Boualem Benhaoua dans sa boutique et siège du label Disco Maghreb, à Oran, le 24 juillet 2022. © RYAD KRAMDI/AFP
Avec son crâne rasé, ses lunettes aux verres fumés, son éternelle chemise à fleurs et sa moustache en guidon de vélo, Boualem Benhaoua, plus connu sous le nom de « Boualem Disco Maghreb », est une véritable icône. Sa petite boutique défraîchie, au coin d’un vieux faubourg oranais, est aujourd’hui un lieu de pèlerinage où les touristes se bousculent pour se faire prendre en photo et que l’actualité récente vient de sortir de l’oubli.
Coup sur coup, le clip de la star planétaire DJ Snake et la visite du président Emmanuel Macron sont venus faire voler la poussière et mettre un gros coup de projecteur sur ce petit comptoir encombré de cassettes qui a vu défiler toutes les stars du raï. « Quand DJ Snake est arrivé pour tourner son clip, je n’avais même plus les clés de la boutique. Il a fallu ramener un serrurier pour forcer la porte et rentrer », se rappelle-t-il.
Né dans un quartier pauvre d’Oran, le jeune Boualem commence par vendre des produits d’électroménager et des postes cassettes, très rares à l’époque et que des émigrés de retour au bled ramenaient dans les fameux sacs Tati. De la vente des postes cassettes à l’édition, il n’y a que deux petits pas que Boualem franchit allègrement en ouvrant d’abord une petite boutique, avant de s’improviser éditeur de musique. Cette musique qui lui court dans les veines, qu’il écoute avec passion du soir au matin et dont il va faire un métier.
Dénicheur de talents
Dans les années 1980, peu de gens connaissent le raï, ce genre musical underground que l’on peut entendre dans les fêtes de mariage et surtout dans les nombreux cabarets et discothèques qui rythment les longues nuits oranaises. En 1981, Cheb Khaled, qui monte à Alger se produire dans les clubs de la capitale, commence à peine à se faire un prénom. Cette année-là, le raï tient enfin son premier tube : « Mahlali Noum », du duo Cheba Fadela et Bellemou, dont la cassette va faire un tabac. Boualem se rappelle qu’à l’époque aucun média ne s’intéresse encore à ce style de musique dont raffolent les jeunes. Il faudra le méga tube du duo Sahraoui et Fadela, « Nsel fik », pour que le raï commence à s’exporter en France dans les valises des émigrés et attire l’attention des grands médias.
À l’époque, Oran compte une dizaine de maisons d’édition, mais Boualem va tirer son épingle du jeu grâce à sa capacité d’écoute et à sa proximité avec ses artistes, qui sont avant tout ses amis. Il les écoute chanter, mais aussi raconter leurs problèmes personnels. Et il est là pour les « dépanner » en période de vaches maigres. Boualem sait aussi prendre des risques : miser sur un chanteur inconnu, lui confectionner une chanson ou un album de 5 ou 6 titres et produire 30 à 40 000 cassettes à mettre sur le marché.
« Je chargeais les cartons de cassettes dans mon fourgon et je faisais la route jusqu’à Annaba pour les distribuer », se rappelle-t-il. Il fallait nouer des relations de confiance avec les clients chez qui il déposait sa marchandise sans toucher un sou. Du choix des titres, des paroles, des chanteurs, des musiciens jusqu’aux arrangements, Boualem est comme un cuisinier qui fait ses emplettes avant de concocter ses plats. « À l’époque, on rassemblait les chanteurs et les musiciens, et ils enregistraient live. Et moi, j’étais là comme un chef d’orchestre à tout diriger jusqu’à la bonne prise », raconte-t-il.
« Mon travail consistait à dénicher les talents. Quand je remarquais quelqu’un au cours d’une soirée ou qu’on me signalait l’existence d’une “belle voix” quelque part, je faisais en sorte de faire venir l’artiste dans mon studio, et si cela valait le coup, je le produisais », explique Boualem, qui lance ainsi dans la foulée une pléiade de futures stars tels que Zahouania, Khaled, Mami, Djenet, Hasni, Fadéla, Sahraoui, Benchenet, et tant d’autres.
Oreille musicale et instinct infaillible
L’homme a une oreille musicale fine et un instinct infaillible. Il sait repérer les artistes à la sensibilité exacerbée, les thèmes qui touchent et les chansons qui font mouche. Le raï chante l’amour, la séparation, la trahison, le spleen de la vie, les départs déchirants, et tout ce qui prend aux tripes. C’est une musique de la vie, un blues du quotidien qui parle aux jeunes. « Il y a beaucoup de sentimental dans ce que chantent les artistes du raï, et nous, on était l’interface entre le public et les chanteurs », ajoute-t-il. « Nous n’avions pas de grands paroliers, alors on puisait dans le bédoui et on modernisait », précise-t-il. Ancêtre du raï, le bédoui est un genre poético-musical rural répandu dans toute l’Oranie et bien au-delà. Les instruments de base sont la guesba, une flûte de roseau, et le bendir ou le guellal, des percussions traditionnelles
Pour Boualem, le raï est « waqti », c’est-à-dire qu’il s’inspire de l’air du temps. Véritable machine à recycler les genres et les tendances musicales, le raï se nourrit sans complexe de toutes les influences de ses artistes et compositeurs. « J’ai même adapté une chanson de Dahmane El Harrachi [un célèbre interprète de musique chaabi, ndlr] au raï », se félicite-t-il.
Quand il s’agit de raconter ses poulains devenus stars, Boualem est intarissable. « Hasni, on l’a découvert dans une boîte, et il s’est fait connaître en 1987 avec le titre “El Baraka“, dans lequel il chantait, en duo avec Cheba Zahouania, « derna l’amour fi baraka mrenka » (« On a fait l’amour dans une baraque déglinguée »). » C’est aussi ces textes crus et cette façon d’aborder sans complexe les choses de la vie qui ont fait le succès du raï auprès des jeunes. « Hasni a choisi de faire dans la chanson sentimentale, et ça lui a très bien réussi », rappelle-t-il.
Un jour, alors qu’il revenait des États-Unis où il s’était produit, Hasni passe à la boutique de son ami Boualem, qui lui demande comment il a trouvé le pays de l’Oncle Sam. « Revoir Oran, ma mère et toi, c’est ça mon Amérique à moi », lui répond Hasni. Né le 1er février 1968 à Oran, Hasni, de son vrai nom Hasni Chakroun, va connaître un succès fulgurant et devenir l’idole de la jeunesse. Considéré comme le roi du raï sentimental, il sera assassiné en sortant de chez lui le 29 septembre 1994 à l’âge de 26 ans. Le Groupe islamique armé (GIA) revendiquera cet attentat.
Un tube à la gloire de Saddam Hussein
Un autre jour, c’est Khaled qui se retrouve au Japon pour un gala. C’est le choc des cultures. Outre le problème de la langue, le public est figé, peu habitué à bouger. Khaled se demande comment faire devant un auditoire aussi froid. « Khaled se lâche comme à son habitude et fait confiance à son instinct et à son sens inné du rythme. Il y est allé comme dans une soirée oranaise et au bout de quelques minutes, tout le monde s’est mis à danser », sourit Boualem.
Boualem, c’est aussi un infaillible flair. Un jour, il demande au chanteur Mohamed Mazouni de lui composer une chanson sur Saddam Hussein. En 1991, la guerre du Golfe oppose une coalition de 35 pays emmenés par les États-Unis de George W. Bush à l’Irak de Saddam Hussein. Dans la rue arabe, le dictateur irakien fait figure de héros populaire. « Zdom ya Saddam » (« Fonce Saddam ! »), chante Mazouni. La chanson est l’un des plus grands succès du box-office algérien. On s’arrache la cassette chez tous les disquaires.
« Le raï ne s’est jamais démodé. Ça marche encore très fort. Ce qui nous a poussés à arrêter, c’est le piratage. Je ne pouvais plus continuer à investir et me retrouver avec un millier d’associés qui pressent des CD pour les vendre au noir », se désole Boualem, qui avoue avoir encore plein de projets en tête. « En premier lieu faire du magasin un musée et un lieu de rencontres pour les artistes », dit-il. Mais ce qui lui tient le plus à cœur reste de lancer de nouveaux artistes. « Avec mon directeur artistique, on est en train d’étudier un projet de plateforme musicale pour lancer de jeunes talents », confie-t-il.
« La promotion faite à l’Algérie par le clip de DJ Snake, même avec des milliards de dollars on ne l’aurait pas eue », conclut « Boualem Disco Maghreb ». Qui attend encore des autorisations pour ses projets et se désole de constater que les responsables de la culture et du tourisme ne prennent pas conscience que la musique est encore le meilleur ambassadeur d’un pays.