André Gagné, Concordia University and Marc-André Argentino
Aujourd’hui, Daech a perdu la majorité de son territoire. Des villes d’importance comme Mossoul, Rakka et, plus récemment, Deir ez-Zor et al-Qaïm ont été reprises par la coalition mondiale qui lutte contre le groupe terroriste. Face à de tels défis, Daech a tenté de maintenir sa légitimité au moyen de ce que certains ont appelé un califat virtuel.
À l’intérieur de cet espace virtuel, à quelles stratégies le groupe a-t-il recours pour préserver sa cohésion et soutenir l’identité sociale de ses membres et de ses sympathisants ?
Cours virtuels
Un des moyens de prédilection employés par les membres influents de la communauté numérique de Daech pour raffermir l’identité et la détermination du groupe consiste à proposer à ses fidèles des durūs (du singulier dars), c’est-à-dire des cours et de la propagande radicale qu’ils diffusent dans un contexte de groupes d’études virtuelles.
Les durūs sont souvent axés sur l’étude du Coran. Toutefois, dans certains contextes, le dars est aussi considéré comme une activité sociale où il est possible de discuter de questions tant religieuses que personnelles. Dans le cas de Daech, des membres influents du groupe animent régulièrement, dans le cadre de forums de discussion cryptés (sous forme de chats qui existent dans une dizaine de langues), des durūs qui prônent une forme d’auto-catégorisation et de rivalité entre groupes.
L’idée est de montrer, en privé comme en public, que Daech et ses sympathisants sont supérieurs à tous les autres groupes djihadistes à l’échelle mondiale, qu’ils considèrent comme « déviants » par rapport au véritable islam et qu’ils diffèrent dans leur compréhension de certaines idées religieuses et, en conséquence, appliquent ces concepts différemment.
Ces interprétations divergentes de certaines notions de l’islam posent un défi au regard des efforts de contre-radicalisation, étant donné que les personnes qui embrassent l’idéologie et la vision du monde de Daech considèrent toutes autres perspectives comme une forme de déviance.
Déroulement
Dans certains forums cryptés, les durūs ont lieu deux ou trois fois par semaine. Au début, le « cheik » – ou un membre influent du groupe de discussion – interdira temporairement aux participants d’écrire des messages afin de pouvoir afficher la leçon du jour sans interruption.
Les séances commencent habituellement par une prière à Allah : « Bismillahir Rahmānir Raheem (Au nom de Dieu, clément et miséricordieux). Louange à Allah, Seigneur de l’univers. Que la paix et le salut soient avec le messager d’Allah, sa famille et ses compagnons. »
Par la suite, le « cheik » donnera cours sur un sujet précis pour renforcer la cohésion du groupe, ou bien il répondra aux questions proposées par les participants ou encore, commentera certains événements d’actualité.
Une fois le cours terminé, la discussion est ouverte aux participants pour une période de questions-réponses, laquelle est suivie d’un bref examen réalisé au moyen d’une fonction de sondage robotisée sur l’application Telegram. Les membres qui répondent incorrectement sont interrogés par le « cheik », à savoir pourquoi ils ont répondu de cette façon, puis ce dernier leur propose des corrections. La période de questions-réponses ainsi que la séance d’examen offrent au « cheik » l’occasion d’interagir avec le groupe, et aux membres, de créer des liens entre eux.
Sujets abordés
Les durūs couvrent un large éventail de sujets, dont l’aqīdah (le credo ou système de croyances), la manière de prier, le takfīr (l’excommunication) et les enseignements sur les autres groupes djihadistes en vue de les discréditer.
Par exemple, il existe une série de durūs axé sur les groupes djihadistes dans le monde, où le « cheik » parle d’abord des organisations qu’il juge déviantes, puis démontre comment elles contrastent avec Daech et ses affiliés. Ainsi, les gens qui fréquentent cet espace virtuel se renseignent sur les origines des différents groupes, leurs leaders et leurs contributions au djihad mondial, ainsi que sur leurs systèmes de croyances.
Au cours d’une séance en ligne l’enseignement portait sur la façon dont al-Qaïda a dévié de la voie d’Allah quand le groupe a exprimé sa réticence à instaurer la sharia dans son intégralité, après la conquête de territoire. L’insistance d’al-Qaïda à plébisciter le soutien populaire pour établir la sharia constitue une forme de déviance aux yeux des sympathisants de Daech. Par conséquent, cette façon d’agir est sévèrement critiquée dans le cadre de plusieurs durūs.
Dans un autre contexte, il arrive qu’on loue des groupes affiliés à Daech et leurs actions pour construire et consolider l’identité sociale de leurs sympathisants issus de diverses régions du monde.
Ainsi, Daech est célébré pour avoir apporté la jamaa’ah (l’unité du peuple dans un but commun) et le tamkeen (la stabilité ; l’autonomisation) dans les wilāyāt (provinces ; districts) ; chose que d’autres groupes ont été incapables de faire. Par exemple, dans une séance sur la wilāyah yéménite, on mettait en opposition l’aqīdah (credo) et le manhaj (méthode pour atteindre la vérité) de Daech à ceux de l’AQAP, organisation affiliée à al-Qaïda dans la péninsule arabique. La leçon soulignait le fait que plusieurs membres de l’AQAP avaient déserté leur groupe pour prêter allégeance à Abu Bakr al-Baghdadi, leader de l’EI.
On y reprochait en outre à l’AQAP la faiblesse de sa position et son comportement à l’égard des murtaddeen (apostats) au Yémen. En revanche, Daech était loué dans sa lutte contre les houthis, un mouvement politico-religieux à prédominance chiite, apparu dans le nord du Yémen dans les années 1990.
Pointer du doigt, excommunier
La rivalité entre ces factions constitue également un aspect important de la création et du maintien de l’identité de Daech. La principale stratégie rhétorique utilisée pour stimuler la concurrence entre les groupes est la déclaration du takfīr (excommunication).
Par exemple, dans certains durūs, quelqu’un peut demander quelle est la position officielle de Daech à l’égard d’al-Qaïda et de son leader, Ayman al-Zawahiri. Ce type de question génère inévitablement une discussion sur la façon dont d’autres groupes, comme al-Qaïda, sont tout aussi déviants. On accuse ceux-ci d’irjā’ (sursis), un concept théologique associé au murjisme, une école de pensée qui favorise le jugement différé à l’égard de la croyance des gens, considérant la foi comme étant privé, strictement entre Dieu et l’être humain.
Le murjisme – une conception apparue très tôt dans l’islam – n’a jamais prôné l’exécution des apostats. Le fait qu’al-Qaïda refuse de prononcer un jugement sur l’’īmān (la foi) d’un croyant, le groupe devient du coup comparable aux murjites. Par conséquent, Daech considère les tenants d’al-Qaïda comme des ennemis de la foi et des candidats au takfīr, à l’excommunication.
Des cours qui confortent
Or, qu’est-ce que tout cela signifie ? Malgré le fait Daech ait perdu Mossoul en juillet 2017, et que sa capitale, Rakka, vient tout juste de tomber aux mains de l’armée syrienne, l’organisation réussit encore à inspirer et à motiver ses membres, ainsi qu’à maintenir l’identité sociale et la cohésion du groupe.
Les « cours virtuels » offrent aux membres une façon de se conforter au sein du groupe sans quoi le groupe se délitera. Daech mise sur l’estime de soi de ses membres afin de raviver leur foi et de renforcer leur sentiment d’appartenance.
L’un des plus grands défis auxquels nous faisons face consiste à convaincre ceux et celles qui sont attirés par Daech, que la clémence envers les murtaddeen (apostats), les interprétations contraires du takfīr (excommunication) et de l’aqīdah (credo), ainsi que le refus de juger l’authenticité de l’’īmān (foi) d’une personne ne sont pas nécessairement des marques de déviance. Il importe de trouver des moyens de les réconcilier avec le pluralisme qui existe au sein des communautés musulmanes et de les ramener progressivement vers la société.
Contrer l’idéologie de Daech requiert une meilleure compréhension de la manière dont l’organisation utilise certaines catégories religieuses comme moyen de construire et de maintenir l’identité sociale de ses membres, tout en exacerbant les rivalités entre groupes djihadistes.
André Gagné, Associate Professor, Politico-Religious Extremism and Violence; Social Identity and Movements, Concordia University and Marc-André Argentino, PhD candidate Concordia University, Political & Religious Extremism; Radicalization to violence
This article was originally published on The Conversation. Read the original article.