Redevenu simple député, l’ex-président de l’Assemblée nationale est isolé. Pourtant, il ne semble guère disposé à s’effacer. Dans sa ligne de mire, la présidentielle de 2020. Enquête sur un ambitieux contrarié que Jeune Afrique a rencontré en exclusivité près de Bouaké.
La nuit n’est pas encore tombée sur la petite ville de Dabakala, située au nord-est de Bouaké. Détendu, en boubou et babouches blanches, Guillaume Soro s’accorde un moment de répit. En ce 14 avril, dimanche des Rameaux, il a pris ses quartiers dans une maison mise à sa disposition par le fils d’un notable de la commune. C’est là qu’il nous reçoit. Une table, une télévision, quelques fauteuils et un canapé de cuir… Le confort est rudimentaire. Dans la cour, les hommes chargés de sa sécurité installent des tentes à motif camouflage donnant à l’endroit de faux airs de campement militaire.
Un peu plus de deux mois après avoir démissionné de la présidence de l’Assemblée nationale, le 8 février, Guillaume Soro a pris le large, fuyant le brouhaha et l’agitation médiatique de la capitale économique ivoirienne, où il n’a plus remis les pieds depuis le 25 mars. Il a délaissé sa villa cossue de Marcory pour le charme parfois rugueux des petites maisons de province, et troqué ses habituels cigares contre une bonne vieille pipe. « Abidjan, c’est fini ! » s’amuse-t-il.
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Un périple aux airs de précampagne
Entouré d’une vingtaine de personnes, anonymes, conseillers ou communicants, Guillaume Soro sillonne depuis bientôt trois semaines les pistes cabossées du département de Dabakala, producteur d’anacarde et de coton. Il a visité des villages où l’on manque de tout, dormi parfois à la belle étoile sur un matelas gonflable, offert des sacs de ciment pour achever la construction d’une mosquée ou d’une école, et même lancé les travaux de forage de plusieurs puits, le tout sous l’œil des caméras de ses équipes.
Il a beau protester de la spontanéité de sa démarche, le périple a des airs de précampagne
« À l’origine, je ne comptais pas faire de tournée. Je voulais aller en brousse pour terminer mon programme de société, explique-t-il. Mais après avoir visité quelques localités, je me suis pris au jeu et j’aime ça. » Il a beau protester de la spontanéité de sa démarche, le périple a des airs de précampagne et il fait peu de doute qu’il est en train de tester sa popularité dans le nord de la Côte d’Ivoire. Chaque fois, il s’applique à pointer les défaillances du gouvernement, comme pour montrer au président Alassane Ouattara qu’il a eu tort de l’écarter et prouver, à ses adversaires comme à ses soutiens, qu’il existe encore.
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« Si tu veux diriger un pays, il faut le connaître parfaitement. J’ai dormi avec vous, je vous ai touchés, je connais désormais vos problèmes. Ce que j’ai vu, c’est un peuple oublié par la République », lance-t-il, ce 14 avril, devant les habitants du village de Satama-Sokoro. Celui qui fut le président de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) de 1995 à 1998 retrouve ses accents de tribun.
Tour à tour blagueur et proche des gens, il appuie sur la fibre nordiste et le souvenir de la rébellion, sans oublier de se poser en victime du régime… « Si Dieu sait que le combat que nous avons mené a contribué à faire en sorte qu’Alassane soit président de la République et qu’en guise de reconnaissance il nous chasse, Dieu saura rétablir la vérité. Qu’est-ce que je lui ai fait qui ne puisse être pardonné ? On nous dit de garder le pouvoir. Mais comment va-t-on le garder si le Nord chasse le Nord ? […] Ce n’est pas Laurent Gbagbo, mais Alassane qui m’a mis au chômage, Alassane qui m’a chassé de la primature. » Pas de doute : la présidentielle de 2020 approche, et la bataille pour le contrôle du Nord a bel et bien commencé.
A-t-il présumé de ses forces ?
À Abidjan, Guillaume Soro n’inquiète plus. Dans les cercles du pouvoir, l’on est persuadé de l’avoir neutralisé en le privant de tribune politique et l’on suit, mi-amusé mi-circonspect, ses tribulations en brousse. « On en a fini avec lui », a récemment prétendu un important ministre.
« Soro n’est pas le premier à avoir quitté Alassane Ouattara, ajoute un proche du chef de l’État ivoirien. Adama Coulibaly ou Zémogo Fofana [deux anciens barons du Rassemblement des républicains exclus du parti à la fin des années 1990] l’ont fait avant lui, mais personne ne les a suivis. Trahir Ouattara, cela se paie. Et que pèse vraiment Soro dans le Nord face au président ? La base demeure fortement attachée à Ouattara. Soro a présumé de ses forces. Le résultat des élections locales le montre bien. »
Lors des scrutins municipaux et régionaux du 13 octobre 2018, Soro avait soutenu un peu moins de 50 candidats. Certains l’ont emporté, mais plusieurs de ses lieutenants, comme Alain Lobognon, à Fresco, ou Sindou Meïté, à Abengourou, ont mordu la poussière.
« En interne, nous avons été plutôt satisfaits, assure un conseiller de l’ancien président de l’Assemblée nationale. Notre objectif était d’évaluer notre implantation. Il y avait des endroits où nous voulions gagner, d’autres où le but était simplement de tâter le terrain. Et puis Soro a autorisé plusieurs de ses proches à se présenter sous la bannière du RHDP [Rassemblement des houphouétistes pour la démocratie et la paix]. Ils se dévoileront en temps voulu. Au final, notre seule vraie déconvenue est celle d’Alain Lobognon. »
Guillaume Soro ne nie pas traverser une période difficile. Il a bien conscience que des nuages se sont amoncelés au-dessus de sa tête et ont obscurci son horizon politique. L’actuel procès du putsch manqué au Burkina Faso en 2015, qui continue d’altérer son image. Ou ces mutineries de 2017 dans lesquelles Ouattara et son entourage sont persuadés qu’il a joué un rôle – ce que Soro dément, bien qu’un stock d’armes ait été découvert dans une villa appartenant à son directeur du protocole. C’est en tout cas après ces événements que les ponts ont définitivement été rompus.
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Éloigné du cœur du pouvoir
Secrétaire général de la Fesci à l’âge de 23 ans, chef rebelle à 30, ministre d’État à 31, Premier ministre à 34, président de l’Assemblée nationale à 39, il a vu son ascension brusquement stoppée. À 47 ans, le voici redevenu « simple » député de Ferkessédougou.
Un temps persuadé qu’il serait le successeur désigné d’Alassane Ouattara – il assure qu’on le lui a promis –, il doit maintenant batailler pour se faire une place. S’il n’a pas voulu intégrer le parti unifié, c’est un peu par instinct de survie. Certains de ses proches l’y ont incité, mais Soro a craint une manœuvre pour le museler. Pendant deux ans, il a assisté au limogeage de plusieurs de ses camarades. En 2017, Issiaka Fofana a dû quitter la tête de la Lonaci, la loterie nationale, et Meïté Sindou, le Secrétariat national au renforcement des capacités.
Je n’étais plus à mon aise à l’Assemblée. Alassane Ouattara se plaisait à m’humilier régulièrement
D’autres, à l’instar de Sidiki Konaté nommé ministre de l’Artisanat en juillet dernier, ont préféré prendre leurs distances quand ils ont senti le vent tourner. Quant à Soro, il a été progressivement éloigné du cœur du pouvoir, passant avec la Constitution de 2016 de numéro deux de l’État (et de dauphin constitutionnel) à numéro quatre, avant de finalement quitter le perchoir.
Une démission assumée, à laquelle il songeait depuis deux ans, mais que le chef de l’État a précipitée. Début avril, Soro a appelé Alassane Ouattara après le décès de sa belle-fille, mais jamais les relations entre les deux hommes n’ont été aussi mauvaises. L’ancien chef rebelle ne digère pas d’avoir été ainsi poussé vers la sortie. « Je n’étais plus à mon aise à l’Assemblée. Alassane Ouattara se plaisait à m’humilier régulièrement. »
Personne – pas même lui, semble-t-il – ne sait où le mènera cette traversée du désert. Mais Guillaume Soro a la peau dure et retombe souvent sur ses pattes. Il veut croire qu’il a un destin et que cette baraka qui l’accompagne depuis des années ne l’a pas quittée. « J’entends qu’à Abidjan on dit que je suis fini. On verra bien. J’ai toujours su m’adapter », avance-t-il sans que l’on puisse dire s’il est confiant ou fataliste. Soro veut « transcender les clivages ». Mais peut-on exister en dehors des trois grands partis qui façonnent la politique ivoirienne depuis bientôt trente ans ? Réussira-t-il à se défaire de cette image de rebelle qui lui colle encore à la peau ? Son message de pardon et de réconciliation sera-t-il perçu autrement que comme de l’opportunisme ?
Plusieurs fers au feu
Toutes ces questions se pressent dans la tête de Soro. Souvent présent là où on ne l’attend pas, il est passé maître dans l’art de dissimuler sa stratégie. Se présentera-t-il à la présidentielle de 2020 ? « Je prendrai ma décision après ma tournée. J’ai toujours considéré qu’une élection était une rencontre entre un homme et son peuple. Mais bien sûr que je suis très intéressé par 2020. Du reste, les populations que je rencontre me demandent [d’être candidat] », répond-il. Il semble pourtant déterminé à former son propre mouvement avec les partis qui le soutiennent déjà (le Rassemblement pour la Côte d’Ivoire, l’Union des soroïstes, l’Alliance pour le changement et l’Amicale des forces nouvelles), et à tenter sa chance au premier tour, quitte à ce que cela ne soit qu’un ballon d’essai.
A-t-il signé un accord avec Henri Konan Bédié, le président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire ? « Non, répond un de ses conseillers. Mais Soro lui est extrêmement reconnaissant de lui avoir sauvé la mise quand ses relations avec le pouvoir étaient tendues, en 2017, et que tout le monde avait décidé de lui couper la tête. » Et d’ajouter : « Soro veut se lancer sous ses propres couleurs, mais il veut d’abord tester la réaction des gens. L’idée n’est pas de faire 2 %. Il prendra sa décision six mois avant la présidentielle. D’ici là, il aura constitué son propre mouvement et on saura si Ouattara, Bédié ou Gbagbo sont candidats. C’est une donnée qui influencera son choix. »
Guillaume a sa propre stratégie, qu’il est souvent le seul à connaître
En attendant, il peaufine son livre-programme, qui s’intitulera sobrement La Grandeur retrouvée. Fasciné par Singapour, il lit les Mémoires de son père fondateur, Lee Kuan Yew, mais aussi ceux de Valéry Giscard d’Estaing et de Tony Blair. « Cette tournée est très instructive. Je sais d’où part la pauvreté. J’ai plein de nouvelles idées », nous dit-il. Il ne devrait pas regagner Abidjan avant juin ou juillet, au moment où se réunira l’Assemblée parlementaire de la Francophonie, dont il est toujours le premier vice-président. Il s’envolera ensuite pour Paris, puis pour Harvard, aux États-Unis, où il doit suivre un doctorat de finances. « Guillaume a sa propre stratégie, qu’il est souvent le seul à connaître. Il ne faut pas le sous-estimer, conclut un homme qui le côtoie depuis près de vingt ans. Contrairement aux apparences, c’est un politique très structuré. Il sait ce qu’il fait et il a plusieurs fers au feu. En 2020, s’il n’est pas candidat, il sera du côté du gagnant. »
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Houphouët-Boigny, cité en modèle
À l’université Harvard, Guillaume Soro a choisi de préparer une thèse portant sur les plans quinquennaux lancés par Félix Houphouët-Boigny entre 1960 et 1988. Il les a tous fait relier par ses équipes et les lit lors de sa tournée. « Je veux comprendre comment il a façonné l’État ivoirien », explique-t-il.