Histoire

Tchad : Ngarta Tombalbaye, fatale paranoïa (2/6)

Mis à jour le 12 octobre 2021 à 14:52


En avril 1975, Ngarta Tombalbaye avait fustigé l’armée dans un discours © AFP

« On a tué le président ! » (2/6). Alors que s’est ouvert le procès des assassins présumés de Sankara, Jeune Afrique vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, retour sur la mort du Tchadien Ngarta Tombalbaye, abattu par des éléments de sa propre armée, le 13 avril 1975.

Le soleil n’est pas encore tout à fait levé sur la ville de N’Djamena en ce dimanche 13 avril 1975. Les gendarmes en treillis n’ont pas fermé l’œil ces dernières heures. Positionnés sur la rive gauche du fleuve Chari, ils se sont rassemblés à la faveur de l’obscurité. Discrètement, ils ont appliqué le plan de leurs meneurs. Depuis trois jours, leurs frères d’armes, militaires des garnisons d’Am Timan, de Mongo, de Bokoro ou de Bongor, se tiennent prêt à converger vers la capitale, sous les ordres du commandant Vidal Kamougué, principal cerveau des opérations. Eux-mêmes doivent passer à l’action aux premières lueurs de l’aube.

Aux environs de 5 h 30, les premiers coups de feu résonnent dans les rues de la capitale tchadienne. On entend quelques explosions. Les manœuvres sont lancées. Les gendarmes affrontent les combattants de la Compagnie tchadienne de sécurité (CTS). Cette garde prétorienne, que le président Ngarta Tombalbaye a voulu former telle une unité d’élite pour mater les envies de révolte de l’armée régulière, est rapidement débordée. Une heure après les premières détonations, l’électricité est coupée et la Radio nationale tchadienne (RNT) cesse d’émettre. Les putschistes connaissent leur affaire. La conquête du pouvoir se passe à huis clos. Cloîtrés chez eux, les habitants de N’Djamena attendent, fébriles, le verdict des balles.

IL A OSÉ DÉNONCER LES « MANŒUVRES DE MONSIEUR FOCCART », LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ÉLYSÉE AUX AFFAIRES AFRICAINES

Complot français ?

Combien sont-ils à être réellement surpris par ce coup de force ? La rivalité entre les gendarmes et la CTS est de notoriété publique. Depuis au moins deux ans, les Tchadiens ont vu leur président se refermer sur lui-même, sur sa capitale, sur son palais, ne jurant plus que par cette garde prétorienne dont il s’est assuré la loyauté. Le tout récent général Félix Malloum, commandant en chef des forces armées et grand homme du Sud, a été arrêté en juin 1973 et des foyers de tension couvent à Sahr et Bongor. Plus au nord et à l’est, les rébellions d’Hissène Habré et du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat) de feu Ibrahim Abatcha ont aussi soulevé des populations qui s’estiment oubliées et ostracisées par le régime.

À N’Djamena, capitale qu’il a renommée deux ans auparavant dans le cadre de sa politique d’ »authenticité » et d’éloignement de la France, François Tombalbaye, devenu lui-même Ngarta (« vrai chef », en langue sara), s’est peu à peu persuadé de l’existence d’un complot ourdi par ceux qu’il appelle « les colonialistes ». Si, en 1968, les Français sont intervenus en sa faveur face au Frolinat, ses relations avec Paris sont exécrables depuis. Le président tchadien a osé dénoncer les « manœuvres de Monsieur Foccart » et le secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines, ex-éminence grise du général De Gaulle et de Georges Pompidou – qui a placé son ex-bras-droit, René Journiac, auprès de Valéry Giscard d’Estaing – ne le lui a pas pardonné.

Les espionnes de Madame Claude

À l’entame de l’année 1973, Tombalbaye est persuadé que Jacques Foccart travaille à sa chute et qu’il souhaite le remplacer par l’opposant Outel Bono. Était-ce réellement le cas ? Le médecin de Fort-Archambault (devenue Sarh) sera en tout cas assassiné à Paris le 26 août 1973 par un dénommé Léon Hardy, pseudonyme de l’agent Claude Bocquel. Cet ancien gardien de la paix français, ex-garde du corps d’Omar Bongo et de Jean-Bedel Bokassa, est réputé pour avoir aidé à construire des camps du Frolinat en Centrafrique, avant que les services de renseignement français n’obtiennent sa tête auprès de l’empereur centrafricain. Après un rapatriement à Paris, il aurait ensuite été « retourné » par le colonel Camille Gourvenec à N’Djamena.

SURVEILLÉ, ACCULÉ PAR LES RÉBELLIONS, IL NE PENSE PLUS QUE PURGE ET NETTOYAGE

« Ancien » du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage français (SDECE), ce dernier a pris la tête en 1968 du Centre de coordination et d’exploitation du renseignement (CCER), les renseignements de Tombalbaye. A-t-il donné l’ordre à son nouvel agent Léon Hardy de neutraliser Outel Bono ? Certains témoignages tendent à le confirmer – dont celui d’un ancien « coopérant militaire » à N’Djamena. Si un étrange non-lieu est prononcé par la justice française en 1982 – trois ans après le décès d’Hardy des suites d’une mystérieuse indigestion –, l’opposant a bel et bien été retrouvé abattu de deux balles dans la tête, signes évidents d’une exécution que la méfiance des réseaux Foccart et la paranoïa du président tchadien auront sans aucun doute précipitée.

Craintif, Tombalbaye se montre-t-il pour autant assez prudent ? Début 1975, dans une villa de la cité française de Grasse, il se retrouve en galante compagnie avec deux jeunes femmes et se laisse aller à des confidences sur son intention de vendre des droits pétroliers à une grande firme américaine. Malheureusement, ses deux amies du soir, que certains diront liées au réseau de la célèbre Madame Claude, se révèleront être des agents du SDECE. Surveillé, acculé par les rébellions, le chef de l’État tchadien ne pense plus que purge et nettoyage, en particulier au sein de sa propre armée, où des tracts rebelles circulent déjà. Lorsque, le 30 mars puis le 1er avril 1975, les armureries de sa CTS sont incendiées à N’Djamena et à Sahr, il décide d’agir.

Ngarta Tombalbaye en 1974


Ngarta Tombalbaye en 1974 © AFP

Abattu dans la cour

Le 2 avril, Tombalbaye se déplace en personne avec des éléments de sa garde pour mettre aux arrêts le chef de la gendarmerie, Djimé Manari Ngakinar, et son aide de camp, Kotiga Guérina. Le général Negué Djogo, directeur de son cabinet militaire, est lui aussi interpellé. Quelques jours plus tard, le président livre deux discours, le 6 et le 8 avril, à la radio nationale, stigmatisant les officiers d’ethnie sara (dont il fait lui-même partie) et fustigeant une armée, « véritable État dans l’État », se comportant « sur notre sol comme en pays conquis ». Il ajoute : « Ce n’est pas parce qu’un coup d’État militaire a réussi dans tel ou tel pays d’Afrique qu’un coup d’État militaire va réussir au Tchad ». Ce 13 avril, l’histoire lui donne tort.

A-T-IL REFUSÉ DE SIGNER SA DÉMISSION, PARAPHANT ALORS SON ARRÊT DE MORT ?

Rentré la veille d’un séjour au Cameroun d’Ahmadou Ahidjo, il ne doit qu’à la présence de son invité, le président mauritanien Moktar Ould Daddah, de ne pas avoir été arrêté sur le tarmac de l’aéroport de N’Djamena. Tombalbaye a passé le début de la nuit avec ses troupes, avant de regagner, sur les coups de 5 heures du matin, la villa qui lui sert de bureau. Alors que les mutins de la gendarmerie investissent la capitale, débordant les éléments de la CTS, il espère encore retourner la situation mais se réfugie au sous-sol du bâtiment, où il est finalement localisé, sur les coups de 7 h 30. Les circonstances exactes de son décès restent floues : touché par une ou plusieurs balles dans les minutes qui suivent sa découverte par les putschistes, il est finalement abattu dans la cour de la villa.

A-t-il refusé de signer sa démission, paraphant alors son arrêt de mort, comme le racontent plusieurs témoignages ? Vers 10 h 30, le général Noël Milarew Odingar, l’un des chefs des putschistes, annonce que les « forces armées ont pris leurs responsabilités devant Dieu et la Nation » au nom de Tchadiens « humiliés et bafoués » et « demande aux forces françaises de ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures tchadiennes ». Les généraux Malloum et Djogo sont libérés dans la foulée, comme le colonel Ngakinar et le commandant Guérina. La Constitution est suspendue, le gouvernement et l’Assemblée nationale dissous et les partis politiques interdits. À 11h30, l’électricité est rétablie dans la capitale.

Vingt-six ans de silence

À 15 heures, un communiqué annonce officiellement la décès du président déchu « des suites de ses blessures, malgré les soins qui lui ont été prodigués pour le sauver ». Ngarta Tombalbaye n’est plus. En fin d’après-midi, Saleh Biani, commandant d’une CTS en qui le chef de l’État avait placé toute sa confiance, annonce qu’il s’est rendu aux nouveaux maîtres de N’Djamena et invite ses hommes à l’imiter. Au soir du 13 avril, les putschistes du Groupes des officiers des forces armées tchadiennes (Grofat) tiennent officiellement toutes les rênes de l’État et forment un Conseil supérieur militaire, dont le général de Sahr Félix Malloum prend la tête.

À L’ÉLYSÉE, VALÉRY GISCARD D’ESTAING PREND ACTE ET ÉVOQUE UNE « AFFAIRE INTÉRIEURE »

À l’Élysée, le jeune président Valéry Giscard d’Estaing prend acte, évoquant une « affaire intérieure [qui] ne doit pas compromettre les relations entre les deux pays ». Homme de confiance de Tombalbaye, le colonel Camille Gourvenec est étrangement maintenu dans ses fonctions à la tête des services de renseignements. Pouvait-il ignorer les plans du Grofat pour conquérir le pouvoir ? A-t-il choisi de laisser faire, sous l’œil bienveillant des réseaux de Jacques Foccart, auxquels il n’aura jamais cessé d’appartenir ? Le Français occupera son poste à N’Djamena jusqu’à son décès, en 1978, et emportera avec lui ses secrets.

Quant à la famille du chef assassiné, elle prend la fuite et se réfugie en Haïti, loin de ses terres d’origine, et le nom de Tombalbaye devient tabou à N’Djamena. Les Tchadiens devront attendre la journée du 11 août 1991 pour réentendre la voix du premier président du pays sur les ondes de la radio nationale qui, 26 ans après avoir officialisé son décès, rediffuse son discours de l’indépendance de 1960.

En 1993, il est réhabilité à l’occasion de la conférence nationale souveraine. Le 6 avril de cette même année, à l’initiative de son successeur Idriss Déby Itno, ses restes sont rendus à sa famille et déplacés du lointain Borkou et de Faya, où Tombalbaye avait été enterré, à son village natal de Béssada dans le Mandoul. Le dernier voyage du « vrai chef ».

Togo : qui a tué Sylvanus Olympio ? (1/6)

Mis à jour le 11 octobre 2021 à 17:05


Sylvanus Olympio en mars 1962 à l’Élysée, avec Jacques Foccart, alors secrétaire général de l’Élysée aux affaires africaines. © Sipa

« On a tué le président ! » (1/6). Alors que vient de s’ouvrir le procès des assassins présumés de Sankara, « Jeune Afrique » vous propose de redécouvrir les destins tragiques de six présidents africains assassinés. Aujourd’hui, retour sur la mort du Togolais Sylvanus Olympio dans la nuit du 12 au 13 janvier 1963.

Sur cette nuit tragique du 12 au 13 janvier 1963, il y a au moins deux certitudes. L’attaque de la résidence du président togolais à Lomé a commencé le soir, à 23 heures. Sylvanus Olympio a été assassiné le lendemain matin, à 7 h 15, devant le portail de l’ambassade des États-Unis, d’où il venait d’être extrait. Entre ces deux événements, il s’est passé huit longues heures où des coups de fil ont été donnés, des ordres transmis… Huit heures sur lesquelles les États-Unis et la France savent beaucoup de choses et continuent, cinquante ans après, de se taire.

Saura-t-on un jour la vérité ? Des témoins ont parlé. Des documents ont été déclassifiés. Si les Togolais le demandent, les archives s’ouvriront. Mais, dès aujourd’hui, il est possible de reconstituer les principaux événements de la nuit.

Insaisissable, comme un savon Unilever

En 1963, qui voulait se débarrasser du père de l’indépendance togolaise ? Les Français, déjà. Pour de Gaulle et Foccart, son conseiller aux affaires africaines, Olympio était le prototype du chef d’État sournoisement anti-Français. D’abord à cause de ses origines. Né à Lomé en 1902, sous la colonisation allemande, formé à la London School of Economics, l’homme était polyglotte (allemand, anglais, français, portugais, yorouba) et avait longtemps travaillé pour la compagnie anglo-néerlandaise Unilever. Jusqu’en 1960, Olympio avait donc incarné ce pays multiculturel que les Français n’avaient pas pu coloniser à leur façon – entre 1919 et 1960, la tutelle du Togo avait été confiée à la France par la Société des Nations (SDN), puis par l’ONU. Et juste après l’indépendance, en mai 1960, le premier président du Togo avait confié à l’AFP : « Je vais faire mon possible pour que mon pays se passe de la France. »

Olympio inspirait d’autant plus de méfiance à Foccart qu’il était insaisissable – comme un savon Unilever. À la différence du Guinéen Sékou Touré, il ne s’opposait pas frontalement à la France. Il était allé voir de Gaulle à Paris, en mars 1962. Mais, dix jours plus tôt, il avait été reçu avec tous les égards par les Américains. John F. Kennedy s’était même déplacé à l’aéroport de Washington. D’où le rictus de Foccart ce jour où il accueille Olympio sur le perron de l’Élysée. « Sylvanus Olympio n’était pas un de nos amis », confiera-t-il plus tard (Foccart parle, Fayard-Jeune Afrique, 1995). « Avec lui, mes relations n’ont jamais été cordiales comme celles que j’entretenais avec Nicolas Grunitzky [l’homme qui devait lui succéder après le coup d’État]. »

Début 1963, Olympio envisageait même de sortir de la zone franc (CFA) et de créer une monnaie togolaise adossée au… Deutsche Mark. Le Togo, par sa politique d’équilibre, risquait donc d’offrir un modèle d’émancipation à toutes les ex-colonies françaises. En un mot, vu de Paris, Olympio était plus dangereux que Sékou.

Outre les Français, quelques dizaines de Togolais avaient aussi de sérieuses raisons de vouloir se débarrasser de leur président. Il s’agissait d’anciens soldats de l’armée coloniale française (guerre d’Indochine, guerre d’Algérie) qui venaient d’être démobilisés par Paris. Ils réclamaient leur intégration dans la toute petite armée togolaise (moins de mille hommes). Olympio, qui s’en méfiait, refusait. Parmi ces demi-soldes, l’adjudant-chef Emmanuel Bodjollé, 35 ans, le chef de l’opération du 12-13 janvier, et le sergent Étienne Eyadéma, 28 ans.

Tous deux étaient des Kabyés du nord du pays, alors que le président était un Éwé du Sud. Par ailleurs, plusieurs opposants togolais, sudistes comme nordistes, étaient à l’époque emprisonnés à Lomé avec des chaînes aux pieds. Ils ne devaient pas porter Olympio dans leur coeur.

Le samedi 12 janvier, à 23 heures, un commando de six hommes, sans doute dirigé par Bodjollé lui-même, attaque la résidence présidentielle – une villa enfouie sous les filaos, à 150 m environ de l’océan Atlantique. Sylvanus et son épouse, Dina, sont déjà couchés. La résidence n’est gardée que par deux malheureux policiers. Mais comme les assaillants parlementent, puis mettent plusieurs minutes à enfoncer la lourde porte d’entrée, le président a le temps d’enfiler un bermuda et une chemise beiges, de descendre pieds nus au rez-de-chaussée, de sortir par une fenêtre, de traverser le jardin et d’escalader le mur qui sépare son domicile de l’ambassade des États-Unis. Il avise une voiture Buick, garée dans la cour en gravier, et s’y installe.

Pendant ce temps, les assaillants déboulent dans la villa, montent à l’étage, mettent en joue Dina et les domestiques, tirent à bout portant dans les placards, et demandent où est Olympio. « Il est descendu depuis plus d’une heure. J’ignore où il se trouve », répond l’épouse. Tous ces faits sont établis. Ils reposent sur les témoignages de Dina et des domestiques. Ensuite, c’est moins clair.

Après, il y a sans doute plusieurs heures de flottement. Le président s’est-il enfui par la route ? S’est-il réfugié dans l’ambassade américaine ? Les putschistes ne le savent pas, et commencent à craindre pour leur vie si jamais Olympio réussit à retourner la situation en sa faveur. À 3 h 30, selon le récit de sa fille, Sofia, l’ambassadeur des États-Unis, Leon B. Poullada, reçoit un coup de fil à sa résidence, qui est située à environ trois kilomètres de ses bureaux.

Mort de peur

Qui l’appelle ? C’est là que le témoignage de Gilchrist Olympio, le fils du défunt, est important. « Fin 1964, presque deux ans après la mort de mon père, raconte-t-il, j’ai rencontré Poullada à Washington. Il venait de quitter le département d’État et était encore traumatisé. Il m’a reçu pendant trois heures et m’a dit que c’était l’ambassadeur de France, Henri Mazoyer, qui l’avait prévenu cette nuit-là qu’un coup d’État était en cours et que le président s’était peut-être réfugié dans son ambassade. »

Incroyable mais vrai. À cette époque, l’ambassade des États-Unis à Lomé n’est protégée par personne. Pas de marines, pas de gardes armés, juste un veilleur de nuit ! Quand Poullada arrive avec son véhicule devant son ambassade, il tombe nez à nez avec des putschistes qui paraissent ivres ou drogués, et qui le menacent. Après quelques palabres, il parvient à entrer dans l’enceinte diplomatique. Aussitôt, Olympio lui fait signe et lui raconte ce qui vient d’arriver. L’Américain lui conseille alors de ne pas bouger de la Buick et d’attendre qu’il revienne avec les clés pour lui ouvrir les bureaux. Dit-il la vérité ? Pas sûr. D’après sa fille, Poullada n’ouvre pas le bâtiment, car il a peur que les putschistes ne le mettent à sac. L’ambassadeur ne traîne pas. Il retourne à sa résidence et appelle son homologue français, Mazoyer, pour lui confirmer qu’Olympio est bien chez lui. Puis il ne bouge plus. Sans doute est-il mort de peur.

Un jeune diplomate américain, le vice-consul Richard L. Storch, habite un bâtiment juste en face de l’ambassade. À 6 h 40, Poullada lui téléphone et lui demande de surveiller ce qui se passe. Storch observe le va-et-vient d’hommes armés dans la rue. À 7 h 10, il aperçoit un civil en short et pieds nus au milieu des putschistes. À 7 h 15, il va se faire un café à la cuisine. C’est à ce moment-là qu’il entend trois détonations, à intervalles réguliers. « Des coups de feu trop espacés pour être des tirs contre un homme en fuite », précise-t-il dans le rapport qu’il écrira le surlendemain. Pour la première fois depuis les indépendances, un président africain est abattu. Et ses assassins sont entrés dans une ambassade pour le capturer. Le territoire des États-Unis a été gravement violé. C’est sans doute la raison pour laquelle, malgré le US Freedom of Information Act, les documents du Département d’État sur cette affaire ne sont déclassifiés qu’au compte-gouttes…

JE L’AI DESCENDU PARCE QU’IL NE VOULAIT PAS AVANCER

Qui a tiré ? Les jours qui ont suivi, le sergent Eyadéma s’est vanté devant les reporters du Figaro, du Monde, de Paris Match et de Time Magazine d’avoir abattu le président de ses propres mains : « Je l’ai descendu parce qu’il ne voulait pas avancer. » En 1992, il s’est rétracté sur RFI. Est-ce vraiment lui ? Faute de témoin direct, on ne le saura jamais. Mais le fait est que sa revendication, dès les premières heures du putsch, lui a donné du prestige dans la troupe et l’a sans doute aidé à prendre le pas sur des compagnons d’armes plus âgés et plus gradés lors du renversement de Grunitzky, en 1967.

Surtout, qui a indiqué aux assaillants l’endroit où se cachait Olympio ? À 23 h 30 ou minuit, quand le président se réfugie dans l’ambassade américaine, les putschistes n’entrent pas dans l’enceinte diplomatique. Sept heures plus tard, après l’échange téléphonique entre Poullada et Mazoyer, ils n’hésitent plus. Or Henri Mazoyer et l’agent de Jacques Foccart à Lomé, le commandant Georges Maîtrier, se faisaient depuis des semaines les avocats de ces ex-tirailleurs sans emploi auprès d’Olympio… Dans la maison Françafrique, il reste encore un grand placard (avec plein d’archives ?) à ouvrir.

De 1963 à 2010, c’est la vendetta entre les familles Olympio et Gnassingbé. En septembre 1986, le président Gnassingbé Eyadéma échappe de justesse à un attentat organisé à Lomé par un commando infiltré du Ghana, où est réfugié Gilchrist, le fils de Sylvanus et Dina Olympio. En mai 1992, Gilchrist est grièvement blessé par balle sur une route de province au Togo.

« L’attentat a vraisemblablement été préparé et exécuté par des militaires », affirme alors la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), qui dénonce « l’autonomie d’action laissée au capitaine Ernest Gnassingbé [un fils du président Eyadéma] ». Depuis 2010, Gilchrist et Faure Gnassingbé, un autre fils d’Eyadéma, arrivé au pouvoir en 2005, sont réconciliés.

[Cet article article a été initialement publié le 18 janvier 2013]

Exclusif – Assassinat de Thomas Sankara : les révélations de Moussa Diallo, son ex-aide de camp

Mis à jour le 28 septembre 2021 à 12:20


Thomas Sankara, en 1983. © Patrick Durand/Sygma via Getty Images

Il fut son aide de camp puis un maillon de son dispositif sécuritaire. À l’heure où s’ouvre le procès des assassins présumés du leader révolutionnaire burkinabè, Moussa Diallo s’est confié en exclusivité à Jeune Afrique.

Des anecdotes sur le « camarade capitaine », il en a des centaines. Toutes en racontent une de ses facettes. Et même si plus de trois décennies se sont écoulées depuis qu’il l’a vu pour la dernière fois, guitare en main sur sa terrasse de Ouagadougou, quelques jours avant d’être fauché par des rafales de kalachnikov,  Moussa Diallo semble intarissable sur ses années au plus près de l’icône panafricaine.

Les souvenirs sont toujours là, bien vivaces. En cette fin d’après-midi chaude de début septembre, derrière les rideaux tirés d’un appartement en banlieue parisienne, l’ancien aide de camp de Thomas Sankara les retrace un à un. Et se livre comme il l’a rarement fait. Libéré du devoir de réserve que lui imposait son statut d’officier, le jeune retraité dit tout ce qu’il sait sur ce funeste 15 octobre 1987, qui a conduit Sankara et douze de ses compagnons sous terre,  à l’abri des regards. « Je ne fais pas ça par gaité de cœur, mais par devoir par rapport à ceux qui sont morts.  Je le fais aussi pour l’histoire. Un pays est fait de ces moments tragiques. Il ne faut pas les occulter mais en parler, pour que les jeunes générations s’en servent », explique-t-il.

Un capitaine fringant au verbe haut

Après avoir été entendu par le juge d’instruction François Yaméogo, qui a mené l’enquête pendant cinq ans sur cette affaire d’État, Moussa Diallo comparaîtra comme témoin lors du procès historique qui s’ouvrira le 11 octobre devant le tribunal militaire de Ouagadougou.  Comme tous les proches de Sankara, voilà plus de trente ans qu’il attend que justice soit faite pour l’assassinat de son ancien « patron ».

Entre le président révolutionnaire et son cadet,  qu’il choisira comme aide de camp avant d’en faire un maillon de son dispositif sécuritaire, l’histoire fut relativement brève mais intense. Tout commence par une rencontre à Dédougou, en 1982. Moussa Diallo, alors jeune sous-lieutenant de retour de formation au Maroc et aux États-Unis, profite de vacances en famille en attendant son affectation. Au même moment, Sankara y est en résidence surveillée après avoir démissionné avec fracas de son poste de secrétaire d’État à l’Information de Saye Zerbo. Comme beaucoup de jeunes officiers de l’époque, Diallo a entendu parler de ce capitaine fringant au verbe haut et aux idéaux révolutionnaires. Il parvient à le rencontrer. Les deux militaires discutent toute la matinée. En le quittant, le sous-lieutenant Diallo déclare à Sankara qu’il est « prêt à le suivre ».

Moussa Diallo, officier à la retraite, ancien aide de camp de Thomas Sankara, ancien commandant adjoint de la gendarmerie nationale, en banlieue parisienne, le 8 septembre 2021.


Vincent Fournier pour JA.

Il regagne ensuite le groupement d’instruction des forces armées à Bobo-Dioulasso, commandé par un certain Jean-Baptiste Lingani. Le 7 novembre 1982, un coup d’État renverse Saye Zerbo. Le médecin-commandant Jean-Baptiste Ouédraogo devient président et nomme Sankara Premier ministre, le 10 janvier 1983. Quelques jours plus tard, Diallo reçoit un appel. Au bout du fil, le nouveau chef du gouvernement. « Je veux que tu viennes à Ouaga. J’ai besoin d’un aide de camp, j’ai pensé à toi ».

Surpris par une telle marque de confiance, Diallo débarque dans la capitale dès le lendemain pour prendre ses fonctions. « Voilà comment j’ai débuté à ses côtés. Nous passions nos journées ensemble, du matin au soir », se souvient-il. Au fil des semaines, les divergences se creusent entre le président et son populaire Premier ministre. Le 17 mai, Sankara est arrêté, puis placé en résidence surveillée. Mais en coulisses, il se prépare à prendre le pouvoir avec l’appui de son camarade Blaise Compaoré, qui dirige le camp des paras-commandos à Pô. À Ouaga, Moussa Diallo continue à servir discrètement son patron. Il l’aide à se rendre de nuit à des réunions, fait office d’agent de liaison avec Compaoré et ses hommes… Mais il finit par être renvoyé dans son régiment à Bobo-Dioulasso. Le 4 août 1983, alors que les capitaines Sankara et Compaoré prennent le pouvoir dans la capitale, Moussa Diallo et ses hommes assurent la réussite du putsch dans la deuxième ville du pays en prenant ses principaux points stratégiques.

 IL VIVAIT À 200 À L’HEURE, NE DORMAIT PAS, NE MANGEAIT PAS

Une fois président, Thomas Sankara envoie un message à son collaborateur : « Je t’attends à Ouaga. » Diallo ne répond pas. Il ne veut plus occuper ce poste éreintant d’aide de camp. « Je ne supportais plus son rythme, se justifie-t-il. Il vivait à 200 à l’heure, ne dormait pas, ne mangeait pas. Nous partions tôt le matin et nous ne savions jamais quand nous allions rentrer. Je ne voyais plus ma fiancée, avec laquelle je ne communiquais plus que par téléphone. »

Le nouveau chef de l’État, qui apprécie sa franchise, comprend sa décision. Et continue à faire pleine confiance à Diallo, désormais propulsé commandant du groupement d’instruction de Bobo-Dioulasso et, surtout, coordonnateur des Comités de défense de la révolution (CDR) de tout l’ouest du Burkina Faso. Malgré les 350 kilomètres qui les séparent, le chef de l’État appelle régulièrement son ancien aide de camp. La même phrase revient souvent : « Diallo ! Ça va ? Viens voir ! » Au Ghana pour rencontrer Jerry Rawlings, à Cuba pour rendre visite à Fidel Castro, à Washington pour le fameux discours à la tribune des Nations unies… L’officier est de plusieurs voyages officiels. Quand il est dans son régiment, à Bobo, il reçoit parfois la visite, nocturne et impromptue, de son imprévisible aîné. « Le soir de notre mariage, alors que nous étions couchés avec mon épouse, j’ai entendu toquer à ma porte. C’était Thomas, qui s’est excusé pour le retard mais qui avait tenu à venir. Nous avons mangé une part de gâteau, discuté un peu, et il est reparti au milieu de la nuit », se rappelle-t-il.

LES RUMEURS DE TENSIONS ENTRE LE CLAN SANKARA ET CELUI DE COMPAORÉ SE FONT DE PLUS EN PLUS INSISTANTES

En 1985, Moussa Diallo est promu commandant adjoint de la gendarmerie nationale et revient à Ouagadougou. Membre du premier cercle de Sankara, il continue à le voir régulièrement, ainsi que toute sa garde rapprochée, à commencer par Étienne Zongo, son successeur comme aide de camp du « PF » (président du Faso). Dans les mois qui suivent, les rumeurs de tensions au sommet du Conseil national de la révolution (CNR) entre le clan Sankara et celui de Compaoré se font de plus en plus insistantes. Comme plusieurs proches du capitaine au béret rouge, voilà un moment que Diallo se méfie de son supposé frère d’armes.

« Ils vont l’abattre »

Un épisode, que lui relate Vincent Askia Sigué, garde du corps et ange gardien de Sankara, autant réputé pour sa loyauté à toute épreuve que pour ses méthodes brutales, lui met la puce à l’oreille. Au début de 1985, Sigué, avec lequel Moussa Diallo s’est lié d’amitié quand il était aide de camp, débarque à Bobo-Dioulasso sans le prévenir. « C’est urgent, il faut absolument que je te parle », lui dit le grand gaillard aux biceps saillants, expert en maniement des armes. Celui que certains surnommaient le « chien de garde » de Sankara est en mauvaise posture. Des péripéties lors d’une mission à l’étranger, mais surtout une empoignade musclée avec des diplomates libyens, qui s’en sont plaints à Tripoli, ont mis le président hors de lui.

« Je suis venu te donner un message pour le patron. Il refuse de me voir ou de me prendre au téléphone. Je le comprends, mais dis-lui que son attitude est suicidaire. Les gens ne m’aiment pas parce qu’ils savent qu’il faudra passer sur mon corps pour l’atteindre. Je suis prêt à mourir pour lui. Dis-lui que s’il m’éloigne, ils vont l’abattre. Celui qui est derrière tout ça, c’est Blaise Compaoré », affirme cette nuit Sigué à Diallo, dans sa chambre d’hôtel à Bobo-Dioulasso.

De gauche à droite, le capitaine Blaise Compaoré, ministre d’Etat délégué à la présidence ; le capitaine Thomas Sankara, président du Conseil National de la révolution, Chef de l’Etat ; le lieutenant Moussa Diallo, chef des CDR de Bododioulasso, au lendemain du 4 août 1983.


Bara/Information Haute Volta/Archives JA

 IL NE FAUT PAS QUE THOMAS SOIT PRÉSIDENT

Alors que l’officier objecte qu’il y va un peu fort, son collègue poursuit. Et lui raconte un échange qu’il a eu avec Blaise Compaoré à Pô, quelques semaines avant le coup d’État du 4 août 1983. « Une fois que nous serons au pouvoir, il ne faut pas que Thomas soit président. Il est déjà fiché communiste, pro-Kadhafi… Ce n’est pas bon pour nous et pour la réussite de la révolution. Il faut que ce soit moi le président. Thomas en restera un leader charismatique, mais pas au premier plan », lui aurait assuré le chef des para-commandos. Le soir-même, Sigué prend sa voiture et fonce à Ouagadougou pour tout raconter à Sankara, lequel appelle directement Compaoré pour convenir d’un rendez-vous à mi-chemin. Une fois au point de rencontre, les deux capitaines parlent longuement dans une voiture, en pleine nuit. En ressortant, « Tom’ Sank » va voir son fidèle garde du corps : « C’est bon, c’est réglé, Blaise renonce à ce qu’il t’a dit. » Puis ils rentrent à Ouaga, tandis que Compaoré retourne à Pô. Depuis ce jour, ce dernier n’a plus jamais voulu reparler à Sigué, dont il se méfiait comme de la peste.

Intrigué, Moussa Diallo a tenu à vérifier cette histoire directement auprès de Sankara. « Je lui en ai parlé un matin, tôt, chez lui, alors qu’il sortait de sa douche. Il a confirmé tous les propos de Sigué. Je lui ai répondu : “Dans ce cas c’est très grave, car ce n’est pas le genre d’ambition à laquelle on renonce facilement”. » Désormais, Diallo en est convaincu : il faut surveiller Compaoré et ses proches comme le lait sur le feu. En 1987, plusieurs épisodes renforcent encore sa méfiance. Par exemple, quand son supérieur, Ousseini Compaoré, le commandant de la gendarmerie, revient d’une mission au Togo. Sur place, il a rencontré un ministre qui lui a confié une caisse à remettre à Blaise Compaoré. Dedans, du champagne que, selon ce ministre, « Blaise avait beaucoup aimé » lors de son récent passage à Lomé. Une fois rentré, il remet le cadeau à son destinataire, qui feint l’étonnement et lui répond qu’il ne connait pas ce ministre togolais. Surpris, Ousseini Compaoré et Moussa Diallo enquêtent et découvrent finalement que Blaise est allé au Togo depuis la Côte d’Ivoire sans rien dire à personne, pas même à Sankara. « Il cachait des choses, il niait la vérité. Cela devenait suspect. Tout ça nous a fait comprendre qu’il n’était plus loyal », assure Diallo.

Compaoré sur écoute

Mais c’est surtout une autre affaire, bien plus sérieuse, qui va alerter les deux responsables de la gendarmerie – et même les conduire à mettre le domicile de Blaise Compaoré sur écoute par leur service de renseignement, sans prévenir Sankara. « C’était osé, mais il fallait bien faire quelque chose tant la situation devenait critique », explique avec le recul l’ex-commandant adjoint de la gendarmerie. En 1987, donc, le colonel Jean-Claude Kamboulé, opposant à la révolution, tente d’organiser un mouvement de résistance depuis la Côte d’Ivoire, sous la protection des services ivoiriens et de Félix Houphouët-Boigny. Ce petit groupe avait été infiltré par un agent burkinabè, qui informait régulièrement ses supérieurs sur ses activités. D’après lui, Kamboulé serait revenu un jour furieux d’une audience avec le président ivoirien. À ses hommes, il aurait alors tenu en substance ces propos : « Le Vieux m’a demandé d’arrêter tout ce qu’on fait pour déstabiliser Sankara parce qu’il a déjà trouvé une solution plus rapide et plus facile : c’est Blaise Compaoré qui va s’en occuper. » Ces informations sont immédiatement remontées au président burkinabè, qui, malgré l’insistance de ses proches, ne fera rien.

Les semaines passent, les tensions s’accroissent. La guerre des tracts fait rage. Chaque jour ou presque fleurissent dans les rues de Ouaga des feuillets caricaturant Sankara en tyran solitaire. Pour Moussa Diallo et plusieurs proches du président, il ne fait aucun doute que Compaoré et ses hommes sont derrière cette campagne. Le 2 octobre 1987, le président est à Tenkodogo pour célébrer le quatrième anniversaire du discours d’orientation politique de la révolution. Il est violemment critiqué par Jonas Somé, leader étudiant et représentant des CDR dans les universités. « C’était, aussi et surtout, un “petit” de Blaise », explique Diallo. Quelques jours plus tard, grâce au système d’écoute mis en place au domicile ouagalais de Compaoré, l’ancien aide de camp capte une conversation qui l’inquiète au plus haut point.

EN IDÉALISTE QU’IL ÉTAIT, IL SE PENSAIT SÛREMENT PLUS UTILE POUR LA CAUSE MORT QUE VIVANT

Venu rendre visite au numéro deux de la révolution, Jonas Somé apprend qu’il est à Pô auprès des paras-commandos. Il l’appelle alors depuis sa ligne fixe. « Il lui disait qu’il était temps de passer à l’action, que la situation allait s’aggraver s’ils ne faisaient rien et que lui était déjà prêt, affirme Diallo. De son côté, Blaise essayait de le rassurer et lui disait : “Oui, rassure-toi, ça va se faire, ne t’inquiète pas”. Leur discussion laissait clairement entrevoir qu’il y avait un projet commun d’agir contre Thomas. » Dans la foulée, l’officier de gendarmerie prend la cassette, achète un magnéto portable et demande en urgence à voir Sankara. Une fois dans son bureau, il lui tend la magnéto. « Camarade président, je voudrais que vous écoutiez ça, c’est très important. » Réponse de l’intéressé : « Non, je n’écouterai pas, tu peux me laisser. » Avant de partir, Moussa Diallo fait quand même écouter la conversation à Étienne Zongo pour l’alerter.  Le soir, il reçoit un appel de Sankara, qui l’invite à passer chez lui. « Je sais de quoi tu veux me parler », lui dit-il en guise de formule d’accueil. Diallo insiste, lui dit qu’il redoute un assassinat, que ses proches aussi risquent d’être tués s’il ne fait rien.

« Il a pris sa guitare et a commencé à jouer. J’ai essayé de continuer mais il ne répondait plus, il jouait. Je le connais bien, c’était sa façon de me dire : “C’est bon, je t’ai compris, tu peux partir”. Il n’était pas plus inquiet que ça. Je suis donc rentré chez moi. C’est la dernière fois que je l’ai vu ». Plus de trente ans après, il en est convaincu : Thomas Sankara, mis en garde par plusieurs de ses fidèles, n’ignorait rien de ce qui se tramait mais il se serait « laissé faire, volontairement ». Pourquoi ? Parce qu’il aurait été déçu par ses compagnons Compaoré, Lingani et Zongo, qui « ne suivaient plus le rythme de la révolution » et que, « en idéaliste qu’il était, il se pensait sûrement plus utile pour la cause mort que vivant ».

Thomas Sankara.


Archives Jeune Afrique

Selon lui, Sankara tentera toutefois de crever l’abcès lors d’une réunion secrète entre les quatre hommes dans la soirée du 13 octobre, au domicile de Blaise Compaoré. « Si c’est moi le problème, je démissionne et vous continuez la révolution sans moi », leur a dit le président, révèle Moussa Diallo. Compaoré, Lingani et Zongo refusent qu’il quitte ses fonctions.

En coulisses, les événements s’accélèrent. Le même jour, Drissa Cissé, un commerçant et ancien député proche de Jean-Pierre Palm, un officier du clan Compaoré, est arrêté après avoir glissé à l’une de ses proches que « Blaise Compaoré serait bientôt président ». Des propos que sa confidente est allée rapporter aux gendarmes. Le voilà détenu au camp de la gendarmerie à Bobo-Dioulasso. Informé de l’arrestation de ce commerçant, connu sous le surnom de « Kennedy », Jean-Pierre Palm tente immédiatement d’intervenir auprès du commandement de la gendarmerie à Ouagadougou pour le faire libérer. Devant Moussa Diallo, Ousseini Compaoré lui répond que ce qui est reproché à Cissé est « tellement grave » qu’il vaut mieux, dans son propre intérêt, ne pas se mêler de cette affaire. « C’était peut-être une erreur, mais Palm a alors sûrement compris que Cissé avait trop parlé, analyse Diallo rétrospectivement. Je me demande encore s’ils n’ont pas avancé le coup au 15 octobre à cause de cette affaire, car Kennedy devait être transféré le 16 à Ouaga pour être interrogé. »

Jour J

Le jeudi 15 octobre, Moussa Diallo est chez lui, au camp de la gendarmerie, au chevet de son épouse malade. Il n’en sort que vers 15h pour aller travailler. Sur place, il retrouve une vieille connaissance, l’ex-officier nigérien Moussa Ganda. Ce dernier connaît aussi le lieutenant Gilbert Diendéré, un fidèle de Blaise Compaoré, qui dirige les para-commandos de Pô, avec lequel il est passé par l’académie militaire de Saint-Cyr, en France. Ganda lui demande s’il peut joindre Diendéré. Moussa Diallo appelle alors le standard du Conseil de l’Entente, où il a son bureau. Devant lui, Ganda parvient à y joindre le bras droit de Blaise Compaoré, avec lequel il commence à discuter de tout et de rien. Au mur, l’horloge indique presque 16h30. « Soudain, Ganda me dit que sa conversation avec Diendéré a été coupée. Nous essayons alors de rappeler le standard du Conseil, sans succès. Au bout de quelques minutes, le standardiste finit par décrocher. Au loin, j’entends des tirs. Mon interlocuteur me dit qu’il y a des rafales et il raccroche. »

BLAISE COMPAORÉ ÉTAIT L’ORDONNATEUR, GILBERT DIENDÉRÉ LE SUPERVISEUR ET YACINTHE KAFANDO DIRIGEAIT LE COMMANDO

Le commandant adjoint de la gendarmerie comprend immédiatement que des événements graves sont en cours, même s’il ignore encore que Thomas Sankara était alors en réunion avec des collaborateurs au Conseil de l’Entente. Il retourne chez lui, prend son arme et sa voiture, et se dirige vers les lieux de la fusillade. Estimant qu’il est imprudent de débarquer ainsi dans l’enceinte du Conseil alors qu’il ne sait rien des forces en présence, il choisit finalement d’aller chez son frère pour utiliser son téléphone et tenter d’y voir plus clair. Dans les rues, c’est la confusion. Moussa Diallo essaie de repartir, mais très vite, les carrefours stratégiques de la ville sont tenus par des militaires. Il décide de rester caché chez son frère. Dans la soirée, il apprend, dévasté, que Sankara et douze de ses compagnons ont été assassinés.

Tombe de Thomas Sankara.


Vincent Fournier/JA

Moussa Diallo finit par rentrer chez lui. Le 17 octobre, il est arrêté et envoyé au Conseil de l’Entente, où il est détenu pendant sept mois. Sur place, un de ses geôliers est un membre de la garde rapprochée de Blaise Compaoré. Il est de Dédougou, comme lui, et le connaît de longue date. L’homme finit par se confier à Diallo. Selon lui, dans les jours qui ont précédé le 15 octobre, Yacinthe Kafando, le chef de la sécurité rapprochée de Compaoré, leur avait interdit de quitter le domicile de leur patron pour éviter toute fuite. Ils mangeaient et dormaient sur place. Tous sentaient qu’une opération était prévue, mais ils n’en avaient pas les détails. Le jour J, ce témoin affirme avoir vu partir de la cour un groupe de militaires dirigés par Kafando. Selon Moussa Diallo, qui s’appuie sur les confidences de cet homme et d’autres protagonistes, Blaise Compaoré était bien chez lui à ce moment-là. Quant à Gilbert Diendéré, Diallo le jure sur l’honneur : il était au Conseil de l’Entente quelques minutes avant la fusillade.

À ses yeux, les responsabilités dans l’assassinat sont aujourd’hui assez claires. « Blaise Compaoré était l’ordonnateur, Gilbert Diendéré le superviseur et Yacinthe Kafando dirigeait le commando qui l’a exécuté », assure-t-il. Alors que le procès tant attendu s’ouvrira dans quelques jours devant le tribunal militaire de Ouagadougou, l’ancien aide de camp ne mâche pas ses mots contre les assassins présumés de Sankara. « Quand tu es officier, il y a une éthique à respecter. Et quand tu as commis un acte, tu dois l’assumer. Blaise Compaoré et Gilbert Diendéré n’ont jamais assumé ce qu’ils ont fait et ont montré qu’ils n’avaient aucune éthique. » Le 11 octobre, l’ancien président, réfugié en Côte d’Ivoire depuis sa chute, en 2014, brillera par son absence à la barre. Son ex-chef d’état-major particulier sera, lui, bien présent. Avec toute la cour suspendue à ses déclarations.

Zinder, à l’aube de l’occupation coloniale

Le Bellama se mettant en scène comme le nouveau souverain.

Le Bellama se mettant en scène comme le nouveau souverain.
 © Collection personnelle Camille Lefebvre

Depuis plus de 20 ans, Camille Lefebvre voyage dans les mémoires des femmes et des hommes du Niger. Historienne de l’Afrique, elle cherche les traces laissées par les pays du Sahara et du Sahel, les traces d’avant la colonisation. Camille Lefebvre cherche des archives, et elle les trouve. Parce qu’ils sont nombreux à avoir écrit, en arabe, en français, parce qu’ils sont nombreux à avoir raconté en langues africaines ce qu’ils ont vu et ce qu’ils ont vécu au tout début du XXème siècle… c’est-à-dire ce moment particulier où tout a basculé, ce moment où les Français sont arrivés pour les occuper.

À lire : Des pays au crépuscule, par Camille Lefebvre, aux éditions Fayard.

À découvrir : Zinder 1900, l’exposition.

Tous nos remerciements au grand comédien nigérien Nourou Ouallam pour sa participation exceptionnelle.


«Des pays au crépuscule», de Camille Lefebvre.

«Des pays au crépuscule», de Camille Lefebvre.
 © Éditions Fayard
 

Algérie : en Kabylie, la mémoire des harkis reste vivace

Par  - à Taddart
Mis à jour le 24 septembre 2021 à 13:25


Printemps 1960, des harkis assistent à une fête religieuse à Ain Terzine, dans le sud de la Kabylie, aux portes du désert.

Le 20 septembre, le président français Emmanuel Macron a présenté des excuses aux harkis, reconnaissant que Paris les avait abandonnés en 1962. En Kabylie, le petit village de Taddart garde la mémoire de cet épisode sanglant de l’histoire algérienne. 

Printemps 1962, Taddart, un petit village perché sur une montagne comme il y en a des centaines en Kabylie. Le cessez-le-feu a été proclamé, mettant fin à sept longues années d’une guerre sans merci dont personne n’est sorti indemne.

Le dernier soldat de l’armée française vient de lever le camp, un baraquement hérissé de guérites et entouré de barbelés, installé sur une colline dominant Taddart et ses alentours. C’est depuis ce point culminant que le village a été bombardé un jour de l’année 1958 pour venger la mort d’un capitaine français exécuté par un jeune maquisard.

La guerre est finie et l’armée française plie armes et bagages, laissant sur place les dizaines de harkis et de supplétifs musulmans qui la servaient loyalement depuis le déclenchement de la révolution en novembre 1954. À Taddart, ceux qui ont alors les moyens de traverser la mer se comptent sur les doigts d’une main. Comme Akli, la plupart restent.

Harki, il s’était comporté comme un caïd arrogant ayant droit de vie et de mort sur ses coreligionnaires. Akli a porté des armes qu’il a souvent dirigées contre les gens de son village. En premier lieu, ceux qui ont pris le maquis.

Et quand il ne pouvait pas atteindre ces maquisards qu’il traquait à la tête des sections françaises, dans ce djebel qu’il connaissait dans les moindres recoins, Akli se vengeait sur leurs femmes. Les mères, les sœurs et les femmes des maquisards subissaient viols, tortures, brimades et exactions de toute sorte.

Harkis de jour, harkis de nuit

Alors ce matin de printemps 1962, quand il entend des dizaines d’hommes se masser devant la porte de sa maison, Akli comprend tout de suite que son heure est venue. Il attendait cette inéluctable issue. Akli est enchaîné et traîné de porte en porte à travers les ruelles du village.

Les habitants de chaque maison sont invités à le frapper, à l’insulter ou à lui cracher dessus. Après avoir fait le tour de tous les quartiers de Taddart, Akli est enchaîné et accroché à un crucifix de fortune toute la nuit sur la place principale du village. Le lendemain, il est descendu et emmené dans un ravin jouxtant un champ d’oliviers. Ligoté, en sang, il est jeté sur un fagot de bois mort et brûlé vif.

Mohand, l’autre harki qui avait rivalisé de cruauté avec Akli, a subi peu ou prou le même sort : battu par une nuée de gamins et de jeunes gens jusqu’à ce que mort s’en suive. À Taddart, on ne se rappelle plus du nom de celui qui lui a porté le coup de grâce en lui fracassant le crâne d’un coup de pierre.

Mais il se dit encore que ceux qui se sont acharnés sur Akli et Mohand sont ceux-là même qui avaient intérêt à ce qu’ils se taisent à jamais et emportent avec eux les noms de ceux qui collaboraient en secret avec l’armée française.

CERTAINS HARKIS ÉTAIENT PLUS ACHARNÉS CONTRE NOUS QUE L’ARMÉE FRANÇAISE ELLE-MÊME

« Au contraire des harkis notoires, les harkis de nuit renseignaient les Français sur les mouvements des Moudjahidine cachés. Quand ils les ramenaient avec eux pour désigner quelqu’un, ils étaient cagoulés pour ne pas être reconnus. D’autres étaient enrôlés dans l’armée française mais travaillaient pour nous en fournissant armes, munitions et renseignements », affirme Dda Belaid, 86 ans, l’un des derniers maquisards de la région encore en vie.

« Beaucoup ont revêtu l’uniforme de l’armée française au moment où ils ont été appelés sous les drapeaux, mais ils n’avaient fait aucun mal. Ils étaient assignés à des tâches subalternes comme porter le poste radio ou veiller au respect du couvre-feu », dit encore Dda Belaid.

Ancien baroudeur de l’ALN, l’armée de libération nationale, bon pied, bon œil, Lounis Kaci porte beau les 78 ans que l’état civil lui octroie. Rencontré chez lui, un village qui servait de poste central de région de la Wilaya III historique – l’essentiel de la Kabylie et une bonne partie des régions montagneuses de Sétif et Bordj Bou Arreridj – Lounis Kaci s’insurge : « Il n’y a jamais eu ces milliers de morts parmi les harkis dont on parle aujourd’hui en France. Il y en a eu quelques centaines tout au plus ! », dit-il [les estimations varient de 10 000 à 80 000 harkis tués, NDLR].

Au lendemain du cessez-le-feu, l’homme affirme avoir reçu l’ordre, lui et ses compagnons, d’aller chercher quatre harkis notoires de la région. « À ma connaissance, dans tout le secteur sous notre contrôle, il n’y a eu que quatre exécutions. Ces harkis-là avaient fait beaucoup de mal. Ils avaient du sang sur les mains et étaient plus acharnés contre nous que l’armée française elle-même », dit-il. Emmenés dans une forêt ces quatre harkis ont été sommairement exécutés au pied des tombes qu’on leur avait ordonné de creuser de leurs propres mains.

Destins divers

« Sinon, chez nous comme ailleurs, poursuit-il, la plupart des harkis arrêtés ont été envoyés au “bataillon” pour être jugés. » Celui de la zone I a été reformé à partir des sections rescapées et de Moudjahidine rentrés de Tunisie, il était stationné à Aïn Soltane. Les harkis passaient devant un tribunal formé par des membres de ce bataillon et avaient droit à un avocat.

Ils ont été emprisonnés ensuite à la prison d’El Harrach, alors baptisée groupe pénitentiaire de Maison-Carrée. Beaucoup étaient des policiers. Ils étaient des centaines et ont été pour la plupart déchus de leurs droits civiques. Après avoir purgé leurs peines, certains ont été rapatriés par la France en 1964 alors que d’autres ont choisi de rentrer chez eux », dit-il encore, sans s’arrêter sur son choix de mots, révélateurs de l’identité trouble des harkis.

AVOIR UN HARKI DANS LA FAMILLE RESTE UNE TACHE INFAMANTE INDÉLÉBILE

Aujourd’hui, Taddart, comme pratiquement tous les villages de Kabylie, possède son cimetière des martyrs et son mausolée à la gloire des ceux qui sont tombés au champ d’honneur les armes à la main.

C’est un grand motif de fierté locale et nationale. Inversement, avoir un harki dans la famille reste une tache infamante indélébile que les bientôt soixante années d’indépendance n’ont pas réussi à laver.

Avec le temps, ceux qui n’ont pas fait de mal pendant la guerre ont fini par se réintégrer petit à petit dans la société. Ce fut le cas de Slimane qui a fini ses jours comme manœuvre, vivant de petits travaux jusqu’à sa mort dans un accident de moto.

Appelé sous les drapeaux, Slimane avait d’abord choisi de monter au maquis mais il n’arrivait pas à soutenir la cadence des marches imposées par les Moudjahidine et avait été abandonné en pleine forêt.

Revenu sur ses pas, il s’est rallié à la France qu’il a servie en essayant de faire le moins de mal possible. Dans le camp français, il pouvait se chausser, se vêtir et manger à sa faim.

Ceux qui sont partis en France, quand ils sont encore en vie, ne peuvent toujours pas remettre les pieds en Algérie. Ni eux ni leurs enfants. S’ils revenaient un jour, il n’est pas certain que des gens les connaissent ou les reconnaissent encore.

Il n’est pas sûr, non plus, qu’ils reconnaissent dans cette ville en devenir, Taddart, le petit village de pierre qu’ils ont quitté il y a 59 ans…