré il y a maintenant 60 ans », se désole Olivier Le Cour Grandmaison, politologue, universitaire et membre du collectif unitaire 17 octobre 1961, pour la reconnaissance d’un crime d’État.

À Clichy-La-Garenne en 2011, François Hollande, alors candidat à la présidentielle, rendait hommage aux victimes du 17 octobre 1961 pour « tout simplement rappeler ce qu’il s’est produit, c’est-à-dire plusieurs dizaines de morts dans des conditions tragiques. » Un an plus tard, en 2012, le président socialiste est le premier chef d'Etat à reconnaître « une sanglante répression le 17 octobre 1961 » dans un communiqué.

Un geste dérisoire pour Olivier Le Cour Grandmaison. « Si la République était à ce point lucide, elle ne pourrait pas qualifier les massacres du 17 octobre 1961 de sanglante répression. Le 17 octobre doit être considéré comme un massacre, avec des exécutions sommaires, des noyades... On sait qu'il y a eu dans la cour même de la préfecture de police, à quelques dizaines de mètres des bureaux de Maurice Papon, des exécutions sommaires. »

La classe politique unie dans le déni

Au nord-ouest de Paris, à Colombes, la petite place devant l’école élémentaire Simone Veil deviendra le parvis du 17-octobre-1961 dès ce dimanche. « On s'inscrit dans cette mémoire de la région parisienne. C’est donc une plaque qui indiquera qu'on a inauguré un parvis du 17 octobre 1961. Il y aura peut-être aussi un descriptif des événements comme on a dans d'autres villes voisines », indique Alexis Bachelay, adjoint au maire de la ville.

Pourtant, l’installation de cette simple plaque ne s'est pas faite sans mal. Avant que la mairie de Colombe ne bascule à gauche en 2020, Alexis Bachelay était conseiller municipal dans l'opposition. « Pendant 15 ans, malgré les demandes répétées, malgré la présence d'associations, de familles dont les parents, les frères, les soeurs ont été victimes de la répression du 17 octobre, la municipalité refusait obstinément d'accorder un lieu de mémoire, se rappelle l’élu. On a eu des échanges en conseil municipal un peu étonnants. Il se disait que c'étaient des rixes entre militants du FLN et que dans ces rixes, il y avait eu effectivement des morts. Ça allait vraiment jusqu'à une forme de révisionnisme historique et de déni de la gravité de la répression, de la gravité de l'événement. Étant entendu que c'étaient des gens qui se revendiquaient politiquement du gaullisme, il y avait aussi cette idée qu’on allait ternir non seulement l'image de la France, mais aussi l'image de leur famille politique et de ce à quoi ils croyaient en tant que militants. »

Alexis Bachelay profite d'un mandat de député entre 2012 et 2017 pour tenter, avec d'autres, de faire passer une proposition de loi pour la reconnaissance de la responsabilité de l'Etat français dans le massacre du 17 octobre.  Il n'obtiendra même pas le soutien de son groupe politique, socialiste, écologiste et républicain.

« Dans le cas de la guerre d'Algérie, et peut-être plus encore du 17 octobre 1961 parce que ça s'est passé à Paris, l'ensemble met à mal la mythologie nationale républicaine sur l'idée que la République a toujours été fidèle à ses principes, analyse le politologue Olivier Le Cour Grandmaison. Cela remet en cause les mythologies partisanes, celles de la direction du Parti communiste, qui a toujours prétendu avoir été constamment anticolonialiste. Dans le cas de l'Algérie, ce n'est pas vrai. Cela remet en cause celle du Parti socialiste comme grand parti de l'émancipation et du progrès, dont l'ancêtre, la SFIO, a joué un rôle absolument délétère pendant la guerre d'Algérie. Et ça porte atteinte à de grandes mythologies personnelles. Qui était Premier ministre? Michel Debré, l'un des rédacteurs de la Constitution de la Cinquième République. Qui était président de la République à l'époque ? Le général de Gaulle. L’ensemble de ces éléments font que, à droite comme pour une partie des gauches gouvernementales, ce passé est un passé extrêmement dangereux. »

Après les mots du candidat Macron sur la barbarie de la colonisation et le geste du chef de l'Etat envers les harkis, tout récemment, les associations espèrent que le 60e anniversaire du massacre marquera un tournant. « Je ne suis pas forcément d'un optimisme débridé parce qu'il me semble qu'Emmanuel Macron adopte une tactique qui consiste à céder un peu pour ne pas céder sur le fond, avance Olivier Le Cour Grandmaison. Si l'on compare avec la plupart des autres grandes puissances coloniales européennes, ou la plupart des autres États qui se sont bâtis sur la destruction partielle des populations autochtones, on se rend compte à quel point, effectivement, dans ces domaines et sur ces matières, la France est sinistrement en retard. » Alors que les tensions sont vives avec Alger, le 17 octobre pourrait être l'une de ces occasions d'apaisement sur les sujets mémoriaux que souhaite Emmanuel Macron.

Quoi qu'il arrive, dimanche et comme chaque année, les associations seront au rendez-vous sur le pont Saint-Michel, au cœur de Paris. Car ici, il y a 60 ans, on noyait les Algériens.

Afrique de l’Ouest: un coup d'État peut-il laisser une trace positive?

Dans les rues, des gens manifestent leur joie avec des membres des forces armées guinéennes après l'arrestation du président Alpha Condé, lors d'un coup d'État à Conakry, le 5 septembre 2021

Dans les rues, des gens manifestent leur joie avec des membres des forces armées guinéennes après l'arrestation du président Alpha Condé, lors d'un coup d'État à Conakry, le 5 septembre 2021
 © AFP - CELLOU BINANI

Un coup d’État peut-il être « démocratique » ou simplement perçu comme positif ? La situation en Guinée s’inscrit dans une histoire longue en Afrique de l’Ouest, qui compte quatre putschs ayant participé à la construction démocratique, mais aussi beaucoup de juntes ayant plongé leur pays dans l’abîme.

Le coup d’État perpétré le 5 septembre en Guinée, suivi par des scènes de liesse populaire mais condamné par nombre d’instances régionales et internationales, ne relève nullement d’une nouvelle expérience politique en Afrique de l’Ouest. Loin s’en faut : la sous-région est habituée à toutes sortes de putschs – militaires et constitutionnels, souvent motivés par des questions de succession ou la volonté de rester au pouvoir.

Le renversement d’Alpha Condé par le colonel Mamady Doumbouya, et les premiers jalons d’une transition sans calendrier précis, ont-ils des chances d’aboutir à des avancées sérieuses ? « Les premières décisions de la junte confortent les optimistes, témoigne à Conakry le jeune blogueur et journaliste Mamadou Yayhapetel Diallo, mais certains Guinéens restent prudents, de peur que la junte, même si elle martèle ne pas vouloir reproduire les erreurs du passé, ne soit téléguidée par des généraux qui restent dans l’ombre et dont on ne connaît pas l’agenda ».

À l’aune du passé, les probabilités de succès restent très aléatoires : sur les 50 putschs recensés en Afrique de l’Ouest depuis les Indépendances, seulement quatre ont laissé des marques positives.   

Olusegun Obasanjo, putschiste contre son gré en 1976

Olusegun Obansajo, officier opposé aux coups d’État, est mis devant le fait accompli par des putschistes qui font tomber en 1975 le régime autocratique de Yakubu Gowon. Cet esprit brillant est prié de faire partie d’un triumvirat d’officiers au pouvoir, pour remettre la démocratie sur les rails au Nigeria et organiser des élections en 1979. Après l’assassinat de Murtala Mohammed, le chef de la junte en 1976, Obasanjo en prend les rênes sur la demande insistante de l’armée – alors qu’il voulait se retirer.

Il lance une opération « Deadwood » pour licencier 1 000 fonctionnaires corrompus, des débats thématiques hebdomadaires avec des universitaires et des chefs traditionnels plutôt que des politiciens, tout en maintenant une répression qui coûte la vie à la mère du musicien Fela. Il a été le premier et le seul général-président à rendre volontairement le pouvoir en 1979, à 41 ans – contre les conseils de ses pairs – à un civil élu (Shehu Shagari, nordiste), auquel il remet une nouvelle Constitution et les clés de la IIe République. Il se retire en refusant « l’ethnicisme » et tout soutien au candidat Obafemi Awolowo, un Yorouba issu des régions sud comme lui.

Il a ensuite connu les honneurs et la reconnaissance internationale. Il critique la série de régimes militaires qui se succèdent au Nigeria, et il est jeté en prison en 1995 par le Sani Abacha, qui a installé une dictature militaire en 1993. Après la mort de ce dernier et une brève transition, il revient sous l’habit de civil en 1999, à la faveur d’élections qu’il remporte avec 62,6% des voix, incarnant alors le renouveau. Au terme de deux mandats, en 2007, il se retire, sans écouter son propre camp, qui lui demande de rester.  

Jerry Rawlings, parti de son plein gré au Ghana

Le Ghana serait-il ce qu’il est sans Jerry Rawlings, l’un des rares pays où les alternances sont aussi régulières que pacifiques depuis deux décennies ? La question reste débattue à Accra. Le jeune capitaine d’aviation, après son premier coup en 1979, à 32 ans, a fait fusiller huit généraux dont trois anciens chefs d’État sur une plage. Un coup de semonce contre ceux qu’il appelait les dirigeants « véreux ».

Quelques mois plus tard, il rend le pouvoir aux civils, à l’issue d’élections auxquelles il n’est pas candidat. En décembre 1981, il revient par la force pour imposer sa vision de l’intérêt général et faire cesser la gabegie. Arrivé à la fin de son second mandat électif en 2000, il donne l’exemple en prenant sa retraite. Depuis, les alternances se font de bonne grâce. Aucun chef d’État n’ose briguer de troisième mandat au Ghana.

Thomas Sankara, l’icône africaine

Combien d’enfants s’appellent-ils Thomas, même dans les pays musulmans en Afrique de l’Ouest, en hommage à Sankara, putschiste en 1983 à 33 ans ? L’icône est révérée, pour son œuvre de lutte contre le colonialisme et sa volonté d’émanciper son peuple – y  compris à coups de bottes, via des Comités de défense de la révolution (CDR).

Apôtre de l’égalité des sexes et de l’autosuffisance alimentaire, qu’il a réalisée, il contraint les fonctionnaires au port du coton local, le « Faso dan fani ». Le Burkina Faso lui doit son nom de « pays des hommes intègres », et conserve la réputation non galvaudée d’être moins corrompu que ses voisins.

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Il se classe encore, en 2020, au 15e rang des pays les moins corrompus d’Afrique, et au 40e rang mondial sur 88 dans l’indice dégressif de perception de la corruption de Transparency International, bien avant le Mali (30e), le Niger (32e) et la Côte d’Ivoire (36e). Et ce, malgré la longue mainmise sur le pouvoir de Blaise Compaoré, compagnon d’armes et tombeur de Sankara, assassiné en 1987.

Amadou Toumani Touré (ATT), le putschiste renversé

Bien avant d’être lui-même renversé en 2012 en tant que président civil par un officier sans envergure, le Malien Amadou Toumani Touré (ATT) a été, dix années durant, un héros de la jeunesse africaine. La raison ? Le fait d’avoir perpétré un putsch « démocratique » contre Moussa Traoré, dictateur qui avait réprimé dans le sang une contestation étudiante devenue un soulèvement populaire en 1991. ATT organise une transition « express » et remet le pouvoir un an plus tard au président élu Alpha Oumar Konaré, sans se présenter.

Il revient en grand boubou en 2002, sans réussir à contrer la corruption, le trafic de drogue international qui gangrène toute la sous-région, puis la poussée islamiste associée à une rébellion touarègue en 2012. L’armée malienne, massacrée à Aguelhok et en déroute, contraint ATT à fuir le palais de Koulouba à pied, avant un exil au Sénégal.

Si l’on trouve ces quatre exemples côté pile, nombre d’autres putschs, côté face, ont débouché sur de graves violations des droits de l’homme, avec notamment Sani Abacha en 1993 au Nigeria, Yaya Jammeh en 1994 en Gambie ou Moussa Dadis Camara en Guinée en 2008. Quid du colonel Doumbouya ? S’il prend goût au pouvoir,  envisagera-t-il de revenir, comme ATT et Obasanjo, une fois la transition faite et par la voie des urnes ?

Seule certitude pour l’instant : les péripéties que représentent les coups participent aussi à l’évolution politique d’une région fragile, qui n’en a pas fini avec la soldatesque. 

Liberia : Samuel Doe, une mort au goût de Budweiser (4/6)

Mis à jour le 15 octobre 2021 à 09:11


Samuel Doe en avril 1980, à Monrovia © AFP

« On a tué le président ! » (4/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, Jeune Afrique vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, Samuel Doe, torturé à mort devant l’œil d’une caméra le 9 septembre 1990.

Le président n’est presque plus rien, mais bientôt ce sera pire. Sans chemise, sans pantalon, le slip blanc gorgé de sang. On lui a arraché ses grigris. Il a les yeux écarquillés et déjà plus de jambes : une rafale de kalachnikov s’est chargée de les lui couper. Samuel Doe gît par terre, dans ce bureau miteux, au milieu de soudards surexcités, il supplie. Il est prêt à tout donner. Sa fortune, les caches où se planquent ses proches, le numéro de ses comptes bancaires, son pouvoir – si tant est qu’il lui en reste.

Les soldats le malmènent, on ne sait même plus ce qu’ils veulent vraiment. Sont-ce les supplications de Doe ou les ricanements de ses tortionnaires ? On ne s’entend pas dans la petite pièce de la clinique de Bushrod Island à Monrovia. Au milieu du brouhaha, un journaliste tend un micro au chef de l’État, un autre filme la scène. Elle dure 14 minutes et, au lendemain de ce 9 septembre 1990, elle deviendra un best-seller sur les marchés de Monrovia. Il n’est pas si fréquent de contempler la mise à mort d’un président.

Le sang et la haine

Dans un fauteuil en faux cuir, face à sa victime, Prince Johnson est impassible – ou peut-être a-t-il un petit air amusé. De temps en temps, il s’excite, se lève puis se rassoit. Une femme en blouse d’infirmière l’évente. Il faut rester calme, l’heure est grave. C’est peut-être celle de la victoire. Il boit une gorgée de Budweiser. Voilà près d’un quart d’heure que Samuel Doe geint devant lui. Ça suffit. Ses hommes se ruent sur le président : ils lui découpent une oreille. Encore un peu de Budweiser. La bière est si bonne : elle a le goût amer du sang et de la haine.

La fureur de ce dimanche a débuté à l’heure où les cloches des églises de la capitale libérienne se mettent à tinter. Les messes étaient à peine terminées que soudain, le chef de l’État donne l’ordre à ses gardes de quitter Mansion House. C’est le branle-bas de combat. Depuis des semaines, tout le monde végétait dans la cour du palais présidentiel : Samuel Doe se terrait. Les rebelles de Charles Taylor et Prince Johnson, qui avaient lancé l’offensive neuf mois plus tôt, étaient désormais aux portes de Monrovia. Ça sentait la fin.

LE GÉNÉRAL QUAINOO TENTE DE CALMER LES DEUX CAMPS, MAIS ON NE PEUT PAS GRAND CHOSE FACE AUX DÉLIRES HAINEUX

Pour une fois, il n’était pas saoul

Le rendez-vous fixé au quartier général de l’Ecomog a-t-il rassuré Samuel Doe ? Lui avait-on donné des gages ? Que devait-il négocier ? Les témoins assurent en tout cas que le président avait toute sa tête. Pour une fois, il n’était pas saoul. Sirènes hurlantes, Samuel Doe débarque au quartier général de la force ouest-africaine. Il a emmené avec lui une centaine d’hommes, son ministre de l’Information et celui de la Défense, des journalistes. Il file au premier des deux étages d’un petit bâtiment et, sans même s’annoncer, déboule dans le bureau du patron de l’Ecomog, le général ghanéen Quainoo, qui a été déployé moins d’un mois auparavant.

Il ne s’écoule que quelques instants et déjà, ça y est, voilà Prince Johnson qui arrive. Le chef de l’Independent National Patriotic Front of Liberia (INPFL) est surexcité et ses soldats sont lourdement armés. Ils ont des fusils mitrailleurs et des lance-roquettes. Johnson transpire, vocifère. Le ton monte entre ses hommes et les gardes de Samuel Doe. « Ouvrez le feu ! » crie-t-il. Il est environ 14h, c’est un carnage, on compte 78 cadavres.

« Cette fois, nous allons le prendre », crie Prince Johnson. C’est à son tour de monter les escaliers du petit bâtiment et de se ruer dans le bureau du général Quainoo. Le Ghanéen tente de calmer les deux camps, mais on ne peut pas grand chose face aux délires haineux : il ne peut être que spectateur. Un des hommes de Prince Johnson mitraille les jambes de Doe.

LES REBELLES DE PRINCE JOHNSON PROMENAIENT LE CADAVRE EN BROUETTE DANS LES RUES DE MONROVIA

Sexe broyé


Pendant qu’ils torturent Samuel Doe, les hommes de Prince Johnson filment la scène. © DR

Quelques instants plus tard, les rebelles embarquent le président vers la clinique de Bushrod Island. Samuel Doe n’a plus de membres inférieurs, puis son sexe est broyé et, après une gorgée de Budweiser, ses oreilles seront donc découpées. Pourquoi ? Nul ne le sait vraiment et cela dure des heures. L’instant exact de la mort du président n’a pas été filmé mais, pendant plusieurs jours ensuite, le corps du président a été exposé par les rebelles de Prince Johnson. Ils promenaient le cadavre en brouette dans les rues de Monrovia. La foule hurlait de joie, raconte-t-on, comme si l’horreur était devenue le seul spectacle réjouissant.

À l’époque, il n’y avait de toute façon plus que cela dans l’air du Liberia. Une décennie plus tôt, le jeune sergent Doe avait pris la tête du pays en promettant une revanche des « natives » contre les « Congos », cette minorité africaine-américaine qui confisquait le pouvoir, les honneurs et l’argent depuis l’indépendance du pays en 1822. En guise de revanche, il y a eu la terreur. Au lieu de la liberté, la violence.

Doe n’avait même pas 30 ans – 29 exactement – quand lui et ses hommes étaient venus cueillir le chic président Tolbert dans sa chambre du palais un matin d’avril 1980 et l’avaient exécuté. Quelques jours plus tard, ils avaient aligné treize ministres du gouvernement déchu sur une plage de Monrovia avant de leur tirer dessus. Les badauds avaient été pris a témoin : c’est ainsi qu’on traiterait désormais les ennemis.

La scène a annoncé le règne qui allait suivre, délirant et inhumain. Doe avait décidé de ne pas lâcher le pouvoir. En 1990, c’était comme en 1985, lorsqu’à la veille de la présidentielle, il avait promis d’écraser quiconque empêcherait sa réélection – il l’avait emporté avec 51 %. Alors, fin 1989, lorsqu’un certain Charles Taylor a levé sa rébellion pour le renverser, il n’a pas été vu d’un mauvais œil, tant il est vrai qu’une partie des Libériens et les pays étrangers – Côte d’Ivoire et États-Unis en tête – voulaient se débarrasser de ce sergent incontrôlable. Tous connaissaient bien cet ancien conseiller du président qui, accusé d’avoir détourné des centaines de milliers de dollars, avait passé quelques années en exil outre-Atlantique. Et qu’importe les méthodes des rebelles, les villages d’ethnies « ennemies » rasés, les gamins recrutés. C’était la guerre, après tout.

MAIN DANS LA MAIN AVEC GEORGE WEAH, PRINCE JOHNSON OCCUPE UNE PLACE CENTRALE DANS LE RÉGIME LIBÉRIEN

Pas une once de remord

« Vous savez pourquoi j’ai fait ça à Samuel Doe ? Dans mon comté de Nimba [dans le nord du pays], des années auparavant, lui et ses hommes avaient tué 300 bébés. Juste avant leur exécution, ils hurlaient mais Doe n’a pas entendu leurs supplications. Alors, je lui ai coupé les oreilles », avait expliqué Prince Johnson en 2018, recevant Jeune Afrique dans un bureau huppé de Monrovia. Le meurtrier le plus célèbre du Liberia n’a jamais exprimé une once de remord.

Il n’est toujours pas parvenu à la tête de l’État : après avoir assassiné Doe, il a affronté son ancien camarade, Charles Taylor, pendant sept années avant de perdre la guerre. Contraint à fuir en 1997, il est revenu en héros dans le comté de Nimba en 2004 et a repris la politique.

Élu sénateur deux ans plus tard, il est arrivé troisième de la présidentielle en 2018, une place qui a fait de lui un homme incontournable. Main dans la main avec le président George Weah, il occupe désormais une place centrale dans le régime libérien. En mai, l’ancien chef de guerre, qui n’a jamais été jugé, a même été nommé à la tête de la commission de défense du sénat. Prince Johnson est aujourd’hui un des hommes les plus puissants du Liberia, mais peut-être devrait-il se souvenir de la fin de Samuel Doe et de l’enseignement que cette séquence aura laissé : on meurt comme on vit.

Algérie : Mohamed Boudiaf, un « parricide » en direct à la télévision (3/6)

Mis à jour le 13 octobre 2021 à 18:03


Mohamed Boudiaf en 1992 à Alger © Daniel SIMON/Gamma-Rapho via Getty Images

« On a tué le président ! » (3/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, Jeune Afrique vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, retour sur la mort de Mohamed Boudiaf, abattu le 16 janvier 1992 par un sous-officier affecté à sa protection.

Après Alger et Oran, Annaba. Ce jeudi 29 juin 1992, Mohamed Boudiaf effectue une visite dans cette ville que l’on surnomme la perle de l’Est. Cinq mois après son retour d’exil et sa désignation, le 16 janvier 1992, à la tête du Haut Comité d’État (HCE) – instance créée en janvier 1992 après la démission du président Chadli et l’arrêt du processus électoral au lendemain de la victoire des islamistes du Front islamique du salut  (FIS) aux législatives de décembre 1991 –, le président Boudiaf veut aller au contact de ses compatriotes, leur parler du nouveau parti politique qu’il compte lancer et leur détailler les priorités de son programme.

Ce retissage des liens avec ses compatriotes, Boudiaf le conçoit comme un préalable à la restauration de la confiance entre le peuple et ses dirigeants. À 73 ans, cette figure de la guerre d’indépendance et cofondateur du Front de libération nationale (FLN), extirpé de sa paisible retraite à Kénitra, au Maroc, où il s’était installé en 1964, veut reconquérir le cœur des Algériens. Une reconquête qui passe par une tournée dans plusieurs villes et qui l’a conduit, ce 29 juin, à Annaba.

Une protection rapprochée… démobilisée

Mohamed Boudiaf, que l’on surnomme affectueusement « Boudy », s’apprête à prononcer un discours à la Maison de la culture. À l’extérieur du bâtiment, la surveillance est bancale. Les membres de la sécurité présidentielle et de la protection rapprochée, ainsi que les agents du Groupement d’intervention spéciale (GIS), une unité spécialisée dans la lutte anti-terroriste, sont en mode relâche. Les uns papotent, d’autres grillent tranquillement une cigarette et certains ont carrément déserté leurs postes, comme s’il n’y avait aucune menace, comme si la sécurité des lieux, et surtout celle du président, n’étaient pas une priorité absolue.

En tout, 65 agents dépêchés la veille d’Alger sont déployés pour assurer la protection du chef de l’État. Parmi eux, le sous-lieutenant Lembarek Boumaarafi. Âgé de 26 ans, ce sous-officier aguerri, membre du GIS, a fait ses preuves dans les unités chargées de combattre les Groupes islamiques armés (GIA), qui sèment la terreur depuis le début de l’insurrection, en janvier 1992. Boumaarafi ne devait pas faire partie des équipes de protection envoyées à Annaba.

Contre l’avis de son supérieur hiérarchique, le lieutenant Torki, qui se méfie de son mauvais caractère et de son indiscipline, Boumaarafi a été affecté aux unités de surveillance et de protection du cortège présidentiel par le commandant Hamou, patron du GIS, qui lui a fait délivrer la veille un ordre de mission individuel pour qu’il se rende à Annaba.

Outre son pistolet-mitrailleur Beretta, Boumaarafi a mis dans ses bagages une grenade récupérée au cours d’une opération anti-terroriste à laquelle il avait pris part quelques semaines plus tôt dans un appartement, sur les hauteurs d’Alger. Vers 11 heures, ce 29 juin, il pénètre dans la Maison de la culture. Et prend position derrière le grand rideau.

Aucun officiel n’est du voyage

Dans la salle pleine comme un œuf, des membres de la société civile, des jeunes, des élus et notables locaux, des hommes d’affaires et des journalistes prennent place pour écouter le président. Sur l’estrade ornée de bouquets de fleurs, Mohamed Boudiaf, en costume gris et chemise blanche, déroule son discours. À sa gauche, Amine Abderrahmane, son beau-frère et secrétaire particulier.Hormis ce fidèle collaborateur, aucun responsable ne s’est déplacé à Annaba. Ni le ministre de l’Intérieur, le général Larbi Belkheir, ni le chef du gouvernement, Sid Ahmed Ghozali, ne sont du voyage. Le solitaire Boudiaf n’aime pas trop s’encombrer de la présence d’officiels.

Les caméras filment le meeting, retransmis en direct à la télévision nationale. Boudiaf parle, l’audience applaudit ou s’esclaffe quand il lance ses saillies en arabe dialectal. Les caméras de télévision passent de l’estrade à la salle, de la salle à la tribune, puis filment le président en plan serré.

BOUMAARAFI FAIT ROULER UNE GRENADE PAR TERRE PUIS LÂCHE UNE RAFALE QUI ATTEINT BOUDIAF À LA TÊTE ET AU DOS

À quelques mètres de lui, derrière le grand rideau noir, Boumaarafi est prêt à passer à l’action. À la tribune, Boudiaf continuer de parler en agitant sa main gauche : « Nous voyons les autres pays nous devancer. En quoi nous ont-ils devancés ? Par la science. Et la religion musulmane… » Il s’arrête net. Il a entendu le bruit sec d’une petite détonation, tourne la tête légèrement sur sa gauche. Boumaarafi se faufile à travers la fente du rideau et lance sa grenade en la faisant rouler par terre. Puis s’avance derrière Boudiaf et lâche une rafale qui l’atteint à la tête et au dos. Le président s’écroule, des morceaux de cervelle sont projetés sur le sol et l’estrade. Il est 11h30. Amine Abderrahmane, dévasté, comprend que Boudiaf est mort.

Meurtre en direct

Tandis qu’il recouvre le corps de sa veste, la panique et la confusion gagnent la salle. Les caméras de télévision continuent de filmer la scène du crime. Boumaarafi jette son arme, disparaît derrière le rideau et prend la fuite pour se réfugier dans l’appartement d’un riverain. Il décline son identité et demande que l’on prévienne la police, qui viendra l’arrêter sous peu.

À l’intérieur de la Maison de la culture, les secours se font attendre. Le protocole présidentiel n’a pas prévu la présence d’un médecin pendant la tournée. Lorsque les secours arrivent, ils évacuent d’abord les personnes blessées par la grenade et les projectiles de l’arme du tireur. Ils déposent le corps ensanglanté de Boudiaf sur une civière. Il sera le dernier à arriver à l’hôpital de Annaba, en état de mort cérébrale. Quelques heures plus tard, il est évacué vers l’hôpital militaire de Ain Naâdja, sur les hauteurs d’Alger, où il est officiellement déclaré mort.

SES COMPATRIOTES ONT TÔT FAIT DE DÉSIGNER LES COMMANDITAIRES : LES DÉCIDEURS QUI L’ONT INSTALLÉ AU POUVOIR

L’assassinat en direct à la télévision de ce père de la nation que les militaires avaient appelé à la rescousse pour gérer l’Algérie plongée dans la guerre civile provoque sidération, choc et colère dans le pays et à l’étranger. Les Algériens sont d’autant plus révoltés par ce « parricide » qu’il a été commis par un sous-officier censé veiller à la sécurité du chef de l’État. Avant même que Mohamed Boudiaf ne soit porté en terre, ses compatriotes ont tôt fait de désigner les commanditaires de son assassinat : les décideurs qui l’ont installé au pouvoir. Qui a tué « Boudy » ? Pourquoi ? Comment son assassin s’est-il retrouvé avec autant de facilité derrière ce rideau noir à Annaba ?


Funérailles de Mohamed Boudiaf à Alger, le 1er juillet 1992 © Jean-Michel TURPIN/Gamma-Rapho via Getty Images

Deux rapports et des zones d’ombre

Pour tuer dans l’œuf les spéculations et les allégations sur une implication présumée de l’armée et des services secrets dans la mort de Boudiaf, le HCE met en place une commission d’enquête. Ses conclusions, rendues publiques le 25 juillet 1992 dans un rapport préliminaire, laissent les Algériens dubitatifs. La commission écarte la thèse d’un acte individuel, avalise celui d’un complot, mais se garde de dévoiler l’identité des commanditaires. Un complot sans les noms des comploteurs.

Un deuxième rapport, dévoilé le 9 décembre 1992, exclut une fois de plus la thèse d’un acte isolé sans pour autant livrer les noms des commanditaires ou des complices, ni des institutions auxquelles ils appartiennent. Bien que Boumaarafi soutient avoir agi seul, les membres de la commission jugent que son acte ne pouvait profiter qu’au FIS.

Devant les enquêteurs, le juge ou encore le psychiatre Farid Kacha, qui l’a rencontré à deux reprises pour établir son expertise psychiatrique, Boumaarafi ne change presque pas une virgule du récit qu’il fait de son parcours et de son acte. Un homme présenté comme froid, déterminé, solide, intelligent. Ni un illuminé ni un exalté religieux.

Traumatismes d’enfance

Père dépressif, mère décédée à 43 ans, frère aîné violent, Boumaarafi a grandi dans une famille tourmentée. Il est rapidement placé en internat dans une école des cadets de la Révolution, à Koléa, non loin d’Alger. Bon élève, soldat sérieux et appliqué qui gravit les échelons pour devenir sous-lieutenant, il n’en est pas moins marqué par les traumas de son enfance et de sa jeunesse, si bien qu’il est suivi par un psychiatre.

Plusieurs stages et formations à l’étranger lui permettent de parfaire son parcours, qui fera de lui un soldat d’élite. Il intègre le GIS, créé en 1989, qui sera en première ligne dans la lutte contre les GIA. La mort de l’un de ses amis au cours d’un assaut contre un groupe terroriste le marque profondément.

Lembarek Boumaarafi a-t-il agi pour un motif religieux ? Est-il un sympathisant du FIS ? Khaled Nezzar, ministre de la Défense et membre du HCE à l’époque des faits, affirme que l’assassin de Boudiaf a été endoctriné et s’est radicalisé au contact de Ali Djeddi, l’un des dirigeants du FIS.

QUAND J’AI CONSTATÉ QUE NEZZAR ET BELKHEIR N’ÉTAIENT PAS À ANNABA, J’AI TUÉ BOUDIAF

Aux membres de la commission d’enquête, Boumaarafi explique qu’il a décliné l’invitation de rejoindre les maquis islamistes au motif qu’il avait encore une mission à accomplir. Laquelle ? Tuer les généraux Khaled Nezzar et Larbi Belkheir. « Quand j’ai constaté qu’ils n’étaient pas à Annaba, j’ai tué Boudiaf », déclare-t-il à la commission. Élucubrations ou aveux d’un homme aussi posé que déterminé ? Farid Kacha décrit un homme qui a agi méthodiquement en pleine connaissance de cause. À l’instant où il a su qu’il serait du voyage, sa décision était prise. La veille de son départ, il avait laissé une lettre testament à l’un de ses camarades.

Concours de circonstances ou dysfonctionnements planifiés ?

À Annaba, il inspecte les lieux, fait des repérages à l’extérieur et à l’intérieur de la salle, prend des photos et choisit l’endroit exact où il devra intervenir pour tuer le président. Acte isolé, peut-être, mais comment a-t-il été rendu possible ? Défaillances, négligences, dysfonctionnements, lacunes, laisser-faire, tout a déraillé avant et pendant la visite de Boudiaf.

Le commandant Hamou a-t-il affecté Boumaarafi à la sécurité du président de son propre chef ou sur instruction de ses supérieurs, les généraux Mohamed Médiène, dit « Toufik », et Smaïn Lamari, respectivement numéro un et numéro deux du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), dissous en 2016, dont dépendait directement le GIS ? La question reste à ce jour sans réponse.

Le GIS ne devait pas être affecté à la sécurité présidentielle dans la mesure où sa mission principale est d’intervenir en cas de crise grave (prise d’otages ou assaut anti-terroriste). À Annaba, il n’y a eu aucune coordination entre le GIS et la protection présidentielle.

Avant l’arrivée de Boudiaf à la Maison de la culture, des éléments du GIS, dont Boumaarafi, s’étaient placés derrière le rideau à l’insu des deux responsables qui dirigent le service de sécurité du président. Par ailleurs, trois agents directement chargés de sa protection n’étaient pas à leur poste. Celui qui était censé se tenir derrière Boudiaf était dans la salle à une dizaine de mètres de la tribune. Les deux autres avaient déserté leurs postes respectifs, laissant le champ libre à Boumaarafi. Concours de circonstances ou dysfonctionnements prémédités pour permettre à l’assassin de se retrouver seul derrière le président ?

Des services en pleine réorganisation

Pour Khaled Nezzar, l’un de ceux que la vox populi désigne comme le commanditaire de l’assassinat, ces dysfonctionnements s’expliquent par la réorganisation et le changement d’organigramme des structures chargées de la protection présidentielle après le départ du président Chadli Bendjedid en janvier 1992.

Ceux qui ont pris la relève commençaient à peine à s’organiser. En outre, Boudiaf n’est pas homme à qui l’on donne des instructions, fussent-elles sécuritaires. Quelques semaines avant sa mort, il avait décidé de se rendre au Maroc pour assister au mariage de l’un de ses enfants. Informé de ce déplacement prévu de longue date, le général « Toufik », patron des services secrets, se rend auprès de Boudiaf pour attirer son attention sur le fait qu’il s’agit d’un déplacement d’un président de la République et non d’un simple citoyen. La question est particulièrement délicate compte tenu des tensions entre l’Algérie et le Maroc. Boudiaf éconduit sèchement « Toufik ».

LORS DE SES DÉPLACEMENTS, LE PRÉSIDENT N’EN FAIT QU’À SA TÊTE, PÈCHE PAR EXCÈS DE CONFIANCE

Lors de ses déplacements, le président n’en fait qu’à sa tête, pèche par excès de confiance. Ses sorties sur le terrain sont annoncées à la dernière minute et manquent de préparation et d’organisation. Or la sécurité et la protection présidentielles exigent expérience, professionnalisme, préparation et coordination, de jour comme de nuit. Pour son voyage à Annaba, Boudiaf désigne un novice en matière de protection et de sécurité présidentielle. Le patron de l’armée et des services de renseignements, ainsi que le ministre de l’Intérieur sont consternés, mais ils ne peuvent intervenir auprès du président de peur de se faire rabrouer. Tous ces facteurs ont certainement concouru à faciliter la tâche de l’assassin.

Jugé par la Cour criminelle d’Alger, Lembarek Boumaarafi est condamné à mort le samedi 3 juin 1995. Il est reconnu comme seul coupable de l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. En juin 2021, il effectuait sa trentième année en prison.