Histoire

Un héros littéraire nommé… Patrice Lumumba

                                    Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo-Kinshasa, arrêté à Léopoldville (aujourd'hui Kinshasa), le 1er novembre1960.

                                                    Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo-Kinshasa, arrêté à Léopoldville (aujourd'hui Kinshasa), le 1er novembre1960.
 . AFP/Archivos
18 mn

Assassiné par les puissances impérialistes avec la complicité de ses adversaires politiques, le Congolais Patrice Lumumba hante nos imaginaires collectifs. Son destin tragique a inspiré de nombreux livres, des essais mais aussi des œuvres littéraires aux ambitions cathartiques.

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Il y a soixante ans, le 17 janvier 1961, disparaissait Patrice Lumumba, le Premier ministre du Congo nouvellement indépendant. Cette mort hante notre imaginaire collectif car le leader révolutionnaire est mort quasiment sous les yeux des téléspectateurs de son époque. Selon les historiens, l’assassinat du Congolais fut peut-être le premier grand événement de l’Afrique postcoloniale rapporté par les médias internationaux. Les photos de la descente d’avion à Elizabethville (Lumumbashi) du Premier ministre déchu pour être exhibé comme un trophée de chasse par ses adversaires avides de sang, avant qu’il ne soit abattu le jour même, firent le tour du monde, révélant au grand public les enjeux secrets de la décolonisation de l’ancien Congo belge. Au cours des jours qui suivirent, des manifestations se déroulèrent dans le monde entier pour protester contre ce crime barbare, qui avait été orchestré par les puissances impérialistes occidentales. Cette tragédie a fait du leader congolais le « martyr de la révolution mondiale », comme le déclara à l’époque Che Guavera dans son hommage au disparu.

Lumumba est devenu « toute l’Afrique »

La postérité du révolutionnaire congolais ne s’arrête pas aux réactions et hommages enregistrés dans la foulée de sa mort. Au cours des soixante années qui se sont écoulées depuis, la destinée tragique de Lumumba a inspiré de nombreux livres : des essais, des analyses, mais aussi des textes littéraires. Ces ouvrages ont permis de perpétuer l’intérêt du grand public pour cette figure incontournable de l’Afrique moderne, devenue aujourd’hui symbole mondial de la lutte des peuples opprimés.  Le long essai que publie en 1963 l’écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre présentant la vie et l’œuvre de Patrice Lumumba (1) et le drame poético-épique au titre rimbaldien Une Saison au Congo (2), sous la plume du grand poète martiniquais Aimé Césaire, demeurent à ce jour sans doute les deux plus grands textes qui ont été consacrés à cette figure du nationalisme africain.

« Avec sa mort, Lumumba a cessé d’être une personne, il est devenu toute l’Afrique », écrit le philosophe français. Séparé en deux parties intitulées respectivement « L’entreprise » et « Les raisons de l’échec », l’essai sartrien propose une analyse sociologique de la trajectoire fulgurante du leader congolais, selon une grille de lecture marxiste. Une Saison au Congo est une pièce de théâtre en trois actes. Son auteur, Aimé Césaire, fut l’un des plus grands poètes de langue française du XXe siècle et chef de file du mouvement de la négritude avec ses compères Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontran Damas. Sa magnifique pièce sur Lumumba fait résonner poétiquement la vision politique de son héros et invite à lire sa mort comme une tragédie aux accents à la fois shakespeariens et christiques.

 

« La Pensée politique de Patrice Lumumba »


Sartre en 1964
Sartre en 1964 Dominio público

Publié dans les pages de la revue Présence Africaine en 1963, l’essai de Sartre a servi de préface à une anthologie des discours de Lumumba publiée la même année, sous le titre « La pensée politique de Patrice Lumumba ». Sartre ne connaissait pas Lumumba. C’est lors de l’accession à l’indépendance du Congo belge le 30 juin 1960 que l’écrivain français a réellement découvert le leader révolutionnaire congolais, son attention étant retenue à l’époque  par le conflit algérien, comme en témoignent les articles qu’il faisait paraître dans sa revue les Temps modernes.

La question coloniale occupait une place centrale dans la réflexion de Sartre sur la condition humaine. Dans les années 1940, le philosophe s’était rapproche des écrivains et intellectuels africains qui militaient à Paris pour l’émancipation culturelle et idéologique de leurs pays. En 1948, il avait préfacé à la demande d’Alioune Diop de Présence Africaine l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française publiée chez Gallimard par Senghor. Intitulée « Orphée noir », cette préface annonçait l’émergence d’une poésie africaine moderne en français, attirant l’attention sur le pouvoir subversif de cette littérature qui envisage à la fois l’aliénation culturelle et la libération poétique. Le texte posait indirectement le problème du colonialisme, jetant des ponts entre la conception existentielle de l’homme et l’être-dans-le-monde du Noir, victime du racisme et de la domination politique.

L'ère du néo-colonialisme

Dans les années 1950-60, la situation politique changea profondément en Afrique, avec les anciens pays colonisés accédant à l’indépendance. L’Afrique entra dans l’ère du néo-colonialisme qui était la nouvelle forme de domination et d’exploitation imaginée par les impérialistes pour garder leur mainmise sur les pays colonisés. Situant l’émergence de Lumumba dans ce qu’il appelle « le degré zéro de l’histoire congolaise où les Blancs ne commandent plus, mais continuent d’administrer, où les Noirs sont au pouvoir mais ne commandent pas encore », Sartre analyse avec une lucidité professorale les raisons de l’échec du projet révolutionnaire de son sujet.

Elles sont au nombre de trois, selon le maître. Primo, la naïveté de Lumumba qui avait refusé de jouer le jeu des néo-colonialistes, avant même d’avoir mesuré le rapport de forces qui lui était alors largement défavorable. Secundo, les contradictions inhérentes aux origines petit-bourgeoises du leader congolais et ses appels pour un Congo unitaire. Issu de la classe des évolués dont il avait longtemps soutenu les revendications corporatistes, il n’a pas su trouver un modus vivendi entre son jacobinisme universaliste qui va le couper de sa classe et des « trois millions de Noirs prolétaires du Congo », aux revendications confuses. Enfin, arrivé à la primature sans une véritable révolution puisque l’indépendance avait été octroyée et non conquise, Lumumba n’avait pas d’assise populaire et devait son pouvoir à la classe dominante qui s’était alliée au capitalisme international. « Le 1er juillet 1960, Lumumba, leader d’un cartel majoritaire et chef du gouvernement est seul, sans pouvoir, trahi par tous et déjà perdu », écrit le philosophe français, comparant le révolutionnaire congolais à Robespierre, un Robespierre noir, sans révolution et bientôt sans armée suite à la défection de son chef d’état-major… un certain colonel Mobutu.

Organisé comme une oraison funèbre, le récit sartrien des heurs et malheurs de Lumumba est aussi une consécration de l’homme politique érigé en intellectuel, en avance sur son temps, mort trop tôt avant la synthèse qui lui aurait permis de s’élever au-dessus de ses contradictions contingentes de classe et d’origine. Sartre n’avait pas d’intention littéraire, mais son Lumumba, qui se définit par sa « conscience malheureuse », n’est pas sans rappeler les héros des « aventures ambiguës » que tant de romanciers africains de la première génération ont racontées dans des romans devenus des classiques.

Triptyque sur la condition des Noirs dans le monde

Aimé Césaire est l'auteur de huit recueils de poèmes, de deux essais et de quatre pièces de théâtre
Aimé Césaire est l'auteur de huit recueils de poèmes, de deux essais et de quatre pièces de théâtre AFP

Aimé Césaire a écrit Une saison au Congo cinq ans après la disparition de Lumumba. Il s’agit d’une pièce de théâtre d’une incomparable force d’imagination et d’écriture qui en l’espace de trois actes brefs (exposition, crise, dénouement) donne à voir les enjeux historiques et idéologiques du triomphe éphémère, l’agonie et  la mort de l’ancien Premier ministre congolais.

« Il faut considérer mes pièces comme des tragédies », revendiquait l’auteur. Il s’agit en l’occurrence d’une tragédie, dans le sens grec du terme : « œuvre lyrique et dramatique en vers, représentant quelque grand malheur arrivé à des personnages célèbres de la légende ou de l’histoire, et propre à exciter la terreur ou la pitié » (Le petit Robert). Portée par sa langue, la pièce est aussi une réflexion sur le temps de l’Histoire et ses heurs et malheurs, ce que suggère le titre du drame aux réminiscences rimbaldiennes.

« Césaire en vient au théâtre après 1960, dans une deuxième étape de sa carrière littéraire, après s’être fait connaître comme le grand poète de la révolte anti-coloniale avec la publication en 1939 de son opus Cahier d’un retour au pays natal », rappelle Romuald Fonkoua, biographe de Césaire et spécialiste de son œuvre littéraire. « La dramaturgie de Césaire est fondée, ajoute le professeur Fonkoua, sur le souci du poète de donner à voir les luttes des peuples noirs pour s’émanciper. »

Une Saison au Congo est la deuxième des trois textes pour la scène qu’a écrits le poète martiniquais. Elle est publiée aux éditions du Seuil en 1965 et a été jouée pour la première fois à Bruxelles en 1967, avant d’être montée dans la capitale française par le metteur en scène fétiche du poète, Jean-Marie Serreau. Dans une interview au journal Le Monde lors de la première à Paris, le dramaturge explique que sa pièce s’inscrit dans un triptyque dramatique qu’il avait entrepris d’écrire sur la condition des Noirs dans le monde. Sa première pièce Le roi Christophe dont l’action se déroule en Haïti était le volet antillais, Une saison au Congo était le volet africain et le troisième volet qui n’avait pas encore été écrit devait porter sur les Noirs aux Etats-Unis. Une Tempête paraîtra en 1969.

L’histoire devient mythologie

En choisissant de consacrer le volume africain de son triptyque aux événements tragique du Congo à l’heure de la décolonisation, qu’il voyait comme emblématiques de la situation de l’homme noir en Afrique, Césaire confirme la portée symbolique de sa pièce. Contrairement à l’essai de Sartre, celle-ci ne s’attarde pas sur les origines sociales de son protagoniste ni sur les débuts de sa carrière politique, pour se concentrer sur les dernières années de sa vie. Césaire ne connaissait pas non plus intimement la vie mouvementée du Premier ministre congolais, mais il s’était renseigné auprès des proches de celui-ci afin de pouvoir reconstituer le tracé global de ce destin exceptionnel.

Cela donne un texte de grande portée, avec une dimension quasi-cosmique. Brechtienne dans son refus de psychologie, la pièce procède par rapprochements poétiques et métaphoriques, érigeant son héros en un homme-symbole, symbole de la tragédie de « la décolonisation sans indépendance ». Césaire saisit  Lumumba dans sa dimension de prophète qui va au-devant de l’Histoire. Il est Prométhée, symbole de la révolte des hommes contre la tyrannie, marchant vers sa mort, qui est un sacrifice nécessaire à la renaissance de l’Afrique. « Dans ce processus cathartique mis en scène par le dramaturge, explique Romuald Fonkoua, la mort du héros n’est pas perçue comme une défaite, elle devient la condition même de l’émancipation de l’homme noir. »

C’est ainsi que l’art transforme l’histoire en mythologie.  


(1)    La Pensée politique de Patrice Lumumba, in « Présence Africaine », juillet-septembre 1963.

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(2)    Une saison au Congo, Aimé Césaire, Editions du Seuil, 1966.

RFI : Quel rapport entretient la littérature africaine avec l’histoire du continent ?

Boniface Mongo-Mboussa : La litterature africaine  moderne entretient un rapport fécond avec l’histoire du continent. Songeons à la réecriture de Chaka de Thomas Mofolo (roman historique sud-africain) par Senghor, Tchicaya U Tam Si, Seydou Badian, etc. Puis vint  Soundiata de Djibril Tamsir Niane sur la genèse de  l’Empire du Mali, Doguicimi de Paul Hazoumé, roman historique et ethnologique sur le royaume d’Abomey au Dahomey,  Sarraouinia du nigérien Abdoulaye Mamani, qui évoque l’expédition coloniale du Tchad- Niger, la pièce de théâtre  Béatrice du Kongo de Bernard Dadié consacrée à la resistance de Kimpa Vita au royaume du Kongo au XVIe siècle contre les Portugais, Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane retraçant l’une des épisodes de la grève des cheminots de Dakar Niger en 1948, la pièce de Boris Boubacar Diop sur les revendications des tirailleurs au Camp Thiaroye, et qui deviendra le beau film de Sembène Ousmane. Il y a Monné Outrages et défis de Kourouma sur la conquête coloniale au XIXe siècle  sans oublier le beau projet « Rwanda 1994: Ecrire par devoir de mémoire » initié par le Tchadien Nocky Djedanoum et Maimouna Coulibaly, etc.

Quelle a été en Afrique la postérité littéraire de Lumumba, figure du nationalisme congolais ?

Deux images sur les rives du fleuve Congo.  Il y a comme un partage de rôles. Sur la rive gauche, c’est-à-dire en République démocratique du Congo (RDC), l’homme politique est représenté par  l’art populaire. Il  donne de lui, l’image d’un Moïse noir, d’un héros culturel et d’un Christ sacrifié. Cela est éloquent dans la peinture de Tsibumba Kanda.  Sur la rive droite, Lumumba est un martyr, un mythe. On le voit dans le poème de Henri Lopes, Du côté de Katanga.  Une sorte d’oraison funèbre où le nom de Lumumba n’est jamais évoqué. Ou encore dans Léopolis, le récit de Sylvain Mbemba. Lumumba ici s’appelle Fabrice Mfumu (qui signifie chef, roi, en langue Kongo). Ce personnage mythique est l’objet d’une  recherche universitaire  d’une afro-américaine Miss Nora Northom. Disons qu’on est au bord de la falaise.  On ne tombe pas dans l’hagiographie, mais on est sur la crête. Enfin, il y a  le Lumumba de Tchicaya U Tam Si. Un Lumumba rêvé.

Comment s’explique ce rapport très fort que Tchicaya a entretenu avec Lumumba ?  

Les intellectuels africains et de la diaspora ont vécu la disparition de Lumumba comme un seisme. Et leurs réactions ont été à la hauteur de l’événément. Frantz Fanon qui était très proche de lui, disait « ne pas se pardonner cette mort », Césaire a donné à lire Une saison au Congo. Or, de tous les écrivains et artistes, aucun ne s’est identifié à lui de manière aussi fusionnelle que Tchicaya U Tam Si. A cela quatre raisons. Le jeune Tchicaya a travaillé aux côtés de l’homme politique en tant que journaliste. Lumumba confondait Gerald-Felix Tchicaya (nom du poète à l’Etat civil) et Jean-Felix Tchicaya, le père du poète, qui fut le premier depute congolais (de la rive droite) au Palais-Bourbon. Secindo, Lumumba est mort à un jour d’intervalle de la mort du père du poète. Enfin, Lumumba est abattu avec deux de ses disciples, Mpolo et Okito. Tchicaya a identifié sa mort à celle du Christ, vivant dans un contexte colonial, et trahi par un proche comme Mobutu. Or,  la trahison est un theme majeur de l’oeuvre de Tchicaya. Toutes ces raisons font que Tchicaya privatise le deuil de tout un continent.

* Boniface Mongo-Mboussa enseigne la littérature francophone au Sarah Lawrence College à Paris. Il est aussi le biographe du poète Tchicaya U Tam’Si dont il a coordonné les œuvres complètes aux éditions Gallimard.

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Lumumba: de l'élimination politique à la mise à mort

Plusieurs plans ont été imaginés pour neutraliser Lumumba...
Plusieurs plans ont été imaginés pour neutraliser Lumumba... © Studio graphique FMM
22 mn

Le camp occidental s’est persuadé, tout au long de l’année 1960, que Patrice Lumumba servait les intérêts du bloc de l’Est et que sa présence à la tête de l’État congolais était une menace. Sa neutralisation politique puis sa mise en détention ne suffisent pas à calmer les inquiétudes de ses adversaires. Beaucoup craignent que Lumumba soit libéré, qu’il puisse organiser depuis Stanleyville une rébellion et qu’il revienne au pouvoir. C’est dans ce contexte que son transfert au Katanga sera déclenché.

Plusieurs plans ont été imaginés pour neutraliser Lumumba, aucun ne semble pouvoir se concrétiser. Ce sont les Congolais qui reprennent l’initiative. Le 5 septembre 1960, dans la soirée, Joseph Kasa-Vubu prend la parole à la radio de Léopoldville [actuelle Kinshasa] pour annoncer qu’il démet Patrice Lumumba de ses fonctions, et demande au président du Sénat, Joseph Ileo, de former un nouveau gouvernement. Le conseiller belge de Kasa-Vubu, Jef Van Bilsen, a obtenu des Nations unies qu’elles ferment la station de radio et les aéroports. Lumumba ne tarde cependant pas à répliquer : le 7, devant la chambre congolaise, il démonte la mécanique du coup institutionnel de Kasa-Vubu.

Ce bras de fer relance la réflexion sur les actions à mener pour neutraliser le Premier ministre. Le ministre belge des Affaires étrangères Pierre de Wigny, écrit à la représentation belge de Brazzaville, devenue base arrière de la lutte anti-nationaliste : « Les autorités constituées ont le devoir de mettre Lumumba hors d’état de nuire. » Trois jours plus tard, le colonel Louis Marlière, l’un des principaux hommes de la Belgique sur le terrain, revient vers les autorités politiques : « Plan à l’étude pour action à Léo en accord avec gouvernement Iléo  succès très possible si exécutants aussi décidés en actes qu’en paroles. » Une autre option est également présentée : « plan Barracuda sera soumis à l’examen commandant Dedeken E’ville à exécuter sans participation gouvernement congolais. »[1] Selon le chercheur Ludo De Witte, Marlière doit assurer la coordination de ce plan. Il sera appuyé par un spécialiste des renseignements et un officier d’une unité commando. Le ministre belge des Affaires africaines a donné le feu vert pour l’opération et appréciera l’opportunité de l’élimination de Lumumba. Mais barracuda se perdra dans les méandres de l’action secrète.

Joseph-Désiré Mobutu, chef de l’armée congolaise, le 16 septembre 1960.

Joseph-Désiré Mobutu, chef de l’armée congolaise, le 16 septembre 1960.
 AFP

Un autre acteur a déjà pris la main. Le 14 septembre, dans la soirée, le colonel Mobutu annonce à la radio qu’il neutralise les politiciens jusqu’au 31 décembre. Il le fait avec la bénédiction de Larry Devlin, le chef de poste de la CIA. Devlin affirme avoir engagé les États-Unis aux côtés de ce coup de force lors d’une rencontre imprévue avec Justin Bomboko et Joseph-Désiré Mobutu, sans avoir eu le temps de demander l’avis de Washington[2]. Un collège de commissaires est créé. Le 10 octobre, Mobutu ordonne l’encerclement du domicile de Lumumba situé dans l’ancienne résidence du gouverneur général. Le bâtiment est désormais entouré d’une double ceinture de militaires : les casques bleus directement autour du domicile du Premier ministre déposé et un cordon de soldats de l’Armée nationale congolaise (ANC).

« Joe de Paris »

Entretemps, les plans d’empoisonnement de Lumumba par la centrale de la CIA se sont accélérés. Larry Devlin reçoit le 19 septembre un câble du quartier général lui annonçant l’arrivée prochaine à Léopoldville d’un officier supérieur qui se présentera comme « Joe de Paris » et sera porteur d’instructions verbales à mettre en œuvre. Le 21 septembre, Allen Dulles présente au Conseil de sécurité national un nouvel état de la situation au Congo. Il estime que le danger d’une influence soviétique reste présent et que Lumumba continue à représenter une menace, même s’il a été déposé[3].

« Joe de Paris » arrive à Léopoldville le 26 septembre. « Alors que je quittais l’ambassade, se souvient Devlin dans ses mémoires, j’aperçus un homme que je connaissais se lever de la table d’un café. C’était un officier supérieur, un chimiste très respecté que j’avais déjà rencontré. Il marcha dans ma direction et nous sommes entrés dans ma voiture. » L’homme n’est autre que Sidney Gottlieb, l’assistant spécial pour les problèmes scientifiques de la CIA. Mais avant d’engager la discussion, Devlin attend d’arriver dans une maison sécurisée. « Il s’assit et me raconta toute l’histoire. Il était venu au Congo porteur de poisons mortels qui devaient servir à assassiner Lumumba et c’était à moi de le faire. » Gottlieb est clair : les détails relèvent de Devlin, mais en aucune manière le gouvernement américain ne doit être impliqué. Il lui remet un petit paquet. « Prenez ça », dit-il. « Avec ce qu’il y a dedans, personne ne sera jamais à même de savoir que Lumumba a été assassiné. » La boîte contient plusieurs poisons. L’un d’entre eux est dans un tube de dentifrice. Si Lumumba l’utilise, il semblera avoir été victime de la polio[4]. Devlin explique dans ses mémoires les réticences qu’il a ressenties à mettre en œuvre cet empoisonnement. Et la façon dont il l’a par conséquent fait traîner. Le quartier général finit par lui demander d’accepter l’affectation temporaire d’un agent censé se concentrer sur la mission ultra secrète.

L’homme qui a été désigné s’appelle Justin O’Donnell et arrive à Léopoldville le 3 novembre. Il fait preuve lui aussi d’un enthousiasme limité dans la mise en œuvre de sa mission. Il loue un poste d’observation près de la résidence de Lumumba, fait la connaissance d’un garde des Nations unies, dont il espère pouvoir louer les services quand il faudra passer à l’action. Et il prévoit de recourir aux services d’un autre agent dont le nom de code est QJ/WIN. De ce dernier homme on sait peu de choses : il a été recruté en Europe, a un passé criminel, très peu de scrupules et il est capable de tout faire, y compris un assassinat. Mais il n’arrive pas au Congo avant le 21 novembre. À la fin du mois, Lumumba ayant réussi à quitter Léopoldville, la CIA envisagera d’envoyer QJ/WIN à Stanleyville[5] [actuelle Kinshasa].

Les craintes du SDECE sur un soutien égyptien à Stanleyville

Quelle partition la France joue-t-elle dans la lutte contre Lumumba à cette époque ? On manque encore de travaux d’historiens sur la position du pouvoir central français. Dans un texte du 3 octobre 1960 et mis au jour par RFI le diplomate Jean Sauvagnargues, futur ministre français des Affaires étrangères, indiquait notamment que l’« élimination de M. Lumumba » était un objectif « désirable en soi », dans une formulation aussi ambigüe que de nombreuses autres déclarations de l’époque. Mais cet avis représente-t-il un point de vue majoritaire au sein du gouvernement français ?

L’un des principaux relais de la France en Afrique centrale, l’abbé Fulbert Youlou qui est à la tête du tout jeune Congo-Brazzaville, anime en tout cas une opposition virulente à Lumumba. Contre le projet unitariste du MNC de Lumumba, Youlou cherche à obtenir l’éclatement du voisin congolais pour servir ses propres ambitions en Afrique centrale. Il est assisté par des conseillers français installés à ses côtés.

L'abbé Fulbert Youlou, le 15 août 1960, lors des cérémonies d'indépendance du Congo-Brazzaville au côté du ministre français de la Culture André Malraux (g).

L'abbé Fulbert Youlou, le 15 août 1960, lors des cérémonies d'indépendance du Congo-Brazzaville au côté du ministre français de la Culture André Malraux (g).
 AFP

Du côté des services français, le SDECE, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage, suit avec attention à partir d’octobre et novembre le jeu de Nasser à Léopoldville. Depuis la prise de pouvoir de Mobutu, les ambassades d’URSS et de Tchécoslovaquie ont été fermées. L’ambassade d’Égypte est devenue le centre de gravité de la politique anti-occidentale. Le SDECE la place donc sur écoute. Les comptes-rendus donnent corps au scénario d’une contre-attaque de Lumumba depuis Stanleyville. « Fin octobre, explique l’historien Jean-Pierre Bat, Lumumba fait une demande à l’ambassadeur de la RAU en vue d’obtenir des cadres militaires et de l’armement. L’idée finale est la suivante : procéder à l’exfiltration de Lumumba sur Stanleyville et faire du fief gizengiste le nouveau bastion de lutte, appuyé par les forces anti-impérialistes. » Mais les Occidentaux parviennent à convaincre le gouvernement soudanais d’interdire le passage de matériel vers le Congo.[6]

La fuite vers Stanleyville

Le 27 novembre, Lumumba s’échappe discrètement de sa résidence avec sa famille. L’orage qui s’abat ce soir-là sur Léopoldville lui permet de passer plus facilement le double cordon de casques bleus et de soldats de l’ANC qui entoure sa résidence. Un convoi s’est formé. Une course-poursuite s’engage avec l’Armée nationale congolaise aux trousses de Patrice Lumumba.

Roland, l'un des fils Lumumba, raconte la fuite vers Stanleyville

Marcel Dupret, consul général belge à Brazzaville, ne cache pas son inquiétude : « La fuite de Lumumba et la possibilité de l’installation d’un gouvernement central révolutionnaire à Stanleyville, écrit-il à Bruxelles, constituent des facteurs dont les conséquences sont actuellement imprévisibles, mais certainement très graves. » Lumumba est intercepté à Lodi, sur la rive du Sankuru le 1er décembre. Ramené à Léopoldville. Puis incarcéré au camp Hardy de Thysville.


2 décembre 1960: le Premier ministre déchu Patrice Lumumba de retour à Léopoldville après son arrestation.

2 décembre 1960: le Premier ministre déchu Patrice Lumumba de retour à Léopoldville après son arrestation.
 AP - Horst Faas

La « menace Lumumba » ne s’éteint pas pour autant. Plusieurs de ses proches ont réussi à rejoindre Stanleyville où ils organisent la résistance. Le 12 décembre, Antoine Gizenga, le bras droit de Lumumba, revendique la légitimité politique pour un gouvernement qu’il a formé à Stanleyville, le gouvernement de la « République libre du Congo ». Le camp occidental craint plus que jamais le déploiement dans la Province Orientale de moyens soviétiques. Le jour de Noël, des soldats venus de Stanleyville parviennent à entrer à Bukavu, au Kivu, et à capturer plusieurs officiels. Le 9 janvier, des troupes lumumbistes entrent au Nord-Katanga où elles font la jonction avec des populations Baluba opposées à la sécession katangaise. La ville de Manono est passe sous contrôle des partisans de Lumumba. Des soldats fidèles à Stanleyville vont également vers l’Ouest, en direction de la province de l’Équateur. Les Lumumbistes parviennent à se constituer une véritable emprise territoriale.

L’administration américaine est par ailleurs mise sous pression par plusieurs rumeurs. Depuis le 3 janvier, une commission de conciliation des Nations unies dirigée par le Nigérian Jaja Anucha Wachuku est arrivée au Congo. Certains craignent qu’elle demande la formation d’un gouvernement d’ouverture dans lequel on retrouverait Lumumba. Une autre rumeur court sur les pays africains du « groupe de Casablanca »[7] : ils seraient prêts (dit-on) à mettre leurs troupes au sein du contingent de l’ONU au service d’un coup d’État pro-Lumumba. Kasa-Vubu enfin prévoit d’organiser une table-ronde congolaise le 25 janvier. Il se murmure qu’il pourrait faire libérer Lumumba pour qu’il participe à la rencontre[8].

Mais la plus grande fragilité vient sans doute des rangs de l’ANC, les forces censées défendre le pouvoir de Léopoldville. Selon la rumeur le 31 décembre les gardiens de Lumumba ont réveillonné avec leurs prisonniers. Larry Devlin alarme le 12 janvier la centrale de la CIA sur les risques de mutinerie, indiquant qu’elle conduirait avec une quasi-certitude au retour de Lumumba au pouvoir. Le 13, il câble à Washington que le gouvernement pourrait tomber d’ici quelques jours… et que cela pourrait déboucher sur le chaos et un rétablissement de Lumumba. Dans la nuit du 12 au 13 janvier, une mutinerie éclate effectivement au camp Hardy de Thysville, obligeant Kasa-Vubu, Bomboko, Mobutu, Iléo et Nendaka entre autres à se rendre sur place pour éteindre le feu.

                                                  Joseph Kasa-Vubu, président du Congo (c) et Justin Bomboko, président du Collège des commissaires généraux,  le 7 novembre 1960.

                                          Joseph Kasa-Vubu, président du Congo (c) et Justin Bomboko, président du Collège des commissaires généraux, le 7 novembre 1960. 
AFP

Est-ce à ce moment que la décision de transférer Lumumba a été prise ? C’est ce qu’assure Jacques Brassine de la Buissière, dans un rôle ambigu d’acteur et de témoin de cette période. Début 1961, explique cet auteur, les contacts entre plusieurs personnalités de Léopoldville sont permanents sur la question des prisonniers. Notamment entre ce qu’on appelle les membres du « groupe de Binza », une structure informelle de concertation et de pouvoir qui rassemble à l’époque cinq personnes autour de Joseph Mobutu. « Après la mutinerie de la nuit du 12 au 13 janvier 1961 à Thysville, diverses destinations furent envisagées pour les détenus politiques par les responsables politiques de Léopoldville, indique Brassine. Au cours de ces discussions, le choix du Sud-Kasaï ou du Katanga fut notamment envisagé. » Brassine affirme notamment qu’une réunion s’est tenue le 14 janvier 1961, à la résidence de Kasa-Vubu, dans la matinée : « Y assistèrent Mobutu, Bomboko, Ileo, Kazadi, Nussbaumer, Kandolo et Georges Denis, conseiller juridique du président, seul Européen à assister aux discussions. Ils furent rejoints ultérieurement par Nendaka. Une décision fut prise collectivement : Lumumba serait envoyé à Bakwanga. »[9]

L’existence de cette réunion est mise en doute par certains, mais les historiens qui ont travaillé avec la commission d’enquête parlementaire belge ont pu établir deux choses : le 14 janvier, le collège des commissaires demande à ce qu’on fasse transférer les prisonniers. Kasa-Vubu donne des instructions en ce sens. Le 15, Kasa-Vubu sollicite l’autorisation du président Youlou pour faire transiter les prisonniers par Brazzaville afin de les acheminer vers Bakwanga. Compte-tenu de la haine que lui voue le pouvoir sécessionniste de Bakwanga [actuelle Mbuji-Mayi], dirigé par Kalonji, c’est le promettre à une mort certaine. La destination d’Élisabethville [actuelle Lubumbashi] est elle aussi envisagée à ce moment là où dans les heures qui suivent ? Sans doute, si on en juge par le message codé envoyé à Élisabethville pour le compte des autorités belges par Marlière (depuis Brazzaville) : « Demande accord du ‘Juif’ [Tshombe] pour recevoir ‘Satan’ [Lumumba] » Bakwanga ou Elisabethville : la destination ne fait à vrai dire que changer l’identité de ceux qui élimineront le Premier ministre déchu. Lumumba est finalement transféré au Katanga aux côtés de deux autres responsables politiques, Maurice Mpolo et Joseph Okito. Maltraité lors de son transfert, puis à la maison Brouwez où il est enfermé, Lumumba est exécuté avec ses deux codétenus dans la soirée du 17 janvier 1961 dans un lieu isolé.

Les pays occidentaux ont-ils joué un rôle dans cette décision de transfert aux conséquences prévisibles ? Certains acteurs se sont clairement activés pour faciliter le déplacement, notamment chez les responsables belges. Le 16 janvier, le ministère belge des Affaires africaines envoie le télex 06416/cab au consul général Créner d’Élisabethville. Le message est à transmettre au président sécessionniste katangais, Moïse Tshombe : « Minaf Aspremont insiste personnellement auprès président Tshombe pour que Lumumba soit transféré Katanga dans les délais les plus brefs. » Si les historiens débattent de la date à laquelle Tshombe a pu en prendre connaissance et du rôle que ce télégramme a pu jouer, ce message démontre en tout cas un appui clair des plus hautes autorités belges au transfert. Quoi qu’il puisse advenir ensuite. 

Moïse Tshombé, en conférence de presse, le 26 juillet 1960.

Moïse Tshombé, en conférence de presse, le 26 juillet 1960.
 © AFP/Central Press

Les chercheurs s’interrogent par ailleurs sur le « feu orange » que le roi Baudouin semble avoir laissé au gouvernement belge sur le sort de Lumumba. Bien que l’information sur un projet d’élimination physique de Lumumba soit arrivée dans son entourage direct, le roi ne s’est pas opposé à cette idée. Le 19 octobre 1960, le Major Guy Weber, le conseiller militaire de Moïse Tshombe, écrit à René Lefébure, le chef du cabinet du roi Baudouin : « 1. Tshombe a rencontré Mobutu. Excellente entrevue. En échange d’un certain appui financier, Mobutu suit les conseils : statut quo jusqu’au 31 décembre – On attend que la situation s’éclaircisse - On neutralise complètement (et si possible physiquement) Lumumba. » René Lefébure a fait figurer un point d’interrogation dans la marge.  Selon le chercheur Ludo De Witte, « le roi Baudoin réagit en écrivant une lettre à Tshombe qui est une attaque frontale et dévastatrice contre Lumumba, et une éloge très grande de Tshombe. C’est une réaction qu’on ne peut lire que comme un aval indirect, mais très clair de ce projet d’éliminer physiquement Lumumba. » 

D’autres, voyant le scénario se dérouler, ont laissé faire. Le chef de poste de la CIA à Léopoldville, Larry Devlin, qui n’était pas convaincu par l’option de l’assassinat se garde bien, dans ces jours cruciaux, d’informer Washington sur le transfert qui se prépare. L’arrivée de Kennedy à la tête des États-Unis le 20 janvier 1961 risque de remettre en question la politique suivie jusque-là par les Américains au Congo. L’espion dément avoir retenu l’information. Il dément également qu’il y ait eu un lien entre son attitude de laisser faire et l’anticipation du changement d’équipe dirigeante aux États-Unis. Les mémoires de Devlin en disent pourtant long sur l’ambiguïté de sa position : « Je pensais, confie-t-il, qu’il était moralement inacceptable pour moi et pour tous ceux qui étaient sous mes ordres d’assassiner Lumumba, un acte que rien ne pouvait justifier. J’étais convaincu que les Congolais pouvaient résoudre eux-mêmes le problème posé par Lumumba. C’était leur problème et je ne voyais aucune raison de leur ôter ce fardeau. ».


[1] Messages de Wigny et de Marlière cités dans DEWITTE Ludo, L’assassinat de Lumumba, Paris, Karthala, 2000

[2] Larry Devlin raconte l’épisode dans ses mémoires : S’attendant à rencontrer Kasa-Vubu et Bomboko à la présidence, il y trouve Mobutu entouré de soldats armés, qui s’appesantit sur la place que les soviétiques prennent dans le pays et finit par entrer dans le vif du sujet : « Voici la situation : l’armée est prête à renverser Lumumba. Mais à la seule condition que les États-Unis reconnaissent le gouvernement qui remplacera celui de Lumumba. » Bomboko apparaît alors, lui glisse une note qui dit « Aidez-le». Hésitant, mais sentant l’intérêt des États-Unis à une telle mise à l’écart de Lumumba et percevant également qu’il doit donner immédiatement une réponse Devlin explique qu’il tend la main à Mobutu et lui déclare « Je peux vous assurer que le gouvernement des États-Unis reconnaîtra un gouvernement provisoire composé de technocrates civils. » Il donne également son accord au versement de 5000 dollars pour soutenir les familles des officiers supérieurs en cas d’échec du coup. Cf DEVLIN Larry, CIA Mémoires d’un agent. Ma vie de chef de poste pendant la guerre froide, Paris-Bruxelles, Jourdan éditeur, 2009, pp 107-112  

[3] KALB Madeleine, The Congo cables. The cold war in Africa – From Eisenhower to Kennedy, New York, Macmillan Publishing, 1982, p 102

[4] L’épisode est raconté par Devlin dans DEVLIN Larry (2009), op. cit, pp 131-134

 

[5] Cf KALB Madeleine, op. cit., pp 158-159

[6] BAT Jean-Pierre, La Fabrique des « barbouzes », histoire des réseaux Foccart en Afrique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2015

[7] Algérie, Égypte, Ghana, Guinée, Libye, Mali et Maroc

[8] Ces rumeurs sont rapportées par KALB (1982), op. cit., p 189

[9] BRASSINNE DE LA BUISSIERE Jacques, L’exécution de Lumumba. Témoignage[s], Bruxelles, Racine, 2018, p 42

Décolonisations en « prime time » : phénomène éditorial et médiatique de 2020

 
                    L'historien Pascal Blanchard au Forum Libération 2013, à Grenoble, en France.

                                      L'historien Pascal Blanchard au Forum Libération 2013, à Grenoble, en France.
 © Matthieu Riegler, CC-BY
8 mn

Pour l’historien spécialiste de la colonisation Pascal Blanchard, « les guerres de la décolonisation furent le plus long conflit de la France au XXe siècle ».

L’ouvrage collectif dirigé par Pascal Blanchard « Décolonisations françaises : la chute d’un empire », paru aux Éditions de la Martinière, a servi de base au documentaire sur le thème de la fin de l’empire colonial français (« Décolonisations, du sang et des larmes »), qu’on a pu voir cette année à la télévision publique française.

Diffusée par France 2 à une heure de grande écoute, ce documentaire en deux volets est une vaste fresque historique bâtie à partir des images d’archives en grande partie inédites et des récits personnels des descendants des anciens colonisateurs et des colonisés. La diffusion de cette série qui a été visionnée par plus de 2 millions de téléspectateurs a coïncidé avec la commémoration du soixantième anniversaire d’indépendances par 17 pays africains. Entretien avec Pascal Blanchard.

RFI : Comment est né l’ouvrage « Décolonisations françaises : la chute d’un empire » qui a servi de support au documentaire de David Kron-Brzoza sur la période des indépendances ?

Pascal Blanchard : L’idée de réunir dans un livre les différentes facettes et les contradictions du processus de décolonisation a germé en 2018, même si elle s’inscrit dans un travail de recherche historiographique et iconographique initié il y a plusieurs années. Ce livre est né d’une volonté de vulgarisation des travaux de recherche sur le sujet. L’ouvrage ainsi que l’exposition qui l’accompagne raconte, en s’appuyant sur des travaux et des analyses historiques, les étapes de l’effondrement de l’empire colonial français. Il s’agit d’un lent et long basculement qui a duré plus d’un quart de siècle, de 1943 à 1967. C’était en quelque sorte le plus long conflit que la France a mené au XXe siècle. Notre ambition était de profiter du 60ème anniversaire des indépendances africaines pour porter un regard global sur le destin de tous les territoires coloniaux français.

Dans sa préface à votre ouvrage, Benjamin Stora raconte que le terme « décolonisation » est longtemps resté tabou dans le langage officiel français, avant de s’imposer avec son utilisation par le général de Gaulle en 1961 lors d’une conférence de presse. Or le processus de décolonisation en tant que tel a commencé longtemps avant. À quel moment exactement ?

Je dirais que ce processus a débuté dans la période de l’entre-deux-guerres, à travers trois événements très souvent oubliés et que l’on met très rarement en connexion. Le premier, c’est la révolte druze de 1925 qui s’étend à l’ensemble de la Syrie alors sous mandat français, entraînant la répression de l’État français dirigé alors par le cartel des gauches. À peu près en même temps, éclate la révolte du Rif au Maroc, qui va fortement marquer l’opinion à travers la personnalité de son leader Abdelkrim el-Khattabi. Cette rébellion fut réprimée d’une main de fer par le maréchal Pétain chargé par Paris d’éradiquer les insurgés marocains. En 1930, la révolte de Yen Bay en Indochine, également réprimée avec une violence inouïe par la France au sommet de sa puissance alors, constitue le troisième moment de la résistance populaire balbutiante dans les colonies françaises.

► (Ré)écouter : «L'histoire de la décolonisation a besoin d'être redécouverte»

Parallèlement, on assiste à l’émergence des partis nationalistes qui jouissent d’une visibilité grandissante grâce à leurs leaders charismatiques. Ils s’appellent Hô Chi Minh au Vietnam, Ferhat Abbas et Messali Hadj en Algérie, Habib Bourguiba en Tunisie. En même temps, un vaste processus intellectuel de prise de conscience se met en place à travers des magazines, des journaux animés par des jeunes lettrés issus de l’Afrique et des Antilles colonisés. Le processus va s’accélérer au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et il va nous faire rentrer dans la deuxième phase qui est celle de la décolonisation active. La décolonisation insurrectionnelle et politique commence en 1943 avec la matérialisation formelle de l’indépendance du Liban et se termine dans les années 1970 avec les indépendances tardives de Djibouti et des Comores.

Qu’appelez-vous la « décolonisation insurrectionnelle et politique » ?

L’histoire des décolonisations de l’Empire français que raconte notre ouvrage n’est pas une histoire monolithique de guerres et de violences. En effet, parallèlement aux guerres meurtrières menées en Indochine ou en Algérie pour mater les résistances insurrectionnelles, les autorités françaises ont usé d’autres stratégies, en Afrique subsaharienne par exemple, afin de conserver, les décolonisations achevées, la mainmise politique et économique sur ces ex-colonies, sans nécessairement passer par un engagement policier ou militaire massif. D’autres territoires, appelés « des confettis d’empire » où les populations n’ont pas pu ou n’ont pas voulu prendre leur indépendance, constituent aujourd’hui les territoires ultramarins que possède la France sur les quatre océans. Or, ces différents devenirs font partie d’une logique d’ensemble, tout en s’insérant dans des processus sociopolitiques propres à chaque territoire colonisé. Jamais, avant nous, cette histoire de l’effritement de l’Empire colonial français n’a été racontée dans une perspective globale.

Hormis la guerre d’Algérie, l’histoire des décolonisations reste peu connue des Français. Comment expliquez-vous cette méconnaissance ?

Pour moi, il y a trois raisons à cela. Premièrement, c’est la contradiction flagrante entre les valeurs professées et la réalité de la pratique sur le terrain, qui rend le passé colonial difficilement audible encore aujourd’hui. Ainsi, alors que le système assimilationniste donne le sentiment que l’entreprise coloniale fut une entreprise de civilisation, l’État républicain, sous la gauche comme sous la droite, a battu en brèche ses valeurs les plus fondamentales en pratiquant la torture, les massacres des populations « indigènes », l’utilisation des actions secrètes, le sacrifice d’une génération d’appelés et la trahison des populations et d’individus qui lui avaient fait confiances, les harkis en Algérie, par exemple.

Deuxièmement, la responsabilité de l’amnésie collective par rapport à la colonisation en incombe aux dirigeants français qui jusqu’à encore récemment glorifiaient l’œuvre coloniale, en niant les méfaits. On pourrait citer l’exemple de Nicolas Sarkozy qui dans son discours de campagne présidentielle apportait son soutien à la construction d’un musée à Marseille dédié à l’apport civilisationnel de la France dans les colonies. On en était encore là en 2007 ! Enfin, cette histoire de domination perdure aujourd’hui à travers des concurrences de mémoire opposant les anciens coloniaux, notamment des descendants des pieds-noirs, aux Français issus d’immigration africaine, ou encore à travers le système d’interdépendance semi-mafieuse appelé la « Françafrique » que la France a construit dans ses anciennes colonies d’Afrique subsaharienne pour y perpétuer son influence. Tous ces éléments ont concouru à faire de l’histoire coloniale et de la décolonisation le « dernier grand tabou français », selon les mots du président français en exercice Emmanuel Macron.

La levée de ce tabou passe-t-elle par la « décolonisation des esprits » que vous évoquez dans votre ouvrage ?

Il s’agit de la troisième phase de la décolonisation qui a commencé avec le retour sur le devant de la scène politique et culturelle de la question coloniale, portée par les enfants de l’immigration. Le grand basculement a lieu en 2005-2006 avec la révolte des quartiers populaires en octobre-novembre 2005 et la création du mouvement les Indigènes de la République. Parallèlement, cette décolonisation des imaginaires ou des esprits est accentuée par l’avènement d’une nouvelle génération d’historiens et d’intellectuels dont les travaux enclenchent une dynamique nouvelle en proposant une réécriture du récit colonial. C’est dans ce contexte que se situe le discours d’Emmanuel Macron qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », de « vraie barbarie » et appelant les Français « à regarder en face » ce passé. Qu’un homme politique français puisse parler en ces termes de la colonisation est une révolution en soi.

Diriez-vous que le succès rencontré par le documentaire tiré de votre ouvrage témoigne aussi du changement du contexte ?

Le parti-pris du réalisateur de montrer la décolonisation française comme un phénomène global mettant en relation les événements qui survenaient dans différents territoires de l’Empire, n’est sans doute pas étranger au succès rencontré par ce film. Cela dit, avec 2,6 millions de téléspectateurs uniquement pour le premier volet de la série, sans tenir compte du nombre de spectateurs pour les replays, ce documentaire a montré qu’il y a un public pour des films historiques sur la décolonisation. On ne dira plus que les films sur la colonisation et la décolonisation ne marchent pas !


Décolonisations françaises. La chute d’un Empire

 

Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire

Préface de Benjamin Stora et postface d’Achille Mbembe

Editions de la Martinière,

240 pages (250 photos, documents de presses et affiches)

29, 90 euros.

[Tribune] Algérie-France : Abdelmadjid Chikhi intransigeant sur la restitution des archives coloniales

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Mis à jour le 22 décembre 2020 à 13h49

 

Par  Damien Glez

Dessinateur et éditorialiste franco-burkinabè.

Les autorités algériennes réclament la totalité des archives coloniales à Emmanuel Macron.

Le directeur des archives algériennes réclame aux autorités françaises la totalité des archives coloniales, dénonçant les « faux prétextes » dont userait Paris à ce sujet.

Chargé, en juillet dernier, de travailler sur la mémoire de la colonisation et de la Guerre d’Algérie, de concert avec l’historien français Benjamin Stora, le directeur des archives algériennes vient de lancer, ce 21 décembre, un appel aux autorités françaises. Plutôt cinglant, Abdelmadjid Chikhi réclame « la totalité » des archives françaises qui concernent la présence coloniale en Algérie, une période qui va de 1830 à 1962.

Il justifie son ton peu diplomatique par la dénonciation de « faux prétextes » dont userait la France, comme « la déclassification de nombre d’archives pourtant réunies depuis plusieurs décennies ». Il s’exprimait lors d’une conférence de presse au siège de la radio publique à Alger.

À ceux qui voudraient noyer le poisson de la mémoire dans des négociations potentiellement interminables, Abdelmadjid Chikhi tranche à l’avance en indiquant : « Les demandes de la partie algérienne sont claires et ne nécessitent pas de concertations ».

Affabilité et intransigeance

Tissant affabilité et intransigeance, il évoque tout à la fois « les relations apaisées et équilibrées » auxquelles chacun doit œuvrer, dans la gestion commune d’un passé qui « ne saurait être effacé ou oublié » et la législation française critiquable sur la gestion des archives publiques. Car si la France a restitué à l’Algérie une partie des archives concernant celle-ci, elle a jusque-là conservé le stock relatif à l’histoire coloniale qu’elle indique relever de sa souveraineté.

Si le directeur des archives algériennes considère que la mémoire archivée est « inaliénable et imprescriptible », il n’ignore pas que les anciens combattants algériens avides de vérité subissent, eux, les affres du temps, six décennies après le dernier voyage du général de Gaulle en Algérie. N’est-il pas temps de prendre Emmanuel Macron au mot, lui qui est né quinze ans après les accords d’Evian ?

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COMMENT « REGARDER » CE PASSÉ, SANS CONSULTER L’INTÉGRALITÉ DES TRACES ARCHIVÉES ?

Ces mots de Macron, ce sont ceux qu’il prononça, alors qu’il n’était que candidat à l’élection présidentielle de son pays. Dans une interview à la chaîne algérienne Echorouk News diffusée le 14 février 2017, le futur chef de l’État avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité » et de « vraie barbarie ». Il évoquait une période coloniale que chacun devait « regarder en face » en présentant aussi des « excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels » des gestes condamnables avaient été commis. Comment « regarder » ce passé, sans consulter l’intégralité des traces archivées ?

Les mots de Macron qu’il faut également prendre au pied de la lettre sont ceux qu’il a régulièrement prononcés à propos des archives de toute période historique. En janvier dernier, au Mémorial de la Shoah, le président français rappelait l’importance des archives dans le travail des historiens et plus largement dans « la lutte contre l’oubli et tout négationnisme ». Plus spécifiquement sur le terrain africain, c’est devant des étudiants burkinabè, six mois après son élection, qu’il promettait la déclassification de « tous les documents produits par les administrations françaises pendant le régime de Thomas Sankara », icône justement anticolonialiste.

Le gage de transparence vaut-il moins pour un président en quête de réélection que pour un candidat ou un chef de l’État frais émoulu ? La réaction que suscitera Abdelmadjid Chikhi répondra sans doute à cette question…

« L’art noir et la colonisation relèvent d’une histoire commune »

| Par 
Mis à jour le 21 décembre 2020 à 17h46
Monsengo Shula, Ata Ndele Mokili Ekobaluka (Tôt ou tard le monde changera), 2014 Acrylique et paillettes sur toile, 130 x 200 cm

Monsengo Shula, Ata Ndele Mokili Ekobaluka (Tôt ou tard le monde changera),
2014 Acrylique et paillettes sur toile, 130 x 200 cm © Collection privée, Monsengo Shula, Florian Kleinefen

 

Historienne de l’art et directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), Anne Lafont analyse la place de l’art noir dans les sociétés occidentales et la façon dont il est influencé par l’héritage colonial et postcolonial.

Jeune Afrique : Vous avez récemment dirigé un numéro de la revue Critique (876-878) intitulé « Art noir ». Est-ce que ce terme est assez précis ?

Anne Lafont : Pour ce numéro, il nous a paru intéressant de partir de la terminologie de Paul Gilroy, théoricien de l’art britannique, sur « l’Atlantique noir », et de voir dans quelle mesure il y avait des pratiques artistiques qui s’intéressaient à la période allant des premières explorations européennes au XVème à aujourd’hui. C’est-à-dire des pratiques qui considèrent l’histoire coloniale et la traite négrière comme la face sombre de la modernité, même si elles en font partie.

Nous avons donc travaillé sur des lieux différents, qui sont en fin de compte les côtes de l’Atlantique, africaines, européennes, américaines et caribéennes. Nous avons voulu pointer le fait que la question de l’art noir et celle de la colonisation relèvent aujourd’hui d’une histoire commune, et que les artistes noirs mais aussi les critiques d’art travaillent dessus.

Est-ce que la position géographique des artistes influence cette définition de l’art noir ?

C’est une catégorie ouverte, son intérêt vient du fait qu’il y a des artistes qui travaillent sur ces sujets depuis différents points du monde. Ceux qui vivent en Afrique continentale et ceux issus de toutes les diasporas évidemment. Les artistes africains-américains sont pionniers dans la manière dont cette catégorie a été conceptualisée, avec les notions de « British Black Art » [art noir britannique] et de « Black Art » liées à celle de « Blackness » [« négritude »]. Mais cette catégorie n’est pas décalquée à partir de la race ou de la couleur de la peau, c’est plutôt la revendication d’une histoire commune.

Revue Critique n°876/878 (mai-juin-juillet 2020), dirigée par Anne Lafont. 594 pages, 14,50 euros

Comment l’héritage colonial et postcolonial a-t-il influencé l’émergence des scènes artistiques noires depuis quarante ans ? Et est-ce que l’Europe a contribué à leur visibilité ?

D’abord la création artistique en Afrique n’a pas émergé d’un coup, elle a toujours existé. Mais depuis la fin des années des années 1980, il y a un certain nombre d’acteurs qui s’activent pour faire reconnaître cet art dans les musées ou les collections et dans les revues européennes. Je pense à « Magiciens de la Terre » au Centre Pompidou (1989), une exposition majeure, comme celle du Moma de New York sur l’art africain classique dans les années 1980.

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EN EUROPE, LA QUESTION IMPÉRIALE ET COLONIALE AU SENS LARGE EST PLUS IMPORTANTE QUE CELLE DE L’ESCLAVAGE

C’est une forme de reconnaissance auprès d’un public occidental, et cela change les pratiques des historiens de l’art et des collectionneurs, d’abord en Europe et aux États-Unis puis au niveau mondial. Ces expositions marquent l’entrée d’une certaine forme d’art africain dans la catégorie « art contemporain « . « Magiciens de la terre » est ainsi à l’origine de la collection que Jean Pigozzi a constituée avec l’aide du marchand d’art André Magnin. On peut citer aussi la Revue Noire, qui a été fondée en 1991 en réaction à cette exposition. L’un des principaux acteurs de la revue, Simon Njami, est devenu commissaire de l’exposition « Africa Remix », présentée en 2005 à Paris.

Ce sont des moments clés dans la reconnaissance institutionnelle par l’Europe de la production artistique contemporaine de l’Afrique. Les années 1990 ont été un temps de transformation majeure pour l’art africain. Plus récemment, on a vu l’exposition Beauté Congo à Paris à la fondation Cartier. Et, aujourd’hui, en France, de nombreuses thèses de doctorat se penchent sur l’art contemporain en RDC, ou sur l’art traditionnel au Gabon…

Anne Lafont, historienne de l’art et directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales
Anne Lafont, historienne de l'art et directrice de recherche à l'École des hautes études en sciences sociales © DR

En Afrique aussi, des critiques d’art produisent des travaux sur l’histoire de l’art africain. Je pense à Babacar Mbaye Diop [Université Cheikh Anta Diop, Dakar], qui a étudié la critique de l’art africain au XXème siècle. Il tente de faire la jonction entre la critique d’art européenne et une critique africaine de l’art africain qui a peiné à émerger. Sylvester Okwunodu Ogbechie [Université de Californie] travaille quant à lui sur les collections d’art africain en Afrique.

Vous avez travaillé sur la visibilité des esclaves dans la peinture du XVIIIème siècle. Mais l’esclavage reste-t-elle une référence pour des artistes africains, africains- américains ou caribéens ?

Je vois des distinctions géographiques entre artistes. Les formes violentes de l’esclavage demeurent un enjeu majeur dans la création artistique africaine-américaine, comme le montre le travail de Huey Copeland sur la question de « Slavery and Blackness » [esclavage et négritude] et celle des résurgences de l’esclavage dans l’art contemporain.

Il me semble que chez les artistes relevant d’une esthétique noire en Europe, la question impériale et coloniale au sens large est plus importante que celle de l’esclavage. Les violences destructrices et le rapport au continent africain sont très présents chez des artistes de la diaspora comme Mathieu K. Abonnenc, Sammy Baloji ou Kapwani Kiwanga. Mais plus que les violences contre les corps dans les plantations, ceux-ci s’intéressent à l’arrachement des objets du continent et à leur « mise en musée » comme trace de la violence dévastatrice de la colonisation.

Qu’en est-il dans les Caraïbes ?

Là, je pense que les artistes vont avoir du mal à se débarrasser du poids de l’imaginaire lié à l’esclavage… Car si l’esclavage au sens strict a été aboli, les luttes pour l’égalité des droits reste sujet à débat en Amérique et dans les Caraïbes. Les citoyennetés noires ne sont pas égales à celles des Blancs, et l’héritage de l’esclavage n’a pas complètement disparu. C’est la même chose chez les artistes des Antilles en général, on retrouve dans leur travail le rapport au corps qui subit la violence.

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DANS LE CLIP DE BEYONCÉ TOURNÉ AU LOUVRE, IL Y A UN MANQUE D’HISTOIRE ET DE FINESSE »

En 2018, les artistes américains Beyoncé et Jay-Z ont tourné au Louvre un clip qui a cumulé des millions de vues. Il montrait plusieurs tableaux du musée où figuraient des esclaves et des Noirs. Au-delà de l’opération de communication, est-ce que ce genre d’événement peut contribuer à attirer un public différent dans les musées ?

Il y a eu un effet médiatique immense avec ce clip, comme une déflagration, et à la fois le Louvre et les deux artistes ont réussi leur coup ! C’est une rencontre inattendue, grandiose, splendide à voir. Je ne vois pas des gens qui ne sont jamais venus au Louvre s’y rendre uniquement à cause de ce clip, mais si l’on compte parmi les visiteurs d’un musée ceux qui en ont un usage virtuel, c’est un immense succès ! Il ne faut en revanche pas oublier la nécessaire médiation face aux œuvres.

Des visites guidées thématiques sur les minorités et sur l’histoire de l’esclavage ont été mises en place dans certains musées. Est-ce qu’il faut privilégier cette voie pour attirer de nouveaux publics ?

Oui, effectivement, il y a eu au Louvre des visites sur le thème de l’esclavage vu à travers les œuvres des collections, menées par Françoise Vergès. Mais il ne faudrait pas oublier non plus tous les services éducatifs. Je suis en ce moment un lycée en Seine Saint-Denis où les enseignants font un travail tout au long de l’année avec le musée du Quai Branly, et c’est autrement plus profond que de regarder le clip de Beyoncé ! Car dans cette vidéo, on ne fait plus trop la distinction entre ce qui relève du clip musical et le statut des œuvres du XVIIIème siècle, il y a un manque d’histoire et de finesse, tout est au même niveau.