Le terrain convoité par la mairie et la gendarmerie dans la commune de Ngor, à Dakar. © Annika Hammerschlag pour JA
Après plusieurs semaines de tensions, le calme peut-il revenir à Ngor ? Ce mercredi 10 mai, ce quartier situé à l’extrémité ouest de Dakar était encore quadrillé par la gendarmerie dans la matinée. La veille, en début d’après-midi, des violences y avaient éclaté, et s’étaient poursuivies jusque dans la nuit.
Au moins une jeune fille de quinze ans a trouvé la mort au moment des manifestations. Son corps a été retrouvé sur la plage, selon un communiqué du ministère de l’Intérieur qui ne mentionne pas les émeutes et assure qu’elle aurait « été mortellement touchée dans l’eau, probablement par l’hélice d’une pirogue ».
Plusieurs habitants contactés par Jeune Afrique assurent néanmoins que les forces de l’ordre ont tiré à balles réelles. Des images filmées par des riverains montrent également des gendarmes frappant violemment des manifestants à terre et pénétrant dans le domicile de certains Ngorois. Une trentaine d’habitants ont été blessés. « Ils nous ont lancé des lacrymogènes toute la nuit, affirme l’un d’eux. Ils ont saccagé nos maisons et certains établissements touristiques. »
Un compromis ?
Au même moment, le maire de Ngor et plusieurs notables du quartier étaient conviés à la présidence pour y rencontrer Macky Sall et certains de ses ministres. L’objectif : trouver une solution quant à l’utilisation d’un terrain de plus de 6 000 m2 que se disputent les habitants de la commune et la gendarmerie, qui souhaite y construire une caserne.
Un compromis a-t-il été trouvé ? Au sortir de la rencontre, le maire de Ngor, Magueye Ndiaye, a annoncé que la moitié du terrain en question avait été attribuée à la mairie, et que l’État s’était engagé à y édifier un lycée. « Des mesures qui font la satisfaction de la délégation », a-t-il ajouté, appelant à un retour au calme. Élu en janvier 2022 sur une liste de la coalition d’opposition Yewwi Askan Wi (YAW), Magueye Ndiaye se dit « apolitique » et se targue de « parler à tout le monde ».
Il avait reçu Jeune Afrique dans sa mairie, le 28 avril dernier. Une semaine auparavant, des émeutes avaient déjà opposé les villageois aux gendarmes. « La tension est dans l’air. Tant que les gendarmes seront là, elle ne redescendra pas, prévenait-il. Pourtant, ces violences n’ont pas de sens et doivent cesser. Nous ne voulons pas de ce combat d’une commune contre l’État. »
Cette journée de violences avait déjà fait plusieurs blessés et de nombreux dégâts matériels. Une femme, âgée et malade, est également décédée – le lien entre les jets de gaz lacrymogène et sa mort n’a pas été formellement établi. Selon plusieurs sources, après avoir été pris à partie par de jeunes Ngorois, les gendarmes ont poursuivi ces derniers jusqu’au village de pêcheurs situé non loin.
Incapables de les arrêter dans cet entrelacs de ruelles de sable étroites où le promeneur de passage ne peut que se perdre, les gendarmes sont entrés dans des maisons, qu’ils ont saccagées. « Des actes de représailles, s’est indigné l’imam du village, Moussa Diop. Et ils nous ont gazé jusque dans la mosquée ! La plupart des habitants ne sont même pas venus prier vendredi. C’est ça, un État civilisé ? »
Masacke Diop, une habitante de Ngor blessée par des tirs de gendarmes lors des violences, chez elle, le 28 avril 2023. Sa maison a été incendiée suite à l'explosion de grenades lacrymogènes. © Annika Hammerschlag pour JA
Village traditionnel
Depuis, l’ambiance ne s’était pas apaisée, et la proposition de l’État d’octroyer un tiers du terrain à la commune ainsi que le quadrillage du quartier par les gendarmes, lundi matin, ont finalement fait exploser la colère ce 9 mai.
Avec près de 21 000 habitants, la commune de Ngor s’étend du quartier huppé des Almadies, l’un des plus chers de la capitale, prisé des expatriés et envahi par les boîtes de nuit et les restaurants haut de gamme, à celui du Virage, plus au nord. Entre les deux, face à la mer, le village traditionnel lébou, fondé en 1481 par une jeune femme du nom de Tiendakh Diop. Ses habitants vivent de pêche, de cueillette et de la culture du mil. Les Lébous de Dakar ont peu à peu cédé une partie de leurs terrains à l’État.
C’est à partir de ce village traditionnel surpeuplé que s’est progressivement étendue la commune de Ngor, illustration parfaite d’une capitale à deux vitesses où la pauvreté et la promiscuité cotoient l’opulence et les villas luxueuses. « Ils ont pris les terrains où nos ancêtres cultivaient, pour des motifs d’utilité publique, et ils se sont réparti les terrains. Désormais, plus aucun Ngorois n’habite aux Almadies », glisse un ancien.
Soumis, comme le reste de la capitale, à une urbanisation galopante, la mairie de Ngor tente désespérément de faire construire un lycée sur le terrain aujourd’hui réclamé par la gendarmerie. Situé en bordure de la route principale, et à moins d’un kilomètre du village traditionnel, il était jusqu’ici utilisé comme parking.
Litige
La gendarmerie de Ngor, installée depuis 2006 en face de la mairie, avait décidé début mars de quitter la zone. Le quartier subit chaque hivernage de graves inondations – l’eau, assure Magueye Ndiaye, peut monter jusqu’à un mètre. Face à l’insistance des populations, qui ne souhaitaient pas voir les forces de l’ordre quitter la commune, la gendarmerie a alors jeté son dévolu sur le site convoité pour implanter un lycée, refusant les autres parcelles proposées. Selon nos informations, l’enseigne française Auchan aurait d’ailleurs tenté d’y établir un nouveau magasin, sans que le projet n’aboutisse.
« Une commission censée statuer sur la situation devait être mise en place. Mais les gendarmes ont réalisé que le terrain appartenait à l’État et pas à la mairie, et ils se sont simplement installés sur les lieux », explique le maire. Le 16 avril, les forces de l’ordre investissent l’endroit avec leurs matériaux de construction et le barricadent. Sur le terrain, plusieurs tas de sable et de gravier, deux tranchées déjà creusées, un baraquement provisoire et plusieurs véhicules de la gendarmerie.
Les habitants, eux, refusent de céder l’emplacement aux gendarmes. La commune est la seule de Dakar à ne pas disposer de son propre établissement secondaire. « Des écoles privées, nous en avons un paquet. Mais aucun établissement public », déplore le maire.
Protections mystiques
« Nous avons tous arrêté nos études parce que nous n’avions pas de lycée, explique Mamadou Ndiaye, président de l’association Ngor debout. Nos parents vivent de la pêche ou du tourisme, mais la mer ne recèle pas autant de poissons qu’avant, et certains hôtels ont fermé ou sont en perte de vitesse. » Les habitants dénoncent aussi l’existence d’un canal qui, initialement créé pour recueillir les eaux pluviales, charrie désormais jusqu’à leur plage les eaux usées de la capitale. « Les gens n’ont plus de ressources, reprend Mamadou Ndiaye. Les parents ne peuvent assurer la dépense quotidienne du transport de leurs enfants jusqu’aux écoles des communes voisines. »
Magueye Ndiaye, le maire de Ngor, le 28 avril 2023. © Annika Hammerschlag pour JA
« Sans lycée, il est presque impossible de maintenir les jeunes scolarisés. Et sans patrimoine [foncier], nous ne pouvons pas avoir de projets, ajoute le maire. Le parking est un emplacement idéal pour construire le lycée et déménager la mairie. »
Le lieu est également surnommé « arrêt Mame Tamsir », en référence à El Hadji Tamsir Mamadou Ndiaye, imam, maître coranique et guide spirituel très important pour la communauté lébou. « Le terrain correspond à la porte de Ngor, à l’entrée du village. C’est un lieu ancestral qui dispose de protections mystiques », affirme Mame Sambou Samb, le Jaraaf de Ngor. Le chef de village, descendant direct de sa fondatrice, avait lui aussi reçu JA fin avril, dans son domicile niché en plein cœur du quartier, en compagnie de plusieurs sages de Ngor. Le nom de leur village, insistaient-ils, signifie « entière dévotion à Dieu ».
« Parce que ce lieu est sacré, il nous revient de droit, glisse le jeune frère du Jaraaf, Alassane Samb. Et, par ailleurs, nous avons besoin d’un lycée pour éduquer nos jeunes. » Les notables s’inquiétaient alors de ne pouvoir calmer ces derniers. Aujourd’hui, le mécontentement a dépassé la seule question du terrain : les habitants critiquent également l’attitude des forces de l’ordre et l’État, jugé répressif et injuste. Contactée par Jeune Afrique, la gendarmerie n’a pas souhaité s’exprimer.