Il est tout juste 21 heures, ce samedi 20 novembre 2021. Les enquêteurs de l’Unité de lutte contre la grande criminalité (ULGC) sont sur le point de mettre la main sur un exploitant forestier qu’ils pistent depuis près d’une semaine. Son téléphone borne à plus d’une centaine de kilomètres de là, non loin de Niablé, dans l’est de la Côte d’Ivoire, mais la source est formelle. L’homme qu’ils recherchent est bien là, attablé en terrasse avec sa femme, un cigare aux lèvres, une montre en or au poignet. Ibrahim Lakiss dirige la plus grosse scierie d’Abengourou. L’étendue précise de sa fortune est incertaine. Mais, dans le milieu, on le dit milliardaire.
Conduit au camp de Sebroko, dans le quartier d’Attécoubé, à Abidjan, où est établie l’ULGC, il sera déféré deux semaines plus tard à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan (Maca), où il se trouve encore. Ibrahim Lakiss est poursuivi pour association de malfaiteurs, corruption, extorsion de fonds, déboisement sans autorisation du domaine forestier, blanchiment, enrichissement illicite et harcèlement moral. Son arrestation est le fruit d’une enquête de plusieurs semaines qui a mis au jour un système quasi mafieux, ébranlé tout entier le ministère des Eaux et Forêts, jusqu’à son ministre, Alain-Richard Donwahi. En poste depuis le 19 juillet 2017, il a été remplacé le 20 avril par Laurent Tchagba et ne fait désormais plus partie du gouvernement.
Courriers et plaintes
Issu de l’une des grandes familles qui dirigent le pays depuis plus de soixante ans, Alain-Richard Donwahi avait déjà été épinglé pour sa gestion du ministère de la Défense, dont il a occupé les rênes de janvier 2016 à 2017. À l’époque, cet ancien cadre du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) était sous pression pour rejoindre le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Hédoniste, amateur de moto, il se rend régulièrement en hélicoptère dans son fief de la Nawa, dont il est le président du Conseil régional. Il est aussi l’un des dignitaires importants de la Grande Loge de Côte d’Ivoire (GLCI). L’avocat Sylvère Kuyo, qui a succédé à Hamed Bakayoko comme Grand Maître, en a fait son adjoint. Contacté, Alain-Richard Donwahi n’a pas répondu aux sollicitations de Jeune Afrique.
Tout commence à la fin de l’année 2020. Constatant que sa concession au nord de Bouaké est régulièrement pillée, un exploitant forestier, industriel et exportateur de bois de lingué, décide de saisir les autorités. Il envoie une série de courriers à la primature, à différents ministères, à l’inspection générale d’État, ainsi qu’au président de la Haute Autorité pour la bonne gouvernance. Une plainte à la gendarmerie aboutit finalement à quelques arrestations. Mais le pillage se poursuit, jusqu’au jour où le dossier est transmis à l’ULGC. Dirigée par le colonel Inza Fofana, alias « Gruman », cette dernière dépend officiellement de la direction générale de la police, mais elle est en réalité coiffée par le ministre de la Défense et frère du président, Téné Birahima Ouattara. Nous sommes en octobre 2021 et l’enquête va brusquement s’accélérer.
Est rapidement mis au jour un vaste trafic de bois de lingué, dont la coupe est réglementée et même interdite depuis 2013 sur une bonne partie du territoire ivoirien (au-dessus du 8e parallèle), dont bénéficiaient quatre sociétés, SNG, Hung Ivory Coast, Sexin Ressources, Kysy Entreprise. Deux sont détenues par des Chinois, une par des Vietnamiens et une par des Libanais. Bien que ne faisant pas partie de la liste des unités de transformation agréées par le ministère, elles opéraient grâce à des autorisations de mainlevée. Délivré par le ministère, ce document permet normalement à des opérateurs privés d’acheter des stocks de bois coupés illégalement après leurs saisies par les autorités. Les sociétés chinoises étaient parvenues à en obtenir en graissant quelques pattes. Elles les utilisaient pour justifier d’autres cargaisons illégales de bois.
LES ENQUÊTEURS ONT DÉCOUVERT QUE LA PIERRE ANGULAIRE DU SYSTÈME N’ÉTAIT AUTRE QUE LE CHEF DE CABINET D’ALAIN-RICHARD DONWAHI
Plusieurs trafiquants de nationalité chinoise sont interpellés à la fin d’octobre 2021, et leurs scieries, fermées. Sur l’un d’eux, les limiers de l’ULGC saisissent un document qui va changer le cours de l’enquête : un carnet de répartition des sommes remises à différents fonctionnaires du ministère des Eaux et Forêts, et à des agents des ports d’Abidjan et de San Pedro grâce à qui le bois coupé illégalement était expédié en Chine.
« On a découvert qu’une véritable mafia chinoise avait prospéré et qu’une partie du ministère était corrompue. La pierre angulaire du système n’était autre que le chef de cabinet d’Alain-Richard Donwahi », explique l’un des responsables de l’enquête dans la pénombre d’un bar abidjanais. Également préfet, Youssouf Traoré est un proche collaborateur du ministre, aux côtés duquel il se trouvait déjà lorsque celui-ci officiait à la Défense. Étrangement, tous les trafiquants chinois sont relâchés peu de temps après leur arrestation sans être poursuivis.
Si Ibrahim Lakiss n’est pas impliqué dans ce trafic, son nom revient régulièrement lors des différentes auditions. Et c’est vers lui que les enquêteurs décident d’orienter leurs investigations. Libanais d’origine, âgé d’un peu moins de 50 ans, il est issu d’une famille bien connue en Côte d’Ivoire – elle s’y est établie au début du XXe siècle –, notamment dans la filière café-cacao. Son cousin Ali Lakiss fut notamment le patron de la Société Amer et Frères (Saf Cacao) dont la faillite, en 2018, avait défrayé la chronique.
Hautes sphères
Né à Akoupé, une petite ville de l’est de la Côte d’Ivoire à 140 kilomètres d’Abidjan, Ibrahim s’est très vite tourné vers la filière bois à la fin des années 1990. Fêtard et flambeur, l’Ivoiro-Libanais a le contact facile. Il se fait un nom auprès des barons du Front populaire ivoirien (FPI). L’un de ses parrains est notamment Lazare Koffi Koffi, ministre de la Jeunesse, de la Formation professionnelle et de l’Emploi de 2000 à 2003, puis des Eaux et Forêts dans le dernier gouvernement de Laurent Gbagbo.
LAKISS S’ÉTAIT CONSTITUÉ UN SOLIDE CARNET D’ADRESSES DANS LA POLICE ET AU SEIN DU SYSTÈME JUDICIAIRE
Au fil des ans, Ibrahim Lakiss devient à son niveau un petit baron. Il possède plusieurs permis de port d’arme et collectionne les grosses cylindrées. Il est notamment le fier propriétaire de la première Cadillac Escalade importée en Côte d’Ivoire. Début 2010, il crée la Nouvelle Société forestière de l’Idenie (NSEFI) et ouvre sa propre scierie à Abengourou. « Il s’était constitué un solide carnet d’adresses dans la police et au sein du système judiciaire », explique l’un de ses anciens amis, qui assure que Lakiss jouait parfois le rôle d’indic.
Les affaires de Lakiss ne pâtissent pas du changement de régime. Il fréquente toujours les hautes sphères du pouvoir, ministres, juges, hommes d’affaires, sportifs et pions de l’appareil sécuritaire. Lorsqu’il était en détention à Sebroko à la fin de 2021, Lakiss a notamment reçu la visite du directeur général adjoint de la police, ainsi que celle du préfet de police d’Abidjan. L’information est remontée aux oreilles du ministre de la Défense, qui a convoqué les intéressés pour les mettre en garde.
Train de vie fastueux
Ces dernières années, l’influence et la richesse de Lakiss s’étaient encore accrues. Il a dix téléphones portables – dont un pour les footballeurs, un autre pour les ministres. Outre un vaste appartement à Marcory, en Zone 4, lieu de résidence d’environ 70 % des expatriés – à commencer par les Français – et des riches Libanais établis depuis plus longtemps à Abidjan, il s’est offert une villa dans le luxueux quartier Beverly-Hills, à Cocody, où se presse l’élite fortunée du pays. La ministre des Affaires étrangères, Kandia Camara, est sa voisine.
Dans son fief d’Abengourou, l’Ivoiro-Libanais, qui apprécie les grosses cylindrées, a construit une demeure clinquante où il aime recevoir et étaler sa richesse, se prélasser dans sa piscine, son bar privé, s’amuser avec son singe de compagnie. Le soir, on déguste du saumon fumé, accompagné de grands crus.
EN UN PEU PLUS D’UN AN, LE PRÉJUDICE POUR L’ÉTAT S’ÉLÈVE À QUELQUE 6 MILLIONS D’EUROS
Ce train de vie fastueux détonne dans le milieu des exploitants de bois. Comment a-t-il pu amasser une telle fortune ? se demandent ses concurrents. Devant les enquêteurs, les agents des Eaux et Forêts avancent une explication. Ils décrivent Ibrahim Lakiss comme une sorte de ministre bis, la pierre angulaire d’un cabinet noir présent au sein même du ministère. « Il donnait des instructions au chef de la Brigade spéciale de surveillance et d’intervention (BSSI), demandant et dictant les ordres de mission, distribuant des documents administratifs, déterminant le nombre de véhicules à affecter à telle ou telle mission. Il était également en mesure de faire muter des fonctionnaires à sa guise, y compris des directeurs », peut-on lire dans un rapport d’enquête consulté par Jeune Afrique.
La police, instrument d’un vaste racket
Créée par décret en janvier 2018, la BSSI est opérationnelle depuis août 2020. Ses 650 hommes dépendent directement du ministère des Eaux et Forêts. Elle a été présentée comme le dernier outil de la lutte contre la déforestation, dont Donwahi s’est fait le chantre.
Mais, selon plusieurs sources judiciaires, c’est surtout auprès de la police forestière que son influence était importante, à tel point qu’il avait réussi à la détourner de sa mission principale pour en faire l’instrument d’un vaste système de racket des industriels du bois, principalement libanais. « Le principe était d’envoyer la police contrôler des cibles précises, souvent des concurrents de Lakiss, de leur infliger de lourdes amendes qui étaient, par la suite, négociées par lui-même [Lakiss] à la baisse », explique le rapport d’enquête mentionné plus haut. Le préjudice pour l’État est estimé à 40 milliards de F CFA, environ 6 millions d’euros, en un peu plus d’un an.
LE CHEF DE LA POLICE FORESTIÈRE RENDAIT RÉGULIÈREMENT COMPTE À LAKISS DE CERTAINES DE SES MISSIONS
Les enquêteurs ont notamment récupéré une conversation WhatsApp sur le téléphone du directeur de la police forestière. « Bonjour fils, Yu Yan vient de se mettre en règle sur les 10 kg », écrit-il. Le destinataire n’est autre qu’Ibrahim Lakiss. « Fais-lui comprendre que ça, ce n’est pas pour toi, que c’est pour le patron, qu’il faut qu’il te gère lui-même, que tu viens de le sauver, sinon après la mission, il allait avoir une dose », répond-il. On comprend à la lecture de plusieurs autres échanges entre les deux hommes que le chef de la police forestière rendait régulièrement compte à Lakiss de certaines de ses missions.
Comment un tel système a-t-il pu s’instaurer et qu’en savait le ministre Alain-Richard Donwahi ? Est-il le « patron » auquel fait référence Lakiss dans son message ? Lors de son interrogatoire, l’un des opérateurs chinois arrêtés avait affirmé que certaines sommes remises pour permettre à ses activités illicites de perdurer étaient destinées au ministre. Des faits que le chef de cabinet de ce dernier n’a pas confirmés devant les enquêteurs. Reçu fin janvier par le ministre de la Défense, qui suit le dossier de près et en tient informé le président, Alain-Richard Donwahi a fait part de son plus grand étonnement devant les suspicions qui le visent.
Éléments troublants
Un certain nombre d’éléments que Jeune Afrique s’est procurés mettent pourtant en doute cette version. Ils attestent, au minimum, d’une certaine proximité entre Ibrahim Lakiss et le ministre. Il y a d’abord ces photos, non datées, sur lesquelles les deux hommes posent ensemble. Sur certaines, Alain-Richard Donwahi est accompagné de la femme et des enfants de l’homme d’affaires ivoiro-libanais.
Il y a aussi ces deux messages vocaux transmis à Jeune Afrique où la voix a été authentifiée par trois sources comme étant celle d’Ibrahim Lakiss. Il y évoque le paiement d’une amende par la société italienne Tranchivoire. « Le responsable de Tranchivoire m’a fait savoir qu’il a rencontré le chef de cabinet hier. Il avait proposé un montant insignifiant de 4 millions de F CFA. Le chef-cab lui a proposé 10 millions. Monsieur le ministre, on ne peut pas cautionner cela alors que cette société certifiée a reconnu les faits pour 60 millions. Il faut qu’on maintienne les 60 millions. Ils sont dans le besoin. Ils sont coincés, ils vont payer », peut-on notamment entendre. La discussion n’est pas datée, mais selon un agent des eaux et forêts, elle remonte à août 2021. « Tranchivoire travaillait dans une forêt classée sans respecter la législation. On a fait un procès-verbal et la société a reconnu les faits en commission, acceptant de payer une amende de 60 millions », raconte-t-il.
Dernier élément troublant : selon plusieurs documents consultés par JA, Alain-Richard Donwahi a autorisé à plusieurs reprises la BSSI à mettre certains de ses éléments à disposition d’Ibrahim Lakiss pour une « mission de contrôle ». Pour quelles raisons ? Contactés par JA, l’homme d’affaires ainsi que son avocat se sont refusés à tout commentaire avant la fin de l’instruction. Donwahi n’a pas non plus répondu à nos sollicitations.
LAKISS EST UN FUSIBLE QU’ON A FAIT SAUTER ALORS QUE LES VRAIS ORGANISATEURS DU TRAFIC N’ONT PAS ÉTÉ INQUIÉTÉS
Un agent des eaux et forêts a sa petite idée. Il se souvient notamment de cet épisode d’octobre 2021. « À la demande de Lakiss, nous sommes allés effectuer des missions de contrôle dans plusieurs forêts classées. Le ministre fut informé et donna sa validation », raconte-t-il. La particularité de ces forêts est qu’il était question à ce moment-là qu’elles soient cédées à des opérateurs privés qui, en échange de ces concessions, s’engageraient à réaliser des travaux d’aménagement. « Lakiss avait des vues sur ces forêts. Il racontait à tout le monde que le ministre les lui avait promises. L’objectif des missions de contrôle était d’empêcher les sociétés qui exploitaient alors ces zones de couper du bois en attendant qu’il puisse le faire », ajoute notre source.
Le président demande un audit
« Tout ceci est faux et a été monté de toutes pièces par ses concurrents, répond un proche d’Ibrahim Lakiss, qui dénonce un acharnement. Lakiss est un fusible qu’on a fait sauter alors que les vrais organisateurs du trafic n’ont pas été inquiétés. Pourquoi est-ce que les Chinois interpellés ont-ils tous été libérés quelques jours plus tard ? Pourquoi aucun responsable des Eaux et Forêts n’est visé ? C’est pourtant eux qui signent les ordres de mission. » Quid de la proximité supposée de Lakiss avec Alain-Richard Donwahi ? « Il était son ministre de tutelle, il est normal qu’il ait eu des contacts avec lui », dit ce proche. « Lakiss n’est ni le premier ni le seul à agir de la sorte. Le problème, c’est qu’il a trop parlé, au point d’exaspérer les agents des eaux et forêts et les exploitants de la filière. Résultat, il prend pour tout le monde », estime de son côté un membre de la BSSI.
L’enquête se poursuit pour démêler le vrai du faux. D’abord ouverte devant le Pôle pénal économique et financier du tribunal de première instance d’Abidjan, la procédure judiciaire a été confiée début janvier à la Cour de cassation, la plus haute juridiction de l’administration ivoirienne. À la demande du chef de l’État ivoirien, l’Inspection générale d’État a en parallèle entamé, à la fin de février, un audit complet du ministère des Eaux et Forêts.
LA CÔTE D’IVOIRE NE COMPTE PLUS QUE 3 MILLIONS D’HA DE FORÊTS, CONTRE 16 MILLIONS DANS LES ANNÉES 1960
Outre Lakiss, trois personnes pourraient être inquiétées : Youssouf Traoré, le chef de cabinet du ministre, le lieutenant-colonel Kader Coulibaly, chef de la BSSI, et le colonel Raphaël Yao Oka, directeur de la police forestière. Ces deux derniers ont été discrètement remerciés à la fin de 2021. Tous ont été convoqués le 13 avril dans les bureaux de la Cour de cassation pour une confrontation au cours de laquelle Lakiss a nié les faits qui lui sont reprochés.
Affaire gênante, situation inquiétante
« Cette affaire est très gênante, notamment pour Donwahi », reconnaît un proche d’Alassane Ouattara. « C’est avant tout une histoire politique. Il n’est pas pire que les autres. À chaque fois qu’un remaniement est attendu, il y a une affaire qui sort dans la presse contre lui. Et Lakiss en a fait les frais », répond un proche de Donwahi.
Pour plusieurs experts forestiers, ce scandale est surtout révélateur de la manière dont est gérée la forêt en Côte d’Ivoire. « C’est une ressource qui appartient à l’État et qui est partagée avec des exploitants privés. La loi forestière est tellement contraignante que 75 % de l’exploitation peut être considérée comme illégale. Cela favorise les arrangements et l’enrichissement personnel. Pendant longtemps, la Société de développement des forêts (Sodefor) avait la haute main sur ce système. Mais depuis son arrivée, Donwahi avait repris le contrôle, sans forcément changer le système », explique un expert forestier.
La situation est pourtant inquiétante. La Côte d’Ivoire ne compte plus que 3 millions d’hectares de forêts, contre 16 millions dans les années 1960, en raison de la déforestation massive engendrée par la culture du cacao et de la coupe illégale du bois. Selon les experts, si rien n’est fait, il n’y aura plus de forêt d’ici 2030. Une petite dizaine d’années, donc, pour inverser la tendance. Ou profiter encore un maximum de ce juteux business.