Des commandos sénégalais lors d’un exercice d’entraînement international à Saint-Louis, le 12 février 2016. © SERGEY PONOMAREV/The New York Times-REDUX-REA
Six mois pour inventer une nouvelle « stratégie de la France en Afrique ». Lorsque Emmanuel Macron officialise, le 9 novembre dernier, le départ définitif de l’opération Barkhane du Mali, le chef de l’État annonce aussi l’évolution de la présence française au Sahel et en Afrique de l’Ouest. Une « évidence » et une « conséquence à tirer » des interventions militaires hexagonales dans la sous-région. Dans le quartier Frédéric Geille de Ouakam, base aérienne de l’armée française pendant la colonisation, les éléments français au Sénégal (EFS) suivent les déclarations présidentielles avec attention. Les militaires positionnés à Dakar s’interrogent : vont-ils eux aussi devoir quitter le pays et abandonner leur mission de coopération avec leurs homologues ouest-africains ?
Au même moment, à l’Assemblée nationale, le député Guy Marius Sagna interpelle le ministre des Forces armées, Sidiki Kaba. Le militant anti-impérialiste fraîchement élu s’interroge : « Monsieur le ministre, vous avez dit que « l’armée sénégalaise [avait] les capacités de faire face aux différentes menaces ». Je pense comme vous. Mais alors, que fait l’armée française, une armée d’occupation, au Sénégal ? » « L’armée française n’est là que pour des exercices, vous ne les voyez pas sur le terrain. Tout est fait par l’armée sénégalaise », lui répond Sidiki Kaba. La réponse n’est pas tout à fait exacte : à Dakar, les EFS sont chargés d’assurer la coopération de l’armée française avec les pays de la Cedeao et la Mauritanie – coopération qui comprend une composante de formation.
Partenaire privilégié
Au sortir des indépendances, Dakar a tout de suite constitué une base stratégique, alors que l’accord de défense franco-sénégalais assurait à Paris le maintien de sa présence militaire et de son influence dans le pays. Depuis la révision de l’accord, en 2011, cette présence et les missions françaises se sont réduites (1 200 éléments alors, contre 450 actuellement ; dissolution du 23e bataillon d’infanterie de marine)… Mais les relations militaires entre les deux pays sont toujours au beau fixe. « Lorsque nous réalisons des exercices communs, les choses se déroulent de manière très fluide, car nous parlons le même langage », glisse un gradé français.
Aux dernières heures de la colonisation et jusqu’en 1965, une bonne partie de l’élite militaire sénégalaise est passée par l’École de formation des officiers ressortissants des territoires d’outre-mer (Efortom, qui deviendra, en 1959, l’École de formation des officiers du régime transitoire des troupes de marine, située à Fréjus, dans le sud de la France). « Le Sénégal a eu la part belle de ces quotas », précise le général Babacar Gaye. L’ancien chef d’état-major sénégalais, un temps responsable de la Minusca, la mission de l’ONU en Centrafrique, rappelle le « statut particulier » du Sénégal d’alors au regard de l’ancienne puissance colonisatrice : citoyenneté française accordée aux résidents des quatre communes (Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar), importance stratégique de la capitale, et maintien d’une relation privilégiée avec le chef de l’État, Léopold Sédar Senghor. La fameuse devise de l’armée sénégalaise, « on nous tue, on ne nous déshonore pas », est en réalité inspirée d’une phrase du général Faidherbe, citée par le président lors d’une cérémonie de vœux à l’armée, en 1977.
Le premier chef de l’État sénégalais s’efforce également de renforcer une armée qu’il veut républicaine avant tout. En 1962, lorsque la crise gronde entre Senghor et son président du conseil, Mamadou Dia, le général Jean Alfred Diallo sera appelé à contenir les dissensions entre la gendarmerie et la garde républicaine, qui soutenait alors Mamadou Dia. « L’armée a toujours été consciente de ses responsabilités, habitée par l’intérêt général. Le recrutement en ses rangs s’est fait sur la base des compétences et de la reconnaissance des pairs, assure le général Babacar Gaye. Les chefs d’État se sont par ailleurs toujours refusés à s’entourer de gardes prétoriennes fondées sur des critères ethniques. »
« L’armée sénégalaise est ambitieuse, elle sait faire ce que peu sont capables de faire. Elle est probablement la plus structurée de la sous-région aujourd’hui », assure un représentant de l’armée française à Dakar. « C’est probablement la seule armée républicaine dans la zone, ajoute une autre source militaire. Ses cadres sont très bien formés, et elle a bénéficié d’un développement continu. »
Premier contributeur francophone à l’ONU
L’armée sénégalaise est également très présente sur les théâtres d’actions extérieures. Le pays est le premier contributeur francophone des opérations de maintien de la paix des Nations unies. Des expériences qui forment les soldats, leur permettent d’apprendre à manier des équipements de pointe et d’évoluer dans des environnements internationaux. Et qui participent également au « rayonnement du pays », souligne le général Babacar Gaye : « Le Conseil de sécurité ne peut pas ne pas distinguer l’apport que représente le Sénégal au niveau des opérations de maintien de la paix. »
Depuis son arrivée au pouvoir, en 2012, Macky Sall n’a pas lésiné sur les moyens pour renforcer son armée et préparer au mieux les jambaars (« guerriers ») nationaux. « Avec Macky Sall, nous avons rattrapé beaucoup de retard : mise à niveau du camp militaire, soutien au développement des effectifs, renforcement de la puissance de feu, adaptation aux menaces et aux progrès techniques… », insiste le général Gaye. « L’armée fait partie des institutions intouchables, c’est le ciment de notre cohésion nationale. Elle est la seule chose qui ne se discute pas. Son budget est toujours voté sans discussions au sein de l’Assemblée », souligne un proche de Macky Sall.
Le chef de l’État a d’ailleurs prévu de passer de 15 000 à plus de 30 000 hommes entre 2020 et 2025. « C’est un défi énorme, remarque un spécialiste des questions de défense. Doubler les effectifs, c’est aussi doubler le commandement. Pour former un colonel, il faut vingt ans… Mais le Sénégal fait en sorte de pallier les manques de ressources humaines. » Le pays vient en effet de se doter d’un institut de défense composé d’une école d’état-major et d’une école de guerre. Une manière de moins dépendre des pays extérieurs, mais aussi une façon de se positionner comme l’un des « pôles de rayonnement en matière de formation » et de renforcer son influence dans la sous-région.
Risque terroriste
Le pays ne peut de toute manière pas faire l’économie du renforcement de ses capacités, dans la perspective de la contagion jihadiste dans la sous-région, qui menace en particulier sa frontière est. Le pays vient également d’acquérir trois OPV 58 S du groupe français Piriou, des patrouilleurs océaniques chargés de lutter contre la pêche illégale et de protéger l’exploitation offshore d’hydrocarbures. « En renforçant à la fois les effectifs et le matériel, ils se préparent à toute éventualité », ajoute notre interlocuteur.
« La menace terroriste est prise en compte à tous les niveaux de la chaîne de commandement de l’armée. Que ce soit par les structures de planification des opérations de l’état-major général ou par les états-majors des différentes armées, ou encore au niveau des commandements opérationnels territoriaux », précise le chercheur Paulin Maurice Toupane.
« Ici, la menace terroriste n’est pas perçue uniquement comme une affaire de militaires, ajoute l’analyste de l’Institut d’études de sécurité (ISS). La police et la gendarmerie jouent un rôle important dans le renseignement. » La nomination à la tête du Cadre d’intervention et de coordination interministérielle des opérations de lutte anti-terroriste (Cico, qui dépend du ministère de l’Intérieur) du général Saïfoulaye Sow pourrait toutefois annoncer une plus grand mainmise de l’armée sur la lutte antiterroriste.
À l’Est, les gendarmes qui effectuent les patrouilles frontalières bénéficient d’une formation des EFS visant à renforcer leur capacité de combat. À Dakar, 90 instructeurs de ces éléments sont chargés de conduire des formations, discutées chaque année avec les pays de la sous-région. « Certains, comme le Bénin ou la Côte d’Ivoire, sont très demandeurs. Mais le Sénégal bénéficie d’environ 30% des formations dispensées par les EFS. Dakar estime qu’il doit être le premier servi et, dans un sens, c’est normal », concède un gradé de la base française.
Échange de renseignements
Établies par un accord de défense signé par le Sénégal et la France en 2012, les centaines d’éléments français résident à titre gracieux à Dakar, dans le camp de Ouakam, la station d’émission interarmées de Rufisque et le parc de Hann. L’accord marque la redéfinition du partenariat entre les deux pays, et définit trois objectifs de coopération dans les domaines de la sécurité et de la défense : la formation des élites militaires, le soutien au contrôle du territoire par les armées nationales, et la stabilité régionale. Les deux pays peuvent donc échanger des renseignements. Il comprend également la formation des élèves militaires dans les écoles françaises. Le traité, conclu pour une durée de cinq ans, est renouvelable « par tacite reconduction » pour cinq ans, et peut être dénoncé ou amendé dans un délai de six mois.
« Les militaires continuent à discuter entre eux. Ils distinguent ce qu’ils font, qui est plus technique, de la chose politique. Notre présence est définie par un accord de défense bilatérale. Si le Sénégal voulait nous voir partir, il pourrait évidemment décider de réviser l’accord », souligne le gradé cité précédemment. Mais les Français veulent croire que cette coopération bilatérale et « équilibrée » est conçue pour durer.