Des chasseurs dozo, dans le village de Sangha, en pays Dogon. Dozo militiamen, in the village of Sangha, Dogon Country, November 19, 2019, Mopti region, Mali. Photograph by Amaury Blin / Hans Lucas. Milicien Dozo, dans le village de Sangha, en pays Dogon, Le 19 Novembre 2019, regions de Mopti, Mali. © AMAURY BLIN/Hans Lucas via AFP
En sept ans de conflit, jamais bilan n’avait été aussi lourd. En mars 2019, le nom du village d’Ogossagou, bourgade de quelque huit cents âmes du centre du Mali jusqu’ici quasiment anonyme, s’affiche partout dans la presse malienne et internationale. Cette commune du cercle de Bankass, où cohabitent encore dogons et peuls – quand nombre de ces derniers ont déjà fui la région –, vient d’enregistrer un bien sombre record. Le 23 mars, des hommes en armes y sont venus semer la mort, tuant près de 160 personnes au sein du quartier peul. Ils reviendront en février 2020.
Avec les hommes, femmes, enfants et vieillards gisent au pied des cases incendiées. Un bain de sang, à la suite duquel les regards se tournent vers un groupe de chasseurs traditionnels dogon : Dan Na Ambassagou (DNA), comprendre « les chasseurs qui se confient à Dieu ». Menés par le chef de guerre Youssouf Toloba, les dozos (chasseurs traditionnels) se sont constitués en milice à la fin de 2016 afin de pallier l’absence des forces armées régulières dans le centre.
Représailles
Fusil de chasse en main et amulettes de protection en guise d’attirail guerrier, Dan Na Ambassagou prend les armes et revendique son engagement dans la lutte contre le jihadisme dans ce qu’ils désignent comme le « pays Dogon », au centre du Mali. Avant même la création du groupe d’auto-défense, des chasseurs dogons accompagnent l’armée malienne sur le terrain. « Les dozos connaissent la région par cœur et les militaires avaient besoin de guides locaux. Les dogons ont joué ce rôle », résume un ancien membre de Dan Na Ambassagou, sous couvert d’anonymat.
Une collaboration avec les forces armées malienne (Fama) qui vaut aux chasseurs de devenir des cibles. Entre 2015 et 2016, plusieurs d’entre eux sont tués en représailles. En 2016, l’assassinat de Théodore Somboro, figure des dozos, fait office de déclencheur. « Somboro avait découvert qu’il y avait une volonté de supprimer tous ceux qui étaient capables de défendre le pays Dogon. Un véritable plan d’élimination. Nous avons alors décidé de nous organiser en groupe d’auto-défense », raconte l’ancien membre de la milice précité. Les antagonismes peuls-dogons n’auront alors de cesse de croître.
Bienveillance de l’État
Dès la création du groupe, qui recrute majoritairement parmi les dogons bien qu’il compte des membres de diverses communautés, le gouvernement d’Ibrahim Boubacar Keïta, alors conduit par Soumeylou Boubèye Maïga (SBM), s’accommode de ces nouveaux acteurs du conflit. Le Premier ministre voit même en eux un concours exploitable contre la progression des groupes armés terroristes. Le récit porté par Dan Na Ambassagou ne le contredit pas. « Nous sommes convaincus de nous battre pour la République, pour le pays, pour tout le monde. […] Nous ne sommes pas une milice, nous sommes plutôt des résistants comme ceux qui, en France, lors de la Seconde Guerre mondiale, ont pris les armes contre les Allemands qui étaient les envahisseurs », confiait Youssouf Toloba à l’hebdomadaire français Le Point, en avril 2021.
« Tout en revendiquant leur identité de chasseurs, les miliciens se fabriquent des cartes de combattant sur lesquelles l’inscription “République du Mali”, la devise du pays “Un peuple – Un but – Une foi” et les couleurs du drapeau national sont associées à la mention “Mouvement Dan Na Ambassagou au pays Dogon” », confirme Tanguy Quidelleur, doctorant, dans sa thèse « Courtiser l’État et traquer les djihadistes : mobilisation, dissidence et politiques des chasseurs-miliciens dogon au Mali ».
Bien plus que de tolérer la milice, le gouvernement de SBM s’appuie sur elle pour combler localement les lacunes d’une armée largement désossée et très mobilisée dans le nord. À la veille de l’élection présidentielle de 2018, le chef du gouvernement, que l’on dit en contact direct avec Youssouf Toloba et Mamadou Goudienkilé, militaire retraité et responsable de la branche politique de DNA, sollicite du groupe de chasseurs la sécurisation du scrutin dans la zone. « Soumèylou Boubeye Maïga était avant tout un homme pragmatique. Plutôt que de s’enfermer dans des positions dogmatiques consistant à dire que l’on ne discute pas avec un groupe armé, il a toujours essayé de voir comment il était possible de composer avec les forces en présence », raconte un proche du défunt Premier ministre.
SBM croit en la possibilité de relations transactionnelles. Pragmatisme pour les uns, cynisme pour les autres : l’approche du « Tigre » est diversement appréciée. « Dans le cas de Dan Na Ambassagou, SBM a fait plus que tolérer cette milice. Il l’a soutenue. Quand les motos et les pickups étaient interdits de circulation dans le centre, les chasseurs circulaient librement, armes à l’épaule, devant les militaires », se souvient le responsable d’une association peule.
Exactions et massacres
Rapidement, la liberté de mouvement et l’autonomie concédées à DNA posent problème, à mesure que le nom du groupe est associé à des suspicions d’exactions. Dès 2018, des associations de défense des droits de l’homme accusent les chasseurs de cibler sans distinction la communauté peule, profitant d’un amalgame largement répandu entre peuls et terroristes. La signature, en septembre de la même année, d’un accord unilatéral de cessez-le-feu laisse présager de la possibilité d’un désarmement de la milice. L’accalmie espérée n’aura pas lieu. En janvier puis en mars 2019, le massacre de Koulogon et celui d’Ogossagou font respectivement plus de 40 puis près de 160 morts au sein de la communauté peule.
Pour les enquêteurs des Nations Unies, la responsabilité de la milice, qui nie toute implication dans les massacres, fait peu de doute. « Bien que ces attaques n’aient jamais été revendiquées et que les enquêtes gouvernementales n’aient pas mené à des conclusions tangibles, la probabilité qu’elles aient été menées par Dan Na Ambassagou est très forte », rédigent-ils dans un rapport.
Les représentants de la communauté peule se montrent plus formels encore. « Avant le massacre d’Ogossagou, Dan Na Ambassagou menaçait de reprendre ses activités. Il s’agit d’une milice locale dont les membres sont connus par les habitants du centre. Les témoins d’Ogossagou ont reconnu des visages et formellement identifiés des chasseurs appartenant à la milice », avance le responsable d’une association peule.
La chute de Soumeylou Boubèye Maïga
« L’autonomisation de la milice, la montée en puissance des groupes djihadistes, les pratiques de prédation et le discours identitaire mobilisé par le conflit ont entraîné une détérioration de la situation. L’État a alors tenté de recentrer la situation et a essayé à plusieurs reprises de tempérer les velléités offensives de la milice. Il a désarmé des combattants et a mis certains des membres de cette dernière en prison, sans pour autant organiser de procès. Des affrontements sporadiques ont éclaté avec l’armée, et des positions de Dan Na Ambassagou auraient même été bombardées par l’aviation en 2019 – étrangement sans faire de victimes – en guise d’avertissement », résume Tanguy Quidelleur dans sa thèse.
Cela ne suffira pas. Sidérée par l’ampleur des massacres, une partie de la représentation nationale veut la tête du Premier ministre, dont la bienveillance initiale envers la milice est un secret de polichinelle. Soumeylou Boubèye Maïga, qui par la suite confiera en privé avoir tenté de dialoguer avec tous les acteurs du conflit, est accusé d’avoir pris parti dans des antagonismes communautaires. Moins d’un mois après Ogossagou, une motion de censure contre SBM est déposée de concert par deux députés, l’un de l’opposition, l’autre de la majorité. Le « Tigre » démissionne avant qu’elle ne soit votée.
Son successeur à la Primature, Boubou Cissé, opte pour une approche radicalement différente et ordonne la levée des check-points tenus par les dozos dans le centre. Pour prendre le contre-pied de son prédécesseur ? Par fibre communautaire – Boubou Cissé étant peul ? « Sans doute un peu des deux, tranche un spécialiste du Sahel. Il faut aussi se rappeler que contrairement à Soumeylou Boubèye Maïga, la trajectoire professionnelle de Boubou Cissé ne l’avait que peu exposé aux questions sécuritaires. »
Dan Na Ambassagou goûte peu les décisions du nouveau chef du gouvernement et entend le lui faire savoir. Au moins d’août 2020, alors que Boubou Cissé se rend dans le centre pour l’inhumation de son beau-père, les chasseurs décident de bloquer sa délégation.
Ennemi commun
La relation basculera en même temps que le gouvernement de Boubou Cissé, renversé par un quarteron de colonels moins d’une semaine après. De quoi signer un retour en grâce de la milice auprès de l’État ? À la fin de 2020, Youssouf Toloba adresse en tout cas un message aux autorités de la transition, intimant à l’armée de renflouer ses effectifs dans le centre et menaçant ironiquement de s’enrôler dans les groupes armés terroristes.
Aujourd’hui, selon les témoignages qui nous parviennent sporadiquement du pays Dogon, la cohabitation entre Famas et dozos, qui conservent de nombreuses connexions au sein de l’armée, apparaît de nouveau de mise. On apercevrait même les chasseurs sur le terrain avec les mercenaires russes du groupe Wagner déployés dans la région, selon des sources locales, qui les accusent tous deux d’exactions et de vols de bétail notamment.
Des alliances de circonstance invérifiables, tant cette région du Mali est devenue inaccessible aux observateurs, mais pas invraisemblables, selon un spécialiste des questions sécuritaires : « Famas, Wagner et Dan Na Ambassagou considèrent combattre le même ennemi. Dans ces circonstances, il est facile d’imaginer que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. »