Histoire

Du Dahomey au Bénin, les dates clés

L'ambassadeur du Dahomey en France, Emile Zinsou (à gauche), serre la main du ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, au cours d'une cérémonie au Quai d'Orsay le 08 mars 1962 à Paris.
L'ambassadeur du Dahomey en France, Emile Zinsou (à gauche), serre la main du ministre des Affaires étrangères, Maurice Couve de Murville, au cours d'une cérémonie au Quai d'Orsay le 08 mars 1962 à Paris. © AFP

Comme beaucoup de pays africains, le Dahomey accède à l’indépendance en 1960. Il ouvre la série dès le 1er août.  Et c'est Hubert Maga qui en devient le premier président. Mais le tout nouvel État accède à l’indépendance dans un jeu d’alliances de personnes et de partis qui présage déjà de l’instabilité politique à venir. Retour sur les principales dates de l'histoire politique du Dahomey devenu Bénin, le 30 novembre 1975. 

En 1945, le gouvernement provisoire français instaure une représentation à double collège pour les colonies au sein de l’Assemblée nationale. Le premier regroupe les citoyens français, Blancs et le second les sujets de l’empire colonial, les indigènes, c’est-à-dire les autochtones, Noirs. C’est à ce titre que Sourou Migan Apithy est élu premier représentant du Dahomey et du Togo au côté du révérend-père Francis Aupiais, en octobre 1945. 

Mais les deux représentants du même territoire vont très rapidement s'opposer et de manière frontale. Toute l’histoire politique du Dahomey devenu Bénin se noue à cette époque. Au palais Bourbon à Paris (siège de l’Assemblée nationale),Sourou Migan Apithyrejoint le groupe constitué par la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO), alors que le révérend-père Aupiais se retrouve dans le groupe opposé, celui du Mouvement républicain populaire (MRP).  

Sourou Migan Apithy.
Sourou Migan Apithy. DR

Les courants politiques manifestent leur opposition en octobre 1946 lors du congrès fondateur de Rassemblement démocratique africain (RDA) à Bamako. La délégation du Dahomey y tient une importante place avec Sourou Migan Apithy élu vice-président et Louis-Ignacio Pinto président de la commission de politique générale. Emile Derlin Zinsou, lui, refuse le poste de secrétaire général reprochant au nouveau RDA son affiliation au Parti communiste français (PCF). Ce couac au niveau africain est révélateur des animosités que les Dahoméens entretiennent entre eux. Dès lors, l’histoire politique du Dahomey sera jalonnée d’alliances entre partis qui se font et se défont au gré des intérêts et querelles de ses dirigeants.  

► À (re)lire : Emile Derlin Zinsou, l’un des pères fondateurs de l’Afrique moderne

Peu avant la constitution du RDA, la IVe République nait en France le 13 octobre 1946. Elle ouvre la voie à la formation du Conseil général par territoire dont celui du Dahomey qui voit le jour le 15 novembre 1946. Ses représentants constitueront un Conseil de la République qui siègera au Grand conseil de l’Afrique occidentale française (AOF) et à l’Assemblée de l’Union française. C’est à cette même période qu’on situe la naissance du premier grand parti dahoméen : Union progressiste dahoméenne, UPD avec Sourou Migan Apithy. Un second groupe influent, le Bloc populaire africain (BPA) s’installe aussi sur l’échiquier politique mené par Emile Poisson et Justin Tométin Ahomadégbé, dès le mois de décembre 1946.  

Mais en 1947 au rythme de l’instabilité politique en France, une série d’élections ouvre la voie à une période d’agitation politique devenue le lot de ce territoire qui prépare fiévreusement son autonomie. Par ailleurs, l’éloignement des représentants dahoméens au sein des institutions de la IVe République à Dakar et à Paris va favoriser l’émergence de groupuscules et de nouveaux leaders qui ont développé un discours de terrain avec des préoccupations locales. Des scissions apparaîtront au sein de l’UPD et marqueront à jamais la vie politique de ce futur État. 

En mai 1951 les élections à l’Assemblée nationale française révèlent une profonde rupture. L’UPD implose. Le leader légendaire Apithy est contesté. Il va aux élections avec une liste « Union française ». Les natifs du nord du Dahomey auxquels le comité directeur de l’UPD avait refusé une seconde place sur sa liste claquent la porte et fondent le Groupement ethnique du nord du Dahomey (GEND) qui deviendra plus tard le Mouvement démocratique dahoméen (MDD). Son leader est Hubert Maga. Sourou Migan Apithy refonde son parti rebaptisé, le Parti républicain du Dahomey (PRD). 

► À (ré)écouter : Mémoire d'un continent. L'indépendance du Dahomey

Les querelles de personnes alimentent des courants aux lignes floues au sein des partis au sud du pays, alors que dans le nord Hubert Maga, fédérateur, réussit à hisser son mouvement au rang de parti rassembleur. En août 1957 le MDD d’Hubert Maga devient le Rassemblement démocratique dahoméen (RDD), alors qu’au sud une kyrielle de partis voient le jour. En marge de ce bouillonnement politique l’histoire va continuer de s’écrire. En mai 1957, Sourou Migan Apithy est élu vice-président du Conseil de gouvernement du Dahomey, le poste de président étant réservé de droit au gouverneur de la colonie. 

Le 28 septembre 1958, le Dahomey dit « Oui » au référendum instituant la Ve République en France et à la Communauté française. Le 4 décembre 1958, Apithy est tout nouveau président du Conseil de gouvernement. Mais ironie du sort, contrairement à ce qui s’est passé dans la plupart des anciennes colonies accédant à l’indépendance, cette position de président du Conseil de gouvernement ne le portera pas à la tête du nouvel État. 

En avril 1959, la première Assemblée nationale dahoméenne est élue sans majorité politique distincte. C’est alors un gouvernement d’union nationale qui conduira le pays à l’indépendance. Deux grands groupes politiques se constituent et s’opposent au sud du pays autour de deux leaders, Apithy et Ahomadégbé, inconciliables. Cette situation profite à Hubert Maga qui reçoit le soutien de l’Union démocratique dahoméenne (UDD-RDA) de Justin Ahomadégbé. Maga est élu premier président du Dahomey, le 26 juillet et proclame l’indépendance du pays le 1er août 1960. 

Les oppositions politiques dans le nouvel État sont d’une telle violence que l’armée décide d’y mettre un terme. Le 28 octobre 1963 le colonel Christophe Soglo prend le pouvoir ouvrant ainsi le ban des coups d’État militaires. En janvier 1964, il confie les rênes du pouvoir à Sourou Migan Apithy. Ce dernier est vite démis de ses fonctions et remplacé par Justin Ahomadégbé. Mais de nouvelles tensions politiques ramèneront, en décembre 1965, les militaires au pouvoir, avec le même Christophe Soglo, devenu entre-temps général. 

Au rythme d’un coup d’État militaire tous les 18 mois environ, tous les leaders politiques ont, à un moment ou un autre, été portés à la présidence de la République. C’est dans ce contexte d’instabilité politique chronique et de turbulences que les militaires installèrent le docteur Emile Derlin Zinsou à la présidence de la République du Dahomey le 17 juillet 1968. La présidence Zinsou sera de courte durée : il sera renversé au bout de 18 mois, le 10 décembre 1969 par les militaires. 

Le président du Dahomey, Emile Zinsou (D), est photographié avec Lucien Harmegnies, un membre du Parti socialiste belge, le 22 août 1969 en Belgique.
Le président du Dahomey, Emile Zinsou (D), est photographié avec Lucien Harmegnies, un membre du Parti socialiste belge, le 22 août 1969 en Belgique. © AFP

En mai 1970, un Conseil présidentiel est instauré entre les frères ennemis : Hubert Maga, Justin Tométin Ahomadégbé et Sourou Migan Apithy. Une présidence tournante tous les 2 ans est prévue avant des élections générales. Mais un nouveau coup d’État militaire interrompt l’expérience, le 26 octobre 1972. Le commandant Mathieu Kérékou prend la tête d’un gouvernement militaire révolutionnaire qui mettra un terme définitif aux coups d’État. Les militaires s’installent durablement au pouvoir en mettant au point une nouvelle alliance nationale qui est plutôt une adhésion forcée à leurs idéaux.  

Ce régime transforme la vie politique, sociale et économique du Dahomey en impliquant des civils à la gestion du pouvoir. Il décrète le marxisme-léninisme comme doctrine d’État, le 30 novembre 1974, avant de procéder un an plus tard, le 30 novembre 1975, au changement de nom. La République populaire du Bénin naît avec l’instauration d’un parti unique, le Parti de la révolution populaire du Bénin (PRPB). Le 30 novembre, est décrété fête nationale à la place du 1er août. 

Mais le parti unique et le pouvoir totalitaire de Mathieu Kérékou conduisent l’État béninois à la faillite. Le marxisme-léninisme est enterré avec, en février 1990, la première des Conférences nationales en Afrique. La République populaire cède la place à la République du Bénin avec le retour du multipartisme inaugurant le « renouveau démocratique ». En 1991, Nicéphore Soglo  devient le premier président de la nouvelle République du Bénin.  

Kofi Annan et le génocide rwandais (3&4)

Les restes de l'avion dans lequel se trouvait le président rwandais Juvenal Habyarimana, avion abattu le 6 avril 1994.
Les restes de l'avion dans lequel se trouvait le président rwandais Juvenal Habyarimana, avion abattu le 6 avril 1994. Getty/Scott Peterson

Avril 1994. Le Rwanda est le théâtre de massacres d’une exceptionnelle violence. La tension et les affrontements qui régnaient depuis plusieurs mois, empêchant l’installation du gouvernement de transition à base élargie préconisé par les accords d’Arusha, se sont transformés en tuerie de masse après l’attentat qui a coûté la vie au président Juvénal Habyarimana, à son homologue burundais Cyprien Ntaryamira, et à quelques-uns de leurs collaborateurs. 

Personne ne parvient à arrêter ni à freiner la machine infernale, pas même la Mission d’assistance des Nations unies pour le Rwanda, la MINUAR, sensée accompagner les protagonistes dans la mise en place des accords. Cette dernière semble dépassée par les évènements et n’arrive pas davantage à protéger les siens, puisque dix d’entre eux, des paras belges, ont même carrément été assassinés. Les regards sont tournés vers New York. Que fait Kofi Annan, le secrétaire général adjoint aux opérations de maintien de la paix ? Pourquoi ne parvient-il pas à mettre un terme aux tueries ?

Opération Mar Verde, les eaux troubles de la mémoire guinéenne

Ahmed Sékou Touré
Ahmed Sékou Touré AFP

Le 22 novembre 1970, il y a cinquante ans tout juste, le destin de la Guinée fut sur le point de basculer. L’Empire portugais sur le déclin est alors mis en difficulté sur son territoire de l’actuelle Guinée-Bissau. Lisbonne va tenter le tout pour le tout en organisant pour la première fois de son histoire et dans le plus grand secret une attaque éclair hors de ses frontières. Objectif : renverser le régime de Sékou Touré, principal soutien des rebelles indépendantistes.

Le coup de force échoue partiellement, mais va donner le coup d’envoi de la plus grande vague de répression de l’histoire de la Guinée. Retour sur cet épisode peu connu de l’histoire coloniale. (Rediffusion)

►À lire aussi : Guinée : il y a cinquante ans, « Mar Verde », l’attaque portugaise sur Conakry

En 1926, les entraves à la migration tuaient déjà en Méditerranée

Alors que la « liberté de voyage » avait été reconnue aux « indigènes » par la loi du 15 juillet 1914, les circulaires Chautemps de 1924 établirent un nouveau régime de contrôle migratoire entre les départements d’Algérie et la métropole. Les promesses d’égalité formulées à la fin de la Première Guerre mondiale s’estompant, les arguments des partisans d’un contrôle des déplacements furent entendus.

Emmanuel BlanchardUniversité de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

Les « Algériens musulmans » furent les seuls passagers ciblés par la mise en place d’autorisations de traversée, officiellement destinées aux personnes embarquant en 3e ou 4e classe. Jusqu’à la suppression (provisoire) de ces dispositions à l’été 1936, une partie des voyageurs les contournèrent en embarquant clandestinement à fond de cale, périples qui prirent parfois un tour dramatique rappelant que la létalité des contrôles migratoires doit être réinscrite dans une histoire longue des prétentions à entraver les circulations humaines. https://www.youtube.com/embed/fOPXaTCSC6I?wmode=transparent&start=0

Un « drame » médiatisé

Il reste peu de traces de ces traversées macabres de la Méditerranée mais la presse de l’époque se fit un large écho de « l’horrible drame du Sidi Ferruch ». Le 27 avril 1926, à la suite d’une dénonciation, onze Marocains embarqués clandestinement à Alger furent découverts asphyxiés dans les cales du bateau éponyme qui faisait escale à Marseille. Comme le décrivent des rapports de police conservés aux Archives des Bouches-du-Rhône, ils avaient été cachés « dans les ballasts du navire, sous les machines » où la température pouvait monter jusqu’à 70 degrés. Dix-neuf autres « passagers » furent retrouvés sains et saufs dans la soute à charbon, mais une inconnue demeura à propos du sort d’éventuelles autres victimes qui auraient pu être ensevelies sous les 285 tonnes de combustible entreposées dans les cales du bateau.

Le Sidi Ferruch repartit en effet vers Bougie (actuelle Bejaïa, sur la côte à l’est d’Alger) sans qu’une fouille complète ait pu être effectuée, tandis que les survivants, après avoir été interrogés, étaient refoulés vers Alger d’où ils avaient embarqué. Quatre matelots corses, désignés comme ayant procédé à l’embarquement, furent placés sous mandat de dépôt et des suspects (« marocains », « algériens » ou « européens ») ayant opéré depuis Alger, comme rabatteurs ou organisateurs du trafic, furent recherchés, apparemment sans succès. Hormis la désignation d’un juge d’instruction, les suites judiciaires de l’affaire ne nous sont d’ailleurs pas connues.

L’écho donné à la « tragédie du Sidi Ferruch » permit d’apprendre que ces cas de morts en migration n’étaient pas isolés : ainsi, le 9 avril 1926, le vapeur Anfa, un courrier parti de Casablanca, avait lui aussi été au centre d’une affaire d’embarquements clandestins nécessitant plus d’investigations que le simple refoulement des « indigènes » découverts à leur arrivée. Alors qu’une douzaine de clandestins cachés dans des canots avaient été débarqués à Tanger, ceux dissimulés à fond de cale ne furent découverts qu’en haute mer. Deux d’entre eux étaient morts par asphyxie. Le timonier dénoncé par les survivants aurait fait des aveux immédiats et se serait suicidé avec son arme personnelle.

Incidemment, et sans faire état d’une quelconque surprise ou volonté d’enquêter, le commissaire spécial de Marseille rapporta alors à ses supérieurs de la Sûreté générale que trois corps avaient été « immergés » avant l’arrivée dans le port de la cité phocéenne. On imagine avec quelle facilité il pouvait être possible pour les capitaines de navires, véritables « maîtres à bord », de faire disparaître des cadavres de clandestins sans que personne ne s’en inquiète.

Récépissé de demande de carte d’identité délivré par la police des ports de Marseille, mise en cause pour sa propension à régulariser ainsi, moyennant finances, la situation d’Algériens et Marocains « embarqués clandestinement ». Archives départementales des Bouches-du-Rhône, 4M 2361

Des victimes sans noms

Dans ce cas, comme dans celui du Sidi Ferruch, l’identité des victimes ne fut jamais établie : l’absence de papiers suffisait à justifier cet anonymat, sans qu’aucune autre forme d’attestation soit recherchée, y compris auprès des survivants promptement refoulés vers leur port d’embarquement. Selon toute probabilité, les cadavres qui n’avaient pas été immergés faisaient l’objet d’une « inhumation administrative » (enterrement « sous X » dans une fosse commune réservée aux indigents) dans un cimetière de Marseille.

Il est donc impossible d’établir la moindre estimation du nombre des « morts en Méditerranée » provoqués par l’introduction d’un « délit d’embarquement clandestin » (loi du 30 mai 1923) et de restrictions à la circulation entre le Maroc (1922) – puis l’Algérie (1924) – et la métropole. Le « drame du Sidi Ferruch » ne peut cependant être considéré comme un événement isolé, même s’il fut le seul à attirer l’attention de la grande presse. Ainsi, au cours des mois suivants, des militants du secrétariat colonial de la CGTU dénoncèrent la répétition de ces événements : la brochure L’indigénat, code d’esclavage (1928) rappelle plusieurs cas d’Algériens sortis « agonisants » ou de Nord-africains descendus de bateau « dans un état de santé alarmant ». Surtout, elle signale que pour échapper aux contrôles, ces clandestins évitaient les grands ports et pouvaient s’entasser dans de simples voiliers : quatre morts par dénutrition, après 23 jours de voyage, furent ainsi découverts le 25 février 1927, à Port-la-Nouvelle (Aude).

Dix ans plus tard, Saïd Faci suggérait dans L’Algérie sous l’égide de la France (1936) que les morts à fond de cale étaient bien plus nombreux que les seuls cas recensés : « qu’importe que les indigènes meurent pourvu que les colons algériens aient de la main-d’œuvre à bon marché », écrivait-il, afin de dénoncer les funestes conséquences des restrictions à la libre circulation entre l’Algérie et la métropole.

Il est vrai qu’avant même que la relative émotion suscitée par les cadavres du Sidi Ferruch ne retombe, les réactions officielles avaient été sans surprise : Octave Depont qui faisait alors figure de principal expert en « émigration nord-africaine » fit ainsi savoir dans la presse que « l’indigène sans papiers devait être renvoyé en Algérie ». L’objectif affiché était « de tarir l’émigration clandestine qui, ces derniers temps, a pris un développement redoutable », tout en évitant « les centaines de morts » en mer qu’Octave Depont évoquait sans plus de précisions (Le Petit Versaillais, mai 1926). Son appel à une répression plus sévère fut entendu et les peines relatives à la loi du 30 mai 1923 qui avait défini le délit d’embarquement clandestin furent alourdies (loi du 17 décembre 1926).

Contourner les contrôles migratoires

Les contournements des contrôles ne semblent pas avoir diminué dans les années suivantes, même si la plupart des candidats au départ cherchaient à éviter les modes opératoires les plus périlleux, en particulier les embarquements à fond de cale. Un certain nombre de Marocains, passés par Oran sans avoir pu réunir les faux documents et autres autorisations achetées qui auraient pu leur donner l’apparence d’Algériens en règle, devaient cependant s’y résoudre. Des Algériens munis de faux papiers étaient aussi interpellés à Marseille et immédiatement refoulés, mais la plupart de ces migrants clandestins, ou harragas, bénéficiaient de complicités qui leur permettaient d’échapper aux contrôles à l’arrivée.

                                                               
                                  « L’horrible drame du Sidi Ferruch », Le Petit journal illustré, 16 mai 1926.

Une fois passée la flambée politico-médiatique suscitée par l’affaire du Sidi Ferruch, la question des trafics de pièces d’identité et des « embarquements clandestins » resurgit périodiquement, en fonction notamment des mobilisations en faveur d’un durcissement des contrôles. Cette politisation rend d’autant plus délicate toute évaluation du poids et des conséquences de « l’émigration clandestine ». Les refoulements depuis Marseille étaient relativement peu nombreux (de l’ordre de quelques dizaines par mois), mais les capitaines de navire avaient tout intérêt à faire débarquer discrètement les clandestins découverts en mer plutôt qu’à les dénoncer, au risque de devoir prendre en charge leur voyage retour.

Les plus lucides des policiers reconnaissaient d’ailleurs que le nombre des « clandestins » et les risques qu’ils étaient prêts à encourir dépendaient avant tout de la rigueur de la législation et des contrôles en vigueur. Ces constats furent cependant peu mobilisés au service d’argumentaires en faveur de la liberté de voyage, sinon par les militants anticolonialistes qui voyaient dans ces contrôles et leurs dramatiques conséquences humaines une des déclinaisons de « l’odieux Code de l’indigénat ».


Cet article est également à retrouver sur le site de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE).

Emmanuel Blanchard, Maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, fellow de l’Institut Convergence Migrations, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

This article is republished from The Conversation under a Creative Commons license. Read the original article.

Repenser l'africanisme, avec le Congolais Valentin-Yves Mudimbe

"Pensez l'Afrique avec le philosophe Valentin-Yves Mudimbe":. Mudimbe répond à une question du public pendant la soirée organisée par l'Alliance Française de Nairobi, le 16 décembre, 2019.
"Pensez l'Afrique avec le philosophe Valentin-Yves Mudimbe":. Mudimbe répond à une question du public pendant la soirée organisée par l'Alliance Française de Nairobi, le 16 décembre, 2019. © Alliance Française, Nairobi.

Deuxième volet de la chronique des Chemins d’écriture que RFI consacre au Congolais de la RDC, Valentin-Yves Mudimbe. Auteur de romans, de recueils de poésies et d’essais théoriques sur l’Afrique, Mudimbe est reconnu comme l’un des intellectuels et philosophes africains de premier plan. La parution en français cette année de son célèbre essai L’Invention de l’Afrique est une opportunité pour découvrir la pensée au souffle universel de cet auteur incontournable.

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« Le partage de l’Afrique, et la période la plus intense de la colonisation, ont duré moins d’un siècle. Ces événements, qui affectèrent la plus grande partie du continent africain, se déroulèrent entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe siècle. Au prisme du présent, l’expérience coloniale ne représente qu’un bref instant dans l’histoire africaine, mais cet instant est aujourd’hui encore source de douleur et de controverse puisqu’il engendra, à tout le moins, une nouvelle forme historique et ouvrit la voie à des discours d’un genre radicalement nouveau sur les traditions et les cultures africaines… »

C’est sur ces propos que s’ouvre le magistral L’Invention de l’Afriqueopus magnum du philosophe originaire de la République démocratique du Congo, Valentin-Yves Mudimbe. Cet essai qui vient de paraître en traduction française, quelque trois décennies après la publication de sa version originale en anglais, est devenu un classique des études africaines dans le monde universitaire anglophone. Sa célébrité, l’écrivain la doit à l’ampleur de sa réflexion sur les évolutions intellectuelles du monde africain, loin des clichés et des lieux communs. Les phrases d’ouverture qu’on vient d’entendre donnent le ton de son livre, campant la réflexion dans la philosophie, les humanités classiques et modernes, l’histoire des idées et l’histoire tout court. Bref, un livre d’une richesse exceptionnelle.

Dans le premier volet de cette chronique diffusé la semaine dernière, nous avions évoqué l’œuvre littéraire importante et atypique de cet auteur. Celle-ci est composée de poésies et de fictions, des genres que l’auteur a abandonnés depuis qu’il s’est installé aux États-Unis dans les années 1980, pour se consacrer à l’écriture d’essais théoriques sur l’Afrique, hormis ses mémoires qu’il a publiées en 1994, sous le titre Le Corps glorieux des mots et des êtres, en hommage à Merleau-Ponty.

Pour l’historien des lettres africaines, Bernard Mouralis, qui fut en France un des premiers exégètes de la pensée et des écrits de Mudimbe (1), on ne peut dissocier le projet proprement littéraire de l’écrivain et la réflexion qu’il mène à travers ses essais sur l’altérité africaine et sa généalogie coloniale. Il n’en reste pas moins que l’abandon ou l’ajournement du projet littéraire pose question, comme l’affirme Bernard Mouralis au micro de RFI: « On peut se demander , s’interroge Mouralis, si l’entrée dans cette carrière universitaire aux Etats-Unis n’a pas correspondu à un certain appauvrissement de la personne même de l’écrivain. L’écrivain avait publié essentiellement en français et à partir du moment il est eux Etats-Unis, il essaie de répondre à la demande sociale américaine. Il est apprécié, mais est-ce que cet exil n’a pas freiné la suite de son œuvre, qui est une grande œuvre, tant sur le plan de la poésie que sur le plan des romans. »

Il n’est pas toutefois inutile de rappeler ici que les premiers essais sous la plume de Mudimbe datent des années 1970, lorsque celui-ci menait dans son pays, l’ex-Zaïre, une double carrière d’universitaire et d’écrivain. La réflexion qu’il avait engagée alors sur l’efficacité et la portée des sciences sociales en Afrique, lui avaient inspiré en particulier deux titres : L’Autre face du royaume ou une introduction à la critique des langages en folie, paru en 1973, et L’Odeur du père, essai sur des limites de la science et de la vie en Afrique noire, publié en 1982.

Chacun à sa manière, les deux ouvrages s’inscrivent dans la critique de l’ethnologie, une discipline éminemment problématique, née à la fin du XIXe siècle dans l’Europe coloniale, et perçue largement comme un outil destiné à étudier les sociétés exotiques. Mudimbe élabore une réflexion sur les conditions dans lesquelles les Africains, libérés du poids du regard européocentriste - que l’écrivain qualifie de « l’odeur du père » - peuvent s’imposer à leur tour comme producteurs et praticiens des savoirs sur leurs sociétés, leurs vécus et leur continent.

Débroussailler les espaces discursifs

L’Invention de l’Afrique, publié en anglais aux États-Unis, s’inscrit résolument dans la suite des deux premiers essais de Mudimbe, tout en mettant l’accent sur la part de l’ethnocentrisme colonial dans la construction du discours africaniste. Ce livre est « une enquête sur les fondements du discours sur l’Afrique », écrit pour sa part l’historien Mamadou Diouf qui a préfacé la version française de l’ouvrage de son aîné.

L’enquête que mène le professeur Mudimbe procède en s’engageant dans deux directions pour l’essentiel. Son premier mouvement consiste à débroussailler systématiquement les espaces discursifs afin de montrer comment les discours coloniaux, tels que les récits d’explorateurs, les écrits d’anthropologues ou encore des propos de missionnaires, ont influencé la perception de l’Afrique, constituée comme le lieu par excellence de la négativité et de l’altérité. Bref, l’Afrique « primitive » opposée à l’Occident « civilisé ».

Paradoxalement, pendant les luttes anticoloniales, nombre d’intellectuels africains ont, eux aussi, puisé dans cet ensemble de discours et de représentations que Mudimbe nomme la « librairie coloniale », pour façonner leurs idéologies nationalistes et afrocentristes. On pourrait citer comme exemple la fameuse affirmation par Senghor « l’émotion est nègre, la raison hellène », devenue la doctrine du mouvement de la négritude.

Le second mouvement de L’Invention consiste à explorer les modalités de l’émergence d’un sujet africain autonome, seule garantie aux yeux de l’auteur d’une possible authenticité ou validité du savoir africaniste. « L’idée-force de L’Invention de l’Afriqueexplique Bernard Mouralis, c’est de porter une interrogation sur la validité des énoncés historiques, anthropologiques, philosophiques concernant l’Afrique. Pendant longtemps, l’Afrique a été vue à travers des énoncés souvent d’origine européennes, mais aussi des énoncés d’origine africaine, par exemple, la négritude, les énoncés sur l’Africocentrisme. Mudimbe estime que c’est seul le sujet africain qui peut parler de son expérience. S’il fallait résumer l’œuvre de Mudimbe, depuis L’Autre face du royaume jusqu’à aujourd’hui, je dirais qu’il n’a cessé de vouloir redonner au sujet toutes ses prérogatives. »

Le "topos" du sujet

Mudimbe a reconnu lui-même combien Michel Foucault, Lévi-Strauss ou encore  Sartre ont influencé sa réflexion sur les sciences sociales et la pensée africaniste. De nombreux commentateurs ont aussi souligné les similitudes entre l’approche de Mudimbe de l’Afrique comme objet du discours anthropologique occidental et la démarche d’un Edward Saïd, auteur de l’Orientalisme, et qui a déconstruit les visées idéologiques et politiques dans les discours occidentaux sur l’Orient.

Pour Bernard Mouralis, la similitude entre ces deux penseurs se trouve également dans la confiance qu’ils font à la subjectivité comme fondement des  discours sur les sociétés et les hommes. « En ce qui concerne l’Orientalisme d’Edward Said et L’Invention de l’Afrique de Valentin Mudimbe, il y a des points communs, admet-il volontiers. Mais peut-être la marque propre à Mudimbe, c’est d’avoir insisté sur la restauration des droits du sujet. Maintenant, Saïd a écrit une magnifique autobiographie, intitulée " Out of Place ", de la même manière que Mudimbe a écrit un magnifique livre de mémoires qui s’appelle " Le corps glorieux des mots et des êtres ". A la lecture de ces textes autobiographiques, on a l’impression que chez ces deux grands esprits, l’analyse des énoncés ne se suffisait pas. Ils ont voulu aller plus avant en eux-mêmes et ont produit l’un et l’autre ces très belles autobiographies. Et là on retrouve évidemment le sujet. »

Ce topos du « sujet », synonyme de l’humain, qui revient si souvent dans la réflexion de Mudimbe est sans doute la preuve que cette pensée ne se situe pas seulement sur le plan de la théorie. Et si le « sujet » était l’antidote contre la « déchirure » – individuelle et collective – thème qui hante les pages des romans et des poésies de l’auteur de L’Invention de l’Afrique ?

  1. V.-Y. Mudimbe ou le discours, l’écart et l’écriture (Paris, Présence Africaine, 1988, 144 pages)

Lire Mudimbe en français :

Poésies Déchirure (1971), Entretailles, précédées de Fulgurance d’une lézarde (1973), Les Fuseaux parfois (1974).

Romans : Entre les eaux (1973), Le bel immonde (1976), L’Ecart (1979), Shaba deuxLes Carnets de Mère Marie-Gertrude (1989).

Essais Réflexions sur la vie quotidienne (1972), L’Autre face du royaume, une introduction à la critique du langage en folie (1973), L’Odeur du père (1982), L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre la connaissance (1988 et 2021 pour la version française).