Bus brûlés, bâtiments publics saccagés, magasins pillés, banques fermées, pénurie de billets dans les distributeurs, salaires impayés, internet coupé par intermittence… L’ardoise commence à s’alourdir pour l’économie sénégalaise près d’une semaine après la condamnation, le 1er juin, de l’opposant Ousmane Sonko à deux ans de prison, qui a conduit à des embrasements ponctuels et localisés dans le pays.
Une fois le pic des affrontements passé, les Sénégalais sont doucement retournés à leurs activités, mais les perturbations liées aux violences récentes perdurent.
« Notre économie est essentiellement informelle, les ouvriers et les artisans fonctionnent au ralenti, beaucoup de transports en commun ne circulent plus. La situation est anxiogène, on ne sait pas combien de temps cela va durer », explique Thiaba Camara Sy, ancienne directrice générale du cabinet d’audit Deloitte France, très investie dans le tissu économique local, cofondatrice de l’initiative citoyenne « Demain Sénégal ».
« Mettre Macky Sall à genoux »
C’est en termes d’infrastructures que le Sénégal semble devoir payer le prix fort. Même si pour le moment, aucun bilan officiel n’a été dressé, « depuis mars 2021, en 26 mois, 55 bus ont été caillassés et 107 brûlés, au cours d’affrontements motivés par des raisons politiques », indique la compagnie nationale de transport Dakar Dem Dikk, soit une perte de 4,6 milliards de FCFA, selon leurs calculs.
Après le verdict du 1er juin, le Bus Rapid Transit (BRT) de Dakar, qui était censé redessiner la mobilité urbaine et désengorger la capitale, a aussi subi des dégâts sur le corridor de 18 kilomètres qui se déploie de Guédiawaye (en banlieue) à Petersen (en centre-ville). Son inauguration, initialement prévue cette année, pourrait être repoussée.
Pour sa part, l’Université Cheikh-Anta-Diop a été vidée de ses étudiants après sa mise à sac le 1er juin. « Il y a un sentiment de colère, sur les réseaux sociaux, il y a des appels à tout casser, à bloquer l’économie, avec l’idée de mettre Macky Sall à genoux », relate Thiaba Camara Sy.
Auchan, cible de choix
Du côté de la grande distribution, le groupe français Auchan fait partie des plus touchés. « Sept de nos magasins ont été pillés sur un réseau de 38 », dénombre Papa Samba Diouf, chargé de communication de Auchan Sénégal.
« Parmi les pilleurs, il y avait des enfants, des hommes et des femmes d’âge mûr, c’était toutes catégories confondues. Les gens ont faim, c’est lié au contexte économique difficile, notamment en banlieue », explique-t-il. « À Scat Urbam 2 [dans le quartier dakarois de Grand Yoff], après avoir quitté le magasin, ils ont brûlé la devanture et le lendemain, quand nous sommes arrivés, il y avait des gens qui prenaient tout ce qui était ferraille, les grilles de protection, les frigos, ils vidaient tout. »
Le groupe français transfère actuellement les denrées qui peuvent l’être vers une poignée de magasins « sécurisés » comme à Mermoz, à Sacré-Cœur ou aux Almadies, sous la protection de gendarmes et de militaires.
Une partie des 2 300 employés risque de se trouver au chômage technique, avec un salaire divisé par deux. « Auchan, c’est un investissement de 100 milliards de F CFA depuis 2014. En 2022, nous avons payé 23 millions de F CFA d’impôts à l’État du Sénégal », rappelle Papa Samba Diouf.
Des étals de fruits et légumes, des boutiques de quartier ou des magasins non estampillés « intérêts français » – comme le groupe sénégalais EDK – ont également été pillés. « Au-delà de la colère, il y a une partie ‘émeutes de la faim’, les gens en profitent pour manger », estime Thiaba Camara Sy. En 2022, l’inflation avait atteint près de 10 % au Sénégal, réduisant le pouvoir d’achat de la population.
Wave Money et Orange Money inutilisables
Dimanche 4 juin, le gouvernement a suspendu internet sur les téléphones pendant certaines plages horaires. L’accès à internet a depuis été totalement rétabli. L’accès aux réseaux sociaux avait déjà été restreint dès la soirée du 1er juin. Un coup de massue pour l’économie du pays, formelle comme informelle : « Internet, c’est la base de notre boulot », explique Abdesslam Benzitouni, employé chez l’e-commerçant Jumia, qui se dit dans l’expectative.
Selon la simulation proposée sur le site du collectif NetBlocks qui cartographie l’accès à internet dans le monde, une coupure totale et absolue durant une journée au Sénégal engendrerait une perte sèche de 4,8 milliards de F CFA. En effet, beaucoup de Sénégalais réalisent une partie de leur business sur WhatsApp, Facebook, TikTok et consort. Et paient un certain nombre de services du quotidien avec du mobile money, comme les factures d’eau ou d’électricité.
Aujourd’hui, nombreux sont les travailleurs à avoir installé des VPN pour pouvoir poursuivre leurs activités.
Pertes à long terme
Ce sont sans doute les travailleurs du secteur informel – qui représentent plus de 95 % des emplois du pays – qui paient le plus lourd tribut dans cette crise. « Beaucoup de personnes n’ont pas pu travailler ce week-end… Ici, il faut savoir qu’on vit au jour le jour », déplore Oumar Diallo, un boutiquier à Ouakam, en première ligne face à l’inflation galopante sur les prix de produits de première nécessité, comme le sucre. « Les coupures internet nous empêchent d’utiliser Wave et Orange Money, notre argent est bloqué. Les gens ont peur, des boutiques sont toujours fermées, la situation est désastreuse », ajoute-t-il.
« La Tabaski aura lieu dans une vingtaine de jours, où sont les moutons ? », s’interroge Karim Ndoye, 54 ans, mi-courtier mi-peintre dans le bâtiment. « Les commerçants ne veulent pas venir dans les villes avec les tensions actuelles », estime-t-il. Selon lui, « des magasins comme Auchan nous permettaient au moins de stabiliser les prix en période d’inflation ». Il dit avoir peur : « Personne ne sait ce qu’il va se passer s’ils arrêtent Sonko… »
Les risques existent également pour l’attrait touristique du Sénégal et l’organisation d’événements économiques et culturels dans ce pays longtemps loué comme un îlot de stabilité. « Si nous perdons notre aura de pays sûr, on aura forcément à en payer les conséquences, que ce soit en termes de notation, de risque pays, et donc d’investissements, mais aussi de coût des emprunts », craint Thiaba Camara Sy qui préside le conseil d’administration d’un fonds d’investissement dévolu au soutien à l’entrepreneuriat féminin en Afrique de l’Ouest. « J’espère que c’est un juste un coup de folie et que les uns et les autres vont retrouver le sens des responsabilités. » Pour l’ensemble des acteurs économiques, l’heure est à l’incertitude, à l’image de la situation politique du pays.